mardi 22 août 2017

" Le concept de l’autogestion, aujourd’hui, c’est l’ouverture vers le possible". Problèmes théoriques de l'autogestion, par Henri Lefebvre (3ème partie)

Le 22 mars et le 27 juillet ont été mises en ligne les deux premières parties de l’article inaugural de la revue Autogestion : elles mettent radicalement à distance les conceptions qui bornent l’ambition à gauche à démocratiser la politique, à changer les représentants et les orientations de l’Etat. 

La troisième partie développe les implications stratégiques de l’hypothèse autogestionnaire. Avec une innovation explicite par rapport aux traditions majoritaires : « dès lors que l'on conteste les institutions étatiques et bureaucratiques, ou le monde généralisé de la marchandise, comment ne pas évoquer ce qui pourrait les remplacer ? » 

Eugène Bégoc

 III. – LA PROBLEMATIQUE DE L'AUTOGESTION 

Nous savons qu'elle naît spontanément, mais qu'elle ne naît pas n'importe où, n'importe comment. Au contraire. Nous avons peut-être réussi à localiser cette naissance, à définir certaines conditions. Il lui faut une conjoncture, un lieu privilégié. Or, il ne lui suffit pas d'apparaître pour que surgisse devant elle une voie royale, un chemin tracé d'avance. 


En quelque lieu et instant que l'autogestion se manifeste spontanément, elle porte en elle sa généralisation et sa radicalisation possibles ; mais du même coup elle révèle et cristallise devant elle les contradictions de la société. La perspective optimale et maximale aussitôt ouverte, c'est le bouleversement de la société entière, la métamorphose de la vie. 

Mais pour que l'autogestion se raffermisse et s'étende, il lui faut occuper les points forts de la structure sociale qui se raidissent aussitôt contre elle. De secteur privilégié, il lui faut devenir ensemble, globalité, «système». 

Dur cheminement le long duquel il peut arriver que l'autogestion entre en conflit avec elle-même. N'est-il pas besoin, pour gérer un domaine ou une entreprise, à plus forte raison une branche industrielle, de compétences, d'experts, de comptables, de techniciens ? 

Ainsi tend à se constituer, à l'intérieur de l'autogestion, une bureaucratie qui la nie par essence, qu'elle doit résorber sous peine de se démentir. 

La contradiction principale que l'autogestion introduit et suscite, c’est sa propre contradiction avec l'Etat. Par essence, elle met en question l'Etat en tant que puissance contraignante, érigée au-dessus de la société entière, captant et accaparant la rationalité inhérente aux rapports sociaux (à la pratique sociale). 

Dès que pointe au ras du sol, dans une fissure, cette humble plante, l’énorme édifice étatique est menacé. Les hommes de l’Etat le savent, l’autogestion tend à remanier en fonction de son développement l'Etat, c’est-à-dire à le mener vers son dépérissement. Elle avive toutes les contradictions au sein de l’Etat, et notamment la contradiction suprême, exprimable seulement en termes généraux, philosophiques, entre la raison d'Etat et la raison humaine, c’est-à-dire la liberté. 

Pour se généraliser, pour se changer en « système », à l'échelle de la société entière - unités de productions, unités territoriales, instances et niveaux dits supérieurs y compris - l'autogestion ne peut éviter le heurt avec le système « étato-politique ». Quel que soit le « système » du moment qu'il y a encore système étatique et politique. 

L’autogestion ne peut éluder cette dure obligation : se constitue en pouvoir qui ne soit pas étatique. Elle devra affronter un Etat qui, même affaibli, même ébranlé, même dépérissant dans le sens annoncé par Marx, pourra toujours tenter de se raffermir, de consolider son appareil propre, de changer l'autogestion en idéologie de l'Etat pour la réprimer dans la pratique. 

L’Etat, bourgeois ou non, oppose par essence un principe centralisateur au principe de l'autogestion, décentralisateur, agissant de la base au sommet, de l'élément à la totalité. 

Par essence, le principe étatique tend à limiter le principe de l'autogestion, à réduire ses applications. Ne serait-ce pas une des principales contradictions de notre histoire, un moment dialectique nouveau, à peine commencé ? 

 L'autogestion doit aussi affronter et résoudre, les problèmes de l'organisation du marché. II n'entre pas dans son principe ni dans sa pratique de nier la loi de la valeur. On ne prétendra pas en son nom « transcender » le marché, la rentabilité des entreprises, les lois de la valeur d'échange. Seul l’étatisme centralisateur a eu cette ambition démesurée. 

L'autogestion ne tend que dans une conception étroite et condamnée à dissoudre la société en unités distinctes, les communes, les entreprises, les services. Dans une conception élargie, il convient de proposer et d'imposer des modalités de l’autogestion à tous les niveaux de la pratique sociale, y compris les organismes de coordination. 

Le principe de l’autogestion ravive la contradiction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. Il « est » valeur d’usage des êtres humains dans leurs rapports pratiques. Il les valorise contre le monde de la marchandise, sans pour autant nier ce que ce monde eut des lois qu’il faut maîtriser et non pas négliger. Limiter le monde des marchandises ne signifie pas que l’on prétende s’en affranchir par magie. Ce qui permettrait de donner un contenu aux projets de planification démocratique, mettant au premier plan les besoins sociaux formulés, contrôlés, gérés par les intéressés. 

L’organisation du marché et la planification démocratique ne peuvent aller sans risques. Le principe de l'autogestion implique refus d'une « co-gestion » avec un appareil économique, avec une bureaucratie planificatrice. Il exclut la rechute vers le capitalisme, en se contentant d’une part accordée aux travailleurs et qui leur serait vite déniée. 

Le concept de l’autogestion a par conséquent en lui-même et par lui-même une portée critique. Cette portée critique est capitale et décisive. Dès que quelqu'un conçoit l'autogestion, dès qu’il pense sa généralisation, il conteste radicalement l'existant depuis le monde de la marchandise et le pouvoir de l'argent jusqu'au pouvoir d'Etat. Devant cette réflexion se révèle le caractère véritable des institutions et aussi du monde de la marchandise. Inversement dès lors que l'on conteste les institutions étatiques et bureaucratiques, ou le monde généralisé de la marchandise, comment ne pas évoquer ce qui pourrait les remplacer ? 

Dès que l'autogestion apparaît spontanément, dès que pensée la conçoit, son principe ébranle le système entier de l’établi, ou les systèmes. Mais ce principe est aussitôt mis en question lui-même et tout cherche à l'accabler. 

 Si nous essayons de mettre en forme ces réflexions, nous proposerons les formules qui suivent : 

a) L’autogestion naît et renaît au sein d'une société contradictoire, mais qui tend, sous diverses actions (celle de l’Etat, celle des techniques et des bureaucraties et technocraties) vers une intégration globale et une cohésion fortement structurée. L’autogestion introduit et réintroduit la seule forme de mouvement, de contestation efficace, de développement effectif dans une telle société. Sans elle il n’y a que croissance sans développement (accroissement quantitatif de la production, stagnation qualitative de la pratique et des rapports sociaux). En ce sens, l'idée de l'autogestion coïncide avec celle de la liberté. Elle est son essence théorique, concentrée aujourd'hui et identifiée avec une notion pratique et politique. 

b) L'autogestion nait de ces contradictions, comme tendance à les résoudre et à les surmonter. Elle nait en tant que forme actuelle et universelle (bien que non exclusive d'autres formes) de la lutte des classes. Elle ajoute aux contradictions de la société où elle naît une contradiction nouvelle – essentielle, principale, supérieure – avec l’appareil d’Etat existant, qui se prétend toujours seul organisateur, seul rationnel, seul unificateur de la société. 

c) L’autogestion tend donc à résoudre la totalité des contradictions diverses en les surmontant dans une totalité nouvelle, mais au cours d’un paroxysme théorique et pratique, en poussant à bout et jusqu’à son terme dialectique l’ensemble de ces contradictions. Ce qui suppose un moment historique, une conjoncture favorable. 

d) L'autogestion doit s'étudier de deux façons différentes : en tant que moyen de lutte, frayant le chemin - en tant que moyen de réorganisation de la société, la transformant de bas en haut, de la vie quotidienne à l’Etat. Son principe implique son extension à tous les échelons de la société. A ce processus s'opposeront des difficultés et des obstacles d'autant plus grands qu'il mettra en question des échelons supérieurs de la société, les instances. Il ne faut jamais oublier que la société constitue un tout et ne consiste pas en une somme d’unités élémentaires. 

Une autogestion, même radicalisée, qui ne s’instaurerait que dans des unités partielles sans atteindre le global, se vouerait à l’échec. Or le global comporte le niveau des décisions stratégiques, de la politique, des partis. Il convient de revoir en fonction de l’autogestion radicalisée et généralisée les concepts et les pratiques de la représentation, de l’élection, de la délégation de pouvoirs, du contrôle démocratique « par le bas ». L'Etat ne pouvant coexister pacifiquement avec l’autogestion radicalisée et généralisée, celle-ci doit le soumettre au contrôle démocratique « de la base ». 

L'Etat de l’autogestion, c'est-à-dire l'Etat au sein duquel l'autogestion s'élève au pouvoir, ne peut être qu'un Etat dépérissant. Par conséquent, le parti de l’autogestion ne peut être que le parti qui mène la politique vers le terme et la fin de la politique, par-delà la démocratie politique. 

CONCLUSIONS (provisoires) 

Le principe de l'autogestion serait-il un idéal, noyau rationnel et contenu enfin clairement discernés de l'idéal démocratique ? Certes, mais l'autogestion n'est pas seulement un idéal. Qu’à chaque moment, à chaque occasion favorable, elle entre dans la pratique, c'est une expérience fondamentale de notre époque. 

Le projet de l'autogestion généralisée serait-il une idéologie ? Nous y verrions plutôt une connaissance théorique, aussi dégagée que possible de l'idéologie, encore qu'un tel « dégagement ›› ne soit qu'une limite. Nous y verrions la forme actuelle de la science de la liberté. 

Serait-ce une utopie ? Non, pour autant que cette conception n'évoque pas l'image d'une explosion spontanée, d'une effervescence enflammant la société entière, mais plutôt d'une longue suite, d'un long processus. L’autogestion pourra n’être qu’un élément d’une stratégie politique, mais ce sera l’élément essentiel sans lequel le reste ne vaudrait rien et qui valorisera le reste. 

Le concept de l’autogestion, aujourd’hui, c’est l’ouverture vers le possible. C’est la voie et l’issue, la force qui peut soulever les poids colossaux qui pèsent sur la société et l’accablent. Elle montre le chemin pratique pour changer la vie, ce qui reste le mot d’ordre et le but et le sens d’une révolution. Par elle seulement les membres d'une libre association peuvent prendre en main leur propre vie, de sorte qu’elle devienne leur œuvre. Ce qui se nomme aussi : appropriation, désaliénation. 

S’agirait-il donc d'un cas particulier de ce que Henri Desroche nomme subtilement « ucoopie », c’est-à-dire d’une utopie socialisante et pratiquante ou pratiquée (Esprit février 1966) ? Oui, si par ce vocable on entend que la théorie et la pratique tentent l’impossible, à tel moment, dans telle conjoncture, pour préparer par une action et une pensée concertées le moment déconcertant et la conjoncture qui changeraient cet impossible en possibilité. 

Non, si Henri Desroche entend par ce terme ingénieux une simple version moderne de l'utopie et de l'uchronie. Au surplus, Desroche a fort bien saisi comment la perspective et la prospective socialistes se joignent au concept de l'autogestion radicalisée et généralisée. Ne reprend-il pas, en conclusion de son étude, en l'acceptant malgré quelques réticences, la définition programmatique d’un socialisme par un dense réseau d’organismes de base plus des machines électroniques ? 

Le réseau d’organismes d’autogestion dans les unités de production et les unités territoriales assurerait l’expression des besoins sociaux, le contrôle social de la production. Sans ce réseau, l’électronique et la cybernétique appliquées à la gestion de l’économie donnent le pouvoir aux technocrates, programmateurs des machines et se servant de leurs moyens pour manipuler les hommes. Sans les machines, la démocratie risque de se confondre avec l’inorganisation économique et sociale, de ne pas dépasser la démocratie politique, de ne pas réaliser les possibilités de l’autogestion.

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