mardi 11 décembre 2018

Les enjeux d'une explosion sociale, par Arthur Leduc


On peut faire le constat d'une crise politique majeure, une véritable crise de régime. Alors que le pouvoir avait tenu droit dans ses bottes face aux manifestations contre la loi travail, face aux mobilisations des cheminot-e-s, pour la première fois, il recule. Même si c'est pour lâcher des miettes, c'est symbolique de la peur qui a saisi le pouvoir. Peur qui se voit aussi dans les flottements, les contradictions dans les annonces faites pour essayer de mettre fin à la situation.

On a donc sous les yeux une véritable explosion sociale. Cela se traduit par une radicalisation de la répression, des menaces de recourir à l'armée et à l'état d'urgence. Il y a une véritable fuite en avant répressive qui vise a écraser les mobilisations et qui révèle une aggravation autoritaire très dangereuse. Mais la possibilité de la chute de Macron est réelle d'autant que des secteurs de l'appareil d'État semblent fragilisés avec une « grogne » chez les policierˑeˑs et des arrêts maladies en cascade chez les CRS. Les préfets eux-mêmes expriment quasi-publiquement des inquiétudes ce qui est révélateur de la crise du pouvoir.


On peut donc passer très vite dans tout autre chose avec un niveau d'enjeux politiques beaucoup plus élevés et des possibilités radicales, le meilleur comme le pire.

L'événement central de la situation est bien évidemment le mouvement des Gilets Jaunes.

1 / Les Gilets Jaunes (GJ) :

C'est un mouvement profondément populaire. Les quelques analyses sociologiques (encore très impressionnistes) montrent une présence massive d'ouvrierˑeˑs et d'employéˑeˑs avec aussi des professions intermédiaires et des petits patrons. La présence féminine est importante. C'est donc une France populaire majoritairement salariée qui s'est mobilisée, mais pas toute la France populaire comme le montre l'absence de mobilisations GJ dans les quartiers populaires.

Mais il ne faut pas voir dans ce mouvement la France du périurbain et des campagnes contre la France des villes. D'une part parce que la précarité et la pauvreté sont plus importantes dans les villes que dans le périurbain et le rural, d'autre part parce que tout le périurbain et tout le rural ne sont pas marqués par la précarité et la pauvreté.

Il s'agit surtout de la mobilisation d'une partie des excluˑeˑs de la mondialisation dans le périurbain et les banlieues résidentielles contre ce que Macron incarne : libéralisme débridé, finance incontrôlable et, encore plus décisif à mes yeux pour comprendre le déclenchement des GJ, mépris de classe qui s'exprime sans honte aucune. Macron incarnant cela, il cristallise une véritable haine.

Au cœur de la situation actuelle on trouve le sentiment d'une injustice profonde. La focalisation initiale sur la taxe sur les carburants a pu faire penser à un mouvement principalement anti-fiscal. Mais très vite, la question de l'injustice fiscale est devenu la question centrale. Deux écueils à éviter dans l'analyse du mouvement : le mépris de classe et une vision misérabiliste des couches populaires qui voient un mouvement forcément manipulé, ici par l'extrême droite ; une vision « populiste » qui voit forcément le bon et le vrai dans le populaire.

On trouve une grande hétérogénéité d'idées chez les GJ, entre les régions mais aussi à l'intérieur d'un même barrage. La présence de l'extrême droite est réelle dans certains endroits. Il y a eu des actes homophobes, racistes. Il y a des idées complotistes qui se diffusent parmi les GJ. Mais les thématiques abordées insistent de plus en plus sur la question sociale et la répartition des richesses. On retrouve cet aspect dans le « programme » des GJ : on a des propositions sociales fortes mais on trouve aussi une proposition anti-migrantˑeˑs et une proposition assimilationniste. Cette hétérogénéité ambiguë se situe dans un contexte international favorable à l'extrême droite.

C'est un mouvement révélateur de la crise de la politique et de la crise de la gauche politique et sociale. Il y a un discrédit total des forces politiques qu'elles soient ou non liées au pouvoir. La démocratie représentative et la Vème République apparaissent à bout de souffle.

La gauche est frappée de plein fouet par cette crise d'autant plus que le PS a mené des politiques néolibérales violentes et que le PC n'organise plus les couches populaires. La FI, qui a su capter une partie du vote populaire, n'a pas remplacé ce vide. De plus, les organisations syndicales ne semblent plus du tout à même de représenter et structurer les couches populaires.

La restructuration néolibérale de l'économie a entraîné une perte d'influence majeure des syndicats : toute une partie du salariat ne se sent plus du tout concerné par les syndicats d'autant plus que des syndicats ont mené des stratégies d'accompagnement des politiques néolibérales.

Ce mouvement des GJ est donc aussi le fruit de nos échecs.

Dans ce contexte, nos tâches sont très importantes car les potentialités sont immenses et en même temps il y a de lourds dangers. Si l'extrême droite arrive effectivement à imposer son hégémonie sur les GJ, ce sera alors une voie royale pour elle et la possibilité d'un processus de fascisation étant donné qu'il y a très clairement une crise dans la capacité de la bourgeoisie à maintenir son hégémonie sur la société. Dans le cas de l'effondrement du mouvement par épuisement, le désespoir sera encore plus grand et là encore l'extrême droite ne pourra qu'en profiter. Enfin, en cas d'écrasement du mouvement par la répression, une transformation de plus en plus autoritaire de l'État sera à l'œuvre, facilitant là-aussi de possibles processus fascistes.

Mais une portée progressiste des mobilisations est envisageable à condition que les militantˑeˑs progressistes interviennent en direction des GJ. C'est compliqué mais il y a des points d'appui pour le faire.

D'une part, l'affrontement avec l'État et des phénomènes d'auto-organisation peuvent entraîner des expériences politiques rapprochant certainˑeˑs GJ de la gauche radicale.

D'autre part, la question de l'injustice est un point d'entrée pour nous : la question de l'injustice fiscale et la question symbolique de l'ISF sont fondamentales dans cette perspective d'autant plus que l'extrême droite n'est pas du tout à l'aise sur ce terrain. Nous avons sous estimé l'importance de ce sujet pour les couches populaires dans nos matériels et nos activités politiques. Il nous faut dénoncer fortement la TVA et les taxes sur la consommation qui sont injustes et valoriser les impôts progressifs. Ça doit devenir central dans nos discours. Et on sera beaucoup plus crédibles sur les thèmes de la fiscalité et de la transition écologique. Nous pouvons aussi entrer par la question de la démocratie active car il y a un fort potentiel de remise en cause des institutions de la Vème République. On voit ainsi apparaître des appels à des assemblées populaires parmi des GJ.

L'hégémonie d'extrême droite n'est donc pas du tout une fatalité à condition que les organisations progressistes soient à la hauteur en particulier celles de la gauche radicale. Mais cette hégémonisation progressiste potentielle (pas au sens d'une mainmise organisationelle, qui n'est ni souhaitée - c'est un euphémisme - ni souhaitable et sûrement impossible de toute façon, mais au sens d'une ambiance idéologique) ne se jouera pas seulement sur cette capacité à intervenir en direction des GJ. Elle se jouera aussi dans la capacité à créer une ambiance politique générale progressiste.

Quatre éléments semblent importants pour cela : le mouvement syndical, la mobilisation lycéenne, les mobilisations dans les quartiers populaires notamment de l'antiracisme politique et les mobilisations pour le climat. Toutes ces mobilisations sont impactées par les GJ et auront un impact sur les GJ.

2 / Le mouvement syndical

La capacité du mouvement syndical à organiser des mobilisations fortes sur les questions d'injustice fiscale et de répartition des richesses sera déterminante. D'une part, pour le mouvement syndical lui-même et sa crédibilité en tant que force de transformation sociale. D'autre part pour faire monter le niveau de mobilisation générale et pour construire des ponts avec les GJ.

La CGT doit jouer ici un rôle majeur. Pour l'instant elle est loin d'être à la hauteur de la situation. Il y a d'abord eu le rejet d'une mobilisation noyautée par l'extrême droite, rejet compréhensible dans les premiers jours de l'annonce de la mobilisation, mais qui aurait nécessité une révision en profondeur étant donné ce qui s'est passé le 17 novembre et après. Mais cette révision a été d'une grande timidité et s'est traduit pour l'instant à l'échelle de la Confédération par un élargissement de la mobilisation du 1er décembre et par un appel à une « journée d'action » le 14 décembre. Et le 6 décembre, la CGT et la FSU ont signé une déclaration intersyndicale honteuse et irresponsable. Seul Solidaires a refusé de signer ce texte. La direction de la confédération semble perdue et semble ne pas du tout avoir pris conscience des enjeux du moment. Cela ne peut qu'accentuer le sentiment de déconnexion entre les directions syndicales et les salariéˑeˑs.

Au niveau local, le niveau de combativités des militantˑeˑs syndicaux/ales apparaît beaucoup plus élevé. Des militantˑeˑs sont présentˑeˑs dans les mobilisations des GJ. Des intersyndicales locales appellent à la grève et à soutenir les GJ. Ils et elles participent donc à créer des liens avec les GJ. Des Unions départementales et des syndicats de la CGT ont fait remonter à la Confédération leur colère et leur incompréhension.

Il nous faut donc pousser dans nos syndicats à ce que la question de journées de grève interpro soit posée avec la perspective de la grève générale.

3 / Les mobilisations lycéennes

Mobilisation massive et inattendue rendue possible par l'existence des GJ.

 La répression est hallucinante, faisant des la protection des lycéenˑneˑs une priorité.
Mobilisation qui touche aussi beaucoup les lycées pro, ce qui était moins le cas des dernières mobilisations me semble-t-il.

Mobilisation d'une grande importance pour nous, étant donné son ampleur, sa détermination et parce que cela donne une tonalité anti-autoritaire à la période.

L'extrême droite n'aime pas les mobilisations lycéennes.      
Les lycéenˑneˑs n'hésitent pas à tisser des liens avec les GJ, certainˑeˑs étant des GJ.

Début de mobilisation dans les universités. Un élément supplémentaire important en fonction de ce que ça deviendra.

4 / Les quartiers populaires et les mobilisations anti-racistes

            L'absence des quartiers populaires dans la mobilisation des GJ est problématique.

La méfiance initiale est compréhensible mais il y a eu des bougés depuis : le Comité Adama a appelé à la jonction avec les GJ. Le Collectif Rosa Parks a lui affirmé qu'il y avait des préoccupations communes avec les GJ. On a pu voir des GJ dans les tribunes les plus populaires du Vélodrome (et dans d'autres stades).

Les mobilisations dans les lycées pro et les réactions à la répression hallucinante montrent que des secteurs des quartiers populaires commencent à se mobiliser. L'expérience de la violence d'État par les GJ peut tracer des convergences.

Tout cela peut contribuer à combattre le racisme à l'intérieur des GJ et à fragiliser la place de l'extrême droite. Ce sera très compliqué.

Un autre aspect compliqué concerne la question de l'accueil des migrantˑeˑs. C'est surement une des plus grosses difficultés : c'est là-dessus que l'extrême droite est la plus offensive et que les rumeurs complotistes se diffusent le plus. Il nous faut donc réfléchir à comment les collectifs de solidarité avec les migrantˑeˑs pourraient s'adresser aux GJ sur cette question précise et porter cette problématique au sein de ces collectifs.

5 / Les mobilisations pour le climat

La prise de conscience de l'urgence climatique s'est accélérée ces derniers mois. Un élément important dans la construction d'un rapport de force progressiste à l'échelle de l'ensemble des mobilisations actuelles. L'un des enjeux est de lier justice fiscale/sociale et justice climatique, répartition des richesses et transition écologique. Cela doit permettre de proposer un discours écolo efficace aux GJ et aussi de renforcer le pôle d'écologie politique populaire au sein des mobilisations climat. L'existence des GJ apparaît ainsi comme une chance pour développer ce second aspect à l'échelle de la société. ATTAC a eu une attitude exemplaire. C'est un acteur clé pour agir dans cette perspective.

Nous sommes loin de partir gagnant étant donné l'état de la gauche politique et sociale et les dynamiques de la période à l'échelle internationale. Mais sans des mobilisations qui prennent en compte les potentialités et les enjeux des GJ, le pire est certain. Il est de notre responsabilité d'avoir une activité offensive, qui intègre les enjeux de l'explosion sociale à laquelle nous assistons, dans l'ensemble des cadres de mobilisations auxquels nous participons.

                                                                                                                                     Arthur Leduc

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