mercredi 9 janvier 2019

Gilets Jaunes : réactions de Pierre Khalfa et de Jean-Marie Harribey au texte d'Emmanuel Terray

Réaction Pierre Khalfa 

Le texte d’Emmanuel Terray est très intéressant en ce qu’il montre bien, malgré lui, les impasses d’un cadre de réflexion marqué par un marxisme, qui, ici en l’occurrence, fleure bon son orthodoxie. Cela est d’autant plus surprenant qu'Emmanuel Terray a écrit par ailleurs de nombreux textes passionnants sur la question de la démocratie qui auraient dû lui permettre de mieux appréhender ce mouvement. Quelques remarques critiques donc. 

1. Julien l’indique, Emmanuel Terray assimile les employés du secteur public ou du secteur privé à une petite bourgeoisie salariée. Petits bourgeois, ils n’entrent donc pas dans un rapport d’exploitation. Les Uberisés devraient apprécier. A partir de là, il peut évidemment affirmer que la petite bourgeoisie joue dans le mouvement un rôle dominant. Assez logiquement alors, ce sont les plus petits bourgeois des petits bourgeois qui dominent, les indépendants. 


2. Une fois cela soi-disant établi, Emmanuel Terray peut ensuite tranquillement affirmer que « l’individualisme égalitaire (…) forme le fond de l’idéologie petite bourgeoise ». C’est faire deux erreurs. La première est d’opposer, de fait, l’individuel au collectif. La seconde est de penser que la question de l’égalité relève de la petite bourgeoisie alors même qu’elle a été au cœur de nombre de révoltes populaires et ouvrières, à telle point que c’est en partie sur le sens du mot égalité que le débat se noue avec les classes dominantes : égalité des chances, des conditions, égalité des droits, égalité réelle, etc. 

3. « Le refus de toute représentation, de toute délégation de pouvoir » est analysé comme la manifestation de l’idéologie petite bourgeoise. Outre que le mouvement de Poujade et le Cid-Unati, que cite par ailleurs Emmanuel Terray, démentent cette affirmation, c’est ne pas voir que ce refus est lié à la crise profonde du lien représentatif et est porteur d’exigences démocratiques vitales. 

4. Pour Emmanuel Terray, « L'hégémonie de la petite bourgeoisie indépendante se manifeste également dans les formes d'action privilégiées par le mouvement. Barrages filtrants, blocage des entrepôts, péages gratuits » et de citer les formes prises par le syndicalisme agricole à l’appui de cette affirmation. C’est ne pas voir - je reprends ici ce que j’ai écrit par ailleurs (https://blogs.mediapart.fr/pierre-khalfa/blog/191218/gilets-jaunes-reflexions-sur-le-moment-actuel) - les transformations du capitalisme contemporain qui a vu l’éclatement des chaines de valeur, une dispersion des salarié.es avec notamment la fin des grandes concentrations ouvrières, une montée régulière de la précarité. Dans des pays qui voient leur tissu industriel se déliter, le blocage de la production, arme classique du syndicalisme, non seulement devient de plus en plus difficile à mettre en œuvre au vu de l’atomisation du salariat, mais perd en efficacité.

Le mouvement des gilets jaunes s’est situé sur un autre terrain, celui du blocage des flux de marchandises avec l’occupation des ronds-points et des péages d’autoroutes. Même si dans les faits ce blocage est resté modeste, il n’en faisait pas moins peser une menace pour une économie basée sur le zéro stock et le juste à temps. 

5. Emmanuel Terray regrette que « l'entreprise n’ait jamais été mis en cause au cours du mouvement ; tout s'est passé comme si elle constituait un domaine sanctuarisé que chacun s'interdisait d’évoquer ». Le constat ne prête pas à discussion et le patronat s’en sort particulièrement bien dans cette affaire. Mais encore faut-il en indiquer la raison. L’entreprise a été hors champ des gilets jaunes car ce lieu est aujourd’hui de moins en moins un lieu de conflictualité au vu de l’éclatement du salariat. Quand la majorité des salariés se trouve dans desTPE/PME, la lutte dans les entreprises devient de plus en plus difficile, ce d’autant plus que les PME/TPE sont pour beaucoup prises dans des chaines de sous-traitance qui rendent encore plus compliquées les luttes dans l’entreprise, sans même parler du recul des droits des salariés. 

6. Mais cette situation a des causes profondes qui renvoient à l’identité même des opprimés. Emmanuel Terray fait référence au « mouvement ouvrier organisé ». Or, s’il existe encore des partis de gauche et des syndicats, « le mouvement ouvrier », comme acteur global de la transformation sociale et comme porteur d’un imaginaire social des « lendemains qui chantent », le communisme ou le socialisme, n’existe plus. La disparition d’un projet de transformation sociale, lié organiquement au prolétariat, suite à l’échec des processus révolutionnaires du siècle précédent et à l’expérience du « socialisme réellement existant », s’est combinée à la restructuration du capital, le tout sur fond de défaites sociales considérables. 

7. Cependant malgré ce cadre d’analyse, sa conclusion se veut encourageante puisqu’il considère malgré tout que « les points de convergences (avec les gilets jaunes) sont évidents […] qu’il serait aussi erroné de courir derrière le mouvement que de le rejeter sans autre forme de procès ». 

A suivre donc. 
Amicalement 

Pierre Khalfa 

Réaction de Jean-Marie Harribey

L’intérêt de ton analyse, Pierre, est d’introduire la complexité là où souvent il y a trop de simplisme. Le risque de cette introduction est de tout aplatir, de mettre tout au même niveau d’entendement, c’est-à-dire de ne plus savoir ce qui est structurellement déterminant et ce qui est largement déterminé. Déterminé ne signifiant pas moins important, surtout pour définir une stratégie. 

Par exemple, des deux séries d’éléments suivants, lequel est structurellement déterminant : le redéploiement du capital grâce à sa parfaite mobilité et la défaite cuisante du salariat, ou bien l’ouverture et la montée de multiples fronts de lutte et d’émancipation ? A mes yeux, poser la question c’est y répondre, ce qui n’implique absolument pas qu’il y ait, stratégiquement, des combats prioritaires et d’autres secondaires, et on pense aux combats pour l’émancipation des femmes, des précaires, des migrants, et pour l’écologie, etc. 

Je pense que les trois grandes défaites que le mouvement social a subies en France depuis une vingtaine d’années (2003 : retraites + service public de l’éducation ; 2010 : retraites à nouveau, sans parler de 2007 et 2013 ; 2016-2018 : deux lois travail + cheminots) se situent avant tout sur le terrain de l’affrontement travail/capital, que ce soit en termes de répartition de la valeur ajoutée ou de droits sociaux, ce qui souvent revient au même. 

L’erreur n’est donc pas analytique (c’est une lutte de classes), elle est stratégique. 

J’ai raconté plusieurs fois la rencontre Attac-Copernic/direction de la CGT en 2010. L’erreur de la CGT est absolument d’ordre stratégique et cela depuis belle lurette : elle est de vouloir cantonner une question d’ordre du choix de société à la sphère purement syndicale, désunie de surcroît. D’où défaite stratégique sur défaite stratégique. 

Dès lors, la discussion sur la sociologie du mouvement des Gilets jaunes exige de la délicatesse. Toutes les observations et tous les témoignages concordent pour décrire une composition populaire mélangeant couches du salariat paupérisé et précarisé et couches de travailleurs indépendants soumis à la concurrence et à la sous-traitance. 

Comme il n’est pas possible pour l’instant d’établir une statistique sur cette composition, il est hâtif d’en conclure une quelconque domination politique, notamment qui relèverait du poujadisme. À l’encontre de cette thèse hâtive, il y a le constat d’une évolution très rapide des revendications autour de la hausse des bas salaires, des services publics et d’une fiscalité plus juste. Autant de thèmes qui n’ont rien à voir avec le poujadisme, même si le déclencheur fut la hausse des taxes sur les carburants et que le premier réflexe (je parle pour moi) fut de demander : attention, une bataille anti-impôts ? 

La nécessaire complexité qui rendrait caduque toute analyse en termes de classes sociales serait, selon moi, une impasse. J’ai dit ailleurs tout le mal que je pouvais de la notion de classe(s) moyenne(s) en 2016 (https://blogs.alternatives-economiques.fr/harribey/2016/12/18/la-sociologie-de-cafe-du-commerce) et en 2019 (https://blogs.alternatives-economiques.fr/harribey/2019/01/05/la-sociologie-des-classes-n-est-plus-une-sociologie). 

Fondamentalement, l’éclatement du prolétariat salarié sous les coups de boutoir du redéploiement du capital et de la production de valeur, et donc de la transformation du travail, ne signifie pas la disparition de ce prolétariat salarié. 

Dans ce cadre, la notion de classe(s) moyenne(s) n’a aucun sens, sinon idéologique. D’ailleurs, le cocasse, si ce n’était affligeant, est de faire démarrer la(les) classe(s) moyenne(s) quasiment au niveau du Smic, à peine au-dessus du seuil de pauvreté à 60% du revenu médian. 

Les tenants de la « moyennisation » de la société confondent l’amélioration du niveau de vie en un siècle et demi de luttes sociales et de développement économique avec la disparition du prolétariat vendant sa force de travail. Ladite moyennisation de la société est une manière de faire disparaître les classes. 

Il s’ensuit que si la question de l’entreprise, de son pouvoir, de l’affectation des investissements n’est pas au centre de la mobilisation des Gilets jaunes, je ne pense pas que ce soit parce que l’entreprise ne serait plus le lieu de la conflictualité sociale. 

Le blocage des ronds-points et des axes de circulation des marchandises n’a pas été inventé par les Gilets jaunes et nombre de mobilisations des dernières années avaient également tenté d’utiliser ce moyen. Sans réussir à faire plier l’adversaire. 

Les Gilets jaunes ont fait un peu reculer le pouvoir. Pourquoi ? 
Parce que le besoin d’égalité était très fortement exprimé ? Un peu, oui, puisque cela exprimait le sentiment de la majorité de la population, ce qui est important dans le rapport de forces. 
Parce que la soudaineté et la violence de l’éruption a pris de court l’imposture macronienne ? Beaucoup, oui. 

Les mobilisations de 2003 et de 2010 notamment avaient mis dans la rue bien plus de personnes que les Gilets jaunes, mais sans que la question du pouvoir ne soit posée, alors que les Gilets jaunes ont ciblé le pouvoir de Macron. Certes, en oubliant, derrière lui, ses mandants du capital. 

Mais, c’est la responsabilité syndicale et politique de gauche de réunir les fils, de les retisser. À partir de quelle trame ? Bien que je constate le piétinement de la chose, je suis toujours persuadé que l’articulation du social et de l’écologie est la clé de voute d’une stratégie. D’où l’immense gâchis d’avoir instauré des taxes sans programme de transformations structurelles d’ordre social et productif. 

L’acceptation sociale de la transformation du système productif reste pour moi liée à trois choses cruciales car liées par la réduction des inégalités : 

1) l’emploi par la RTT ; 

2) la légitimation d’une sphère monétaire non marchande ; 

3) la prise en main collective des investissements de transition, ce qui implique la maîtrise monétaire (http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/arlesienne-financement.pdf, et http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/taxes-ecologiques.pdf) et une fiscalité juste. 

Enfin, sauf à considérer que les démocraties modernes peuvent se passer de toute idée et de forme de représentation, on ne peut pas voir dans la dimension de refus du politique, du syndicalisme et de toute institution quelque chose d’a priori et définitivement progressiste, même sous couvert de RIC. 

L’avenir le dira mais il y a un risque que, face à l’entourloupe macronienne du « grand débat national », il y ait une absolutisation et une idéalisation de la démocratie directe à 67 millions. 

Le principal lieu où la démocratie n’a jamais pu encore rentrer, c’est l’entreprise. Ne serait-ce pas un enjeu, même aux yeux de syndicalistes de premier plan pensant aujourd’hui que l’entreprise n’est plus un lieu de conflictualité sociale ? Je ne peux le croire... 

Amicalement. 

Jean-Marie Harribey

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