dimanche 23 juillet 2017

Notes sur « Construire un peuple » de C. Mouffe et I. Errejon, par Eugène Begoc

Publié par les éditions du Cerf, la traduction de ce livre de dialogues de 2015 a pour sous-titre « Pour une radicalisation de la démocratie ». La thèse de C Mouffe comme on sait est que « l’oligarchie » fait ressurgir le conflit à mort entre elle-même et « la multitude » ; son objet d’études est la démocratie pluraliste, dont les institutions avaient dans le passé contenu les conflits en deçà du point où chaque adversaire cherche à supprimer l’autre ; son objectif est de favoriser les populismes « de gauche », seuls à même d’infléchir la marche à l’abîme à laquelle le libéralisme condamne l’humanité ; plus précisément, elle se propose de poser les bases d’une pensée politique qui soit à même de lever l’hypothèque d’une victoire de l’oligarchie et d’œuvrer à une transformation des institutions pluralistes contre le libéralisme à visée totalitaire. 

1. Contre Habermas et Hobsbawm, l’exhumation de l’école anti-Weimar 

Dans le dialogue avec l’animateur de Podemos, la métaphore privilégiée par C. Mouffe est la substitution au conflit antogonistique – qui s’achève par la suppression d’un des deux protagonistes – du conflit agonistique – la lutte de deux athlètes. La dualité agonistique et antagonisme est explicitement empruntée à C. Schmitt, juriste allemand qui était violemment hostile à l’Etat de droit qu’entendait incarner la République de Weimar au sortir de l’Allemagne bismarckienne et de l’écrasement de la révolution spartakiste. Un chapitre entier est consacré à « penser avec et contre » C. Schmitt, signe de l’importance accordée à cette référence. D’autres travaux ont pris en compte C. Schmitt, comme ceux d’Etienne Balibar, sans lui donner ce statut théorique. 


Que recouvre la référence fondatrice à K. Schmitt chez C. Mouffe ? Enseignant en Amérique latine, elle a été tôt confrontée au déploiement du néo-libéralisme puisque ce continent en fut le territoire d’expérimentation sous les dictatures militaires péruvienne, brésilienne, chilienne et argentine. Avec E. Laclau, l’enseignante s’y donne alors pour matière à réfléchir les sorties des dictatures, plus précisément le désenchantement dans les régimes dits de transition et la malléabilité des concepts d’Etat de droit et de consensus. C’est l’époque où J. Habermas combat la postérité donnée aux travaux du juriste allemand dans le contexte créé par la réunification du peuple allemand. 

Chez C. Schmitt, la rupture entre l’Etat monarchique fort et la République de Weimar ainsi que l’état de débilité de celle-ci sont imputables à la pensée politique libérale qui a créé un dualisme dangereux société/Etat. Il développe dans l’entre-deux guerres mondiales une critique radicale de cette dualité : il n’y a pas de droit privé ni de société extérieure à l’Etat, il n’y a pas de norme juridique ou constitutionnelle délimitant l’Etat et une quelconque légitimité, seules la politique et la volonté sont fondatrices, et font – ou ne font pas – exister l’Etat. L’ensemble des concepts des Lumières et du 19ème est dans ces travaux récusé, un point qui devrait inciter à ne pas négliger les travaux de J. Habermas dans la polémique qu’a engagée avec lui C. Mouffe. 

Dans ses propres travaux, C. Mouffe soulève une difficulté qu’il faudrait s’attacher à résoudre. Cette difficulté ressort de l’affirmation « le libéralisme a toujours été incapable de comprendre le nationalisme, du fait que cela concerne des sujets collectifs » (page 95). 

Historiquement, l’auteure ne peut pas soutenir le propos. En effet, tout au long du 19ème siècle, le libéralisme politique a contribué, contre les propriétaires fonciers, à borner des pouvoirs monarchiques qui se sont maintenus bien après l’essor de la grande industrie ; la constitution d’économies nationales et l’établissement de l’Etat-nation sont allés de pair et les courants libéraux ont joué un rôle de premier plan dans la constitution de l’Etat-nation comme modèle politique et dans son universalisation. 

On doit concéder à C. Mouffe que peu de critiques de gauche du libéralisme politique anticipaient il y a seulement trois ou quatre décennies que perdureraient – ou renaitraient – les références d’aujourd’hui aux nations comme communautés politiques. Ce « nationalisme » revitalisé a-t-il la force qu’il eut au temps de l’encadrement et de la centralisation des marchés par les Etats-nations unitaires alors en formation ? C. Schmitt a répondu oui de ses premières publications de travaux de 1927 à son décès en 1985 ; C. Mouffe répond dans le même sens pour les besoins de sa réponse, qu’elle veut « postmarxiste », à la crise de la démocratie pluraliste, faire advenir un populisme de gauche. 

Avec Éric Hobsbawm (Nations et nationalisme depuis 1780 – Ed. Gallimard – 1992), on peut à l’opposé s’attacher à rechercher le moteur de cette résurgence inattendue de mouvements nationalistes depuis la fin des années 68. Il s’agit alors de les caractériser. Pour l’historien qui avait invité E. Laclau à travailler à Oxford en 1969, « les mouvements nationalistes caractéristiques de la fin du 20ème siècle sont essentiellement négatifs (…) héritiers de mouvements de petites nationalités contre les empires (…) contre des modes d’organisation politique considérés comme historiquement désuets, au nom d’un modèle de modernité politique, l’Etat-nation (…) Ce qui alimente ces réactions défensives, contre des menaces réelles ou imaginaires, c’est une combinaison de mouvements internationaux de population et de transformations socio-économiques ultra-rapides». 

Dans cette direction de travail, la question cesse de simplement s’extraire de l’épuisement démocratique des Etats contemporains et de ne le faire qu’en réhabilitant contre le consensus la conflictualité en politique. Beppe Grillo en Italie suit cette ligne de conduite dont on voit bien qu’elle se place sur une ligne de crête entre droite et gauche. Revitaliser le sentiment d’appartenance à la communauté nationale expose tout simplement à cohabiter avec des courants réactionnaires voire avec les nouvelles extrêmes droites et nouvelles droites qui pullulent en Europe. 

2. Quel anti-libéralisme favoriser ? 

Un problème que soulèvent les travaux de C. Mouffe tient au bon accueil qu’ils reçoivent, aux causeries plutôt neutres auxquelles se livrent Podemos ou le Parti de gauche, quand R. Martelli se prête aux dissertations sur la conception de gauche du peuple et de la nation. Au nom de l’efficacité contre le radicalisme contemporain du « libre échange », le politique, l’État sont portés à l’absolu : derrière les « nous on peut » néokeynésiens, derrière l’exaltation du décisionnisme en toutes matières, tout se trouve rabattu sur la scène de la « révolution citoyenne », c’est-à-dire prosaïquement les jeux médiatico – électoraux. 

Les mutations du travail et de ce qui fait société et humanité sont reléguées au statut d’objets passifs du volontarisme étatique, magma en quelque sorte d’où toute dynamique de confrontations sociales aurait reflué. 

Nous sommes sommés d’évacuer de notre conception du monde, de notre stratégie et de nos objectifs politiques toute dimension se rapportant à la société civile au sens de Hegel, soit encore le « développement des forces productives » pris – à juste titre – comme hypothèse stratégique par une part des écoles marxistes. Ne perdurent chez nos contradicteurs que l’État et la société politique à la direction desquels ils postulent. 

La redécouverte complaisante d’un juriste théoricien de l’Etat-nation unitaire fort, C. Schmitt, pointe le risque d’un flottement de l’anti-libéralisme de gauche vingt ans après l’émergence de l’altermondialisme. Or le Brexit, la victoire du First America, « la reconstruction de l’Etat » qu’engage le binôme Macron-Philippe sont autant de symptômes des impasses et des coups de force de cercles dirigeant aujourd’hui divisés quant aux politiques possibles. L’instrumentation des nationalismes est un des remèdes auxquels tentent souvent de recourir des pouvoirs fracturés. Y répondre n’est pas l’axe de travail des laudateurs de C. Mouffe, ni même de celles et ceux qui s’inscrivent dans l’espace mental de cette auteure. 

Argumentant en Espagne et en France contre les social-démocraties européennes en reflux, C. Mouffe garde en toile de fond des lectures contestables de Gramsci dans lesquelles la société civile – familles, églises… - est comme l’Etat du domaine de l’idéologie, du domaine de la superstructure : la dette de l’auteure avec la thèse althussérienne des appareils idéologiques d’Etat est indéniable. 

Le moment actuel serait donc celui où se joue dans le camp anti-libéral la balance coercition / consentement : de là l’éloge intemporel du dissensus, de l’intervention en ordre rangé dans le champ électoral, hégémonie anti-libérale contre hégémonie néo-libérale. De là encore la revendication de dépassement du « marxisme » puisque, faits partiels mais en partie tangibles, la classe ouvrière n’a pas été l’acteur d’une révolution décisive, et que sa fragmentation dans le capitalisme qui perdure atteint un degré préoccupant. La lutte des classes serait en voie de céder le pas aux luttes citoyennes de la multitude faisant l’unité du « nous » contre l’infime minorité de « l’oligarchie ». Tel est le sens du sous-titre rajouté pour les besoins de la traduction française mise en librairie en avril 2017. 

3. Le point aveugle du « populisme de gauche » : les menaces d’État fort 

Les lectures paresseuses de Gramsci mises en cause ici, au-delà de leur utilisation par C. Mouffe, piègent le débat à gauche dans au moins deux apories. La première a été tôt formulée par Chevènement. C’est dans la forme de l’Etat nation que s’est déployée la démocratie contemporaine ; l’espace national est par essence l’espace démocratique. 

La seconde est l’effacement de l’acteur : sous couvert de translation du salariat au précariat, et parce que les contestations que suscite la reproduction forcenée du capitalisme se déploient bien au-delà du seul terrain de la production et du conflit salaires – profits, l’acteur serait «la multitude » se constituant en peuple contre le « système », contre « l’oligarchie ». 

Les exemples italiens, espagnols et français montrent à l’envie que les percées médiatiques et électorales des stratégies « populistes de gauche » n’évitent pas les cheminements chaotiques. 

Le plus important des écueils pour ce post-marxisme revendiqué est que le populisme – procédé plus que stratégie ou projet – a jusqu’à présent invariablement servi le réagencement des cercles dirigeants. Les post-marxistes de 2017 démentiront-ils ces précédents ? Au centre des activités étatique s occidentales depuis de longues années, une audace néo-conservatrice qui s’accomode parfaitement des valeurs de la souveraineté nationale et du politique ritualisé, commémorations et grandes opérations médiatico-électorales confondues. C’est ce néo-conservatisme qu’il faut mettre en échec, et pour cela un bilan des décennies de stratégies étatico-électorales est indispensable. 

Pour sortir de la dualité coercition / consentement, une stratégie assurant la primauté des expériences et décisions impliquant le plus grand nombre est l’unique voie envisageable. Transformé par le féminisme et par l’altermondialisme, le mouvement ouvrier joue un rôle pivot. 

Peut-on sortir du productivisme sans l’intervention des productrices et producteurs ? Concevoir d’autres pratiques sociales, résorbant le matérialisme hédoniste de la société de consommation, reconstruisant sens et activités quotidiennes, sans le salariat ? Démocratisera-t-on radicalement la démocratie sans remettre en cause la sclérose avancée des cadres démocratiques des Etats nations européens, et donc sans construire activement des démocraties locales, régionales, trans-frontières et européennes ?

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