samedi 2 septembre 2017

L'heure est à l'autogestion, par Yvan Craipeau (1977)

Le texte ci-dessous d’Yvan Craipeau (1) paru dans Tribune Socialiste le journal du PSU date de quarante ans (n° 741 12 au 18 mai 1977) et développe l’idée que « l’autogestion est au cœur des débats du mouvement ouvrier ». A l’époque cette thématique lancée initialement, outre quelques intellectuels militants de renom, par le PSU et quelques groupes d’extrême gauche mais aussi par la grande organisation syndicale qu’était la CFDT et avait même était reprise, certes formellement et de façon déformée et édulcorée, par le PS et interrogeait aussi le PCF ! 

C’était un autre siècle, un autre monde aussi que les moins de soixante ans auraient du mal à imaginer ; un monde où l’espoir de « changer la vie » semblait pour beaucoup de militant-e-s à portée de nos luttes. Bref un des buts de notre Réseau n’est pas uniquement la nostalgie mais en publiant des textes souvent inconnus pour les jeunes générations de rappeler que connaitre ce qui était à l’ordre du jour hier ne devrait pas seulement être utile pour les livres d’histoire, mais , soyons fous, donner aussi quelques idées pour nos combats d’aujourd’hui qui, sans perspective d’un autre monde à construire, ne peuvent pour l’essentiel que reste défensifs. 


Henri Mermé (assumant totalement sa nostalgie)


Dans Tribune socialiste n° 739, du 1er mai 1977, Yvan Craipeau rappelait l’histoire de l’autogestion — ou, plutôt, l’histoire des aspirations socialistes, « autogestionnaires-sans-le-savoir » puisque le mot lui-même n’existait pas — avant mai 68. Et après ? Yvan Craipeau montre ici comment s’est affiné et précisé un thème qui est désormais au coeur des débats du mouvement ouvrier.

La référence à l’autogestion symbolise en mai 1968 les aspirations des travailleurs à prendre en main leurs propres affaires. Dans l’entreprise et la production, mais aussi dans la vie quotidienne. Elle recoupe des aspirations semblables à l’Université, à l’école et dans tous les secteurs d’activité. 

C’est sans doute à Nantes que l’alliance des ouvriers, des étudiants et des paysans travailleurs s’affirme alors avec le plus de force et préfigure, pendant quelques jours, le pouvoir des travailleurs. 

Mais c’est encore une notion confuse. Elle se définit avant tout négativement — en opposition au réformisme qui vise à la gestion de l’Etat bourgeois, en opposition au socialisme autoritaire et productiviste qui vise à l’étatisation des structures économiques et à la main-mise du parti (ou des partis) sur l’Etat. Elle refuse le « modèle » du prétendu socialisme des pays de l’Est, où les travailleurs sont privés de tout pouvoir, mais ne se reconnaît pas non plus dans le « modèle » yougoslave, où « l’autogestion » se résume au pouvoir des technocrates. 

Pour les militants de la CFDT, son contenu positif est lié à leurs propres aspirations à changer la nature même des rapports sociaux — par la remise en cause de la hiérarchie et de la division capitaliste du travail —, la nature des rapports de production, la nature de la production elle-même, la nature de l’école et des appareils d’Etat. Mais tout cela reste vague. 

La CFDT s’efforcera de le préciser après 1968, notamment au congrès de Nantes (1970). Il faut d’abord dégager l’autogestion des mythes proudhoniens de « l’atelier à l’ouvrier » : il ne s’agit pas de faire des travailleurs les « propriétaires » de leur usine, mais de mettre sous leur contrôle l’ensemble des moyens de production. L’autogestion ne s’oppose pas à la « planification démocratique », mais elle précise ce que signifie une planification « démocratique ». Par là même, elle pose le problème du pouvoir. 

C’est ce que rappelle Krumnov au congrès de la CFDT à Nantes : « // n’y aura pas plus de planification démocratique que d’autogestion dans le cadre de la société capitaliste... pour tout cela, il faudra que la rupture soit radicale au point qu’on pourrait se poser la question pourquoi, au moment des mesures à prendre, nous arrêter à michemin et surtout pourquoi ce serait à nous, syndicalistes, de tracer les mi-chemins plutôt que d’avancer très clairement l’ensemble des exigences que nous portons pour le socialisme démocratique que nous voulons ». 

Du même coup apparaissent les objectifs nouveaux de la planification : la satisfaction des besoins réels et non le taux de croissance. « Le taux de croissance, n’est-ce pas déjà une notion totalement dénaturée, additionnant pêle-mêle les richesses et les gaspillages d’un pays... Nous craignons que dès qu’on se laisse aller, si peu que ce soit, à la séduction du développement de la société industrielle en tant que telle, commence la complicité avec ceux qui sacrifient l’humain au développement du système. » (Krumnov) 

Au PSU : contrôler aujourd’hui pour décider demain L’autogestion ne peut pas être octroyée. 

Le PSU depuis 1968 a mis au centre de son action la lutte pour le contrôle ouvrier, c’est-à-dire pour la prise de contrôle par les travailleurs (rendements, conditions de travail...) L’idée a fait son chemin. Mais c’est en décembre 1972 que le congrès de Toulouse fait progresser réellement l’idée de l’autogestion socialiste. Pas sans conflits internes — contre Chapuis, qui voulait seulement montrer qu’une société autogestionnaire était possible en présentant un « projet de société » idéale, et surtout contre Rocard, pour qui l’Etat est un appareil neutre,  au-dessus des classes. 

Le Manifeste « Contrôler aujourd’hui pour décider demain » replace l’autogestion dans la lutte des travailleurs, aujourd’hui pour le contrôle, demain pour le pouvoir, ensuite pour maintenir leur pouvoir contre la bureaucratie et la technocratie : « L’autogestion ne sera pas octroyée. Elle sera petit à petit imposée par les travailleurs et définie par l’expérience même de leurs luttes et de leurs réalisations, en fonction du développement de leur prise de conscience. Le risque subsistera longtemps de la création d’une nouvelle classe privilégiée d’origine soit technocratique, par sa puissance au sein des directions d’entreprises, soit bureaucratique, par sa relation avec les appareils politiques et administratifs. » 

Le Manifeste souligne la nécessité des conseils ouvriers et des comités populaires : « L’autogestion n’est possible qu’après la prise du pouvoir par les travailleurs et le renversement de l’Etat capitaliste. L’objectif prioritaire est l’appropriation collective des moyens de production et aussi de distribution... Cela ne résout aucun des problèmes fondamentaux que se posent les travailleurs, mais permet de créer les conditions d’un bouleversement possible des rapports de production et des rapports sociaux. » 

Mieux que dix manifestes, la lutte exemplaire des travailleurs de Lip va, en 1973, en faire la démonstration. Krumnov en résume ainsi l’importance : « Ce qui est le plus percutant dans le conflit de Lip n’est pas l’ampleur de la solidarité ou la constante recherche de l’unité d’action, mais la prise de pouvoir des travailleurs en grève sur une partie de l’instrument de production. C’est la première fois que des travailleurs ont décidé de s’approprier une partie de l’actif de l’entreprise et de le gérer en fonction de leurs besoins (ou plutôt de leur survie) avec une telle ampleur. Tout d’abord par la voie très classique de l’occupation de l’entreprise, mais surtout en prenant possession des stocks de montres, de pièces détachées et en décidant de continuer la production et d’en assurer la vente à leur profit. Rarement la prise de pouvoir collective des travailleurs est allée si loin. C’est à partir de ces initiatives nouvelles, en mettant en cause la légalité capitaliste, en mettant en place, de fait, une légalité et un pouvoir ouvriers, que les travailleurs de Lip ont ouvert une brèche et indiqué une direction stratégique. » 

Une idée contagieuse 

Cette stratégie autogestionnaire n’a évidemment rien de commun avec la caricature que donne de l’autogestion le Parti socialiste — resucée de la cogestion allemande et de la « participation ». Comme le socialisme et le communisme, l’idée de l’autogestion est récupérée, précisément parce qu’elle correspond aux aspirations des masses populaires. 

Les sondages ont montré que la majorité des ouvriers et des jeunes se reconnaissaient dans la lutte des Lips. Des dizaines d’entreprises suivent l’exemple de Besançon. Mais les aspirations autogestionnaires ne s’expriment pas seulement dans les entreprises. Elles progressent au niveau des municipalités, suivant l’exemple de Louviers. Les anciennes associations familiales se transforment : locataires et habitants de quartiers prennent en charge leurs problèmes. Les femmes et les jeunes retrouvent, à l’occasion, les motivations et les espoirs de 1968. Les soldats constituent leurs comités et commencent à exiger leur droit à se syndiquer. Les minorités nationales s’expriment et réclament le droit des populations à l’autodétermination. Les écologistes dénoncent les nuisances de la production capitaliste et invitent la population à réagir... 

Vers une puissante force politique autogestionnaire 

Les élections municipales ont révélé la force de ce courant, encore hétérogène et confus, et ses tendances communes : l’espoir en un changement de société et de pouvoir, l’aspiration à la démocratie directe, la volonté d’unité contre la droite mais aussi la défiance à l’égard de la gauche traditionnelle. 

L’intervention des militants autogestionnaires dans la crise politique et sociale de 1978 en décidera pour une bonne part l’issue : ou bien un simple changement gouvernemental, ou bien une avancée vers le pouvoir des travailleurs et le socialisme. 

Regrouper dans l’action les militants du courant autogestionnaire, les aider à élaborer ensemble un programme cohérent et une stratégie : telle est la tâche principale du moment. Le congrès du PSU de Strasbourg en a défini les moyens. Il s’agit de préparer, à terme, l’émergence d’une force politique autogestionnaire capable de peser efficacement sur les événements. Non pas un parti qui cherche à prendre le pouvoir et à diriger les travailleurs, mais un intellectuel collectif qui leur permette de se diriger eux-mêmes. 

Yvan Craipeau

(1) Yvan Craipeau est un militant d’origine trotskyste, secrétaire de Trotsky en 1933 ayant joué un très grand rôle dans la Résistance pendant la seconde guerre mondiale. Elu secrétaire général du Parti Communiste Internationaliste ( PCI ) à la Libération et favorable à un rassemblement large il sera rapidement mis en minorité pour « déviation droitière ». Après sa rupture avec le mouvement trotskyste il participa à divers regroupements de la gauche critique et participa à la fondation du PSU dans lequel il fut un des principaux animateurs. Il a aussi écrit plusieurs livres en particulier de critique de « ces pays qui se disent socialistes ». Pour les amateurs de l’histoire du mouvement ouvrier on peut conseiller la lecture de son livre « Mémoires d’un dinosaure trotskyste » que l’on doit encore trouver en librairie. 

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