En 1973, la grève des Lip polarise l’attention du mouvement ouvrier et de tout ce qui est combatif en France. Les travailleurs/ses fascinent par leur combativité et leur inventivité face à leur patron et au gouvernement. Ce texte de Charles Piaget revient sur la construction de la solidarité dans l’entreprise. Il reprend de larges extraits du texte de présentation du livre « Lip 1973. On fabrique, on vend, on se paie », Syllepse, 2021, 5 euros.
Embauché, après-guerre, à Lip, j’entre parmi les 1 000 salariés répartis dans de nombreux ateliers et bureaux. Mille personnes rassemblées pour fabriquer des montres et les vendre. On pourrait penser à des personnes liées par le même objectif. Un collectif ? Rien de tel. Le capitalisme a inventé l’entreprise où tout est individualisé, où rien n’est collectif. Le mot même de collectif est l’ennemi numéro 1.
L’entreprise est une juxtaposition d’individus […]. Le patron a le pouvoir et le fric. L’entreprise, c’est le monde de l’exploitation du travail humain. Les salariés se rendent vite compte de cette exploitation. Les horaires trop longs, la fatigue de la station debout ou assise, immobile, le bruit, les pollutions diverses, la fatigue des transports… À cela s’ajoute les remarques désobligeantes des chefs : il n’y a jamais assez de rendement.
Les salariés vivent mal cette exploitation.
Mais ils sont loin d’envisager toute amélioration, par la solidarité entre les
salariés, par des actions collectives. En effet, chacune, chacun, arrive au
travail avec dans sa tête le « prêt à penser » que distille cette
société. […] Il y a aussi dans la tête des salariés : « J’ai un
travail, un salaire qui m’assure un peu d’indépendance, en attendant mieux. Ce
n’est pas le moment de le perdre ».
La solution par le collectif, lutter
ensemble pour de meilleures conditions de travail et de salaire n’est pas
innée. Elle ne s’affirme que par un long travail d’information, de discussions
et d’exemples concrets de réussites par le collectif.
Au cours de la construction de ce
collectif, il y a émancipation des salariés par rapport aux questions sociales,
de pouvoir, de partage ou d’inégalités. Il y a progressivement prise en charge
des luttes sociales et cela nous transforme toutes et tous.
1973, c’est l’étonnement populaire devant
les actions de ce collectif Lip. L’organisation de la lutte a été une école de
démocratie, un moyen de formation citoyenne et humaine accélérée.
Comment cela a-t-il commencé ? Je vais
montrer le processus de construction de ce collectif de salariéEs dans lequel
chacune, chacun s’engageait, devenant acteur indispensable des luttes. Je
m’arrêterai à 1973 : cette année de lutte est largement connue.
La lutte intense des Lip a commencé en Mai
68 pour se terminer en Mai 1981. Mai 1981, les Lip quittent l’usine de Palente
pour travailler dans les locaux des six coopératives qu’ils ont créées. Une
autre aventure commence alors, celle des coopératives.
Au début de cette histoire
1954. Je suis élu délégué du personnel. Je
travaille dans un atelier de mécanique. Je visite l’entreprise pour la première
fois. Je découvre que je suis un privilégié. À la mécanique règne une relative
liberté due au travail particulier que nous accomplissons. Nous parlons entre
nous, nous pouvons siffloter et même chanter, modérément. Ce n’est pas le cas
ailleurs. Je constate que des professionnels horlogers travaillent
9 heures par jour dans un silence total. Aucun échange entre eux. Dans les
ateliers de production des pièces de montre, des femmes, ouvrières de base,
sont debout, chargeant les machines semi-automatiques, à raison d’environ 6 000
gestes par jour, dans un bruit infernal et une atmosphère d’huile chaude.
En théorie, je sais que tout salarié peut
faire appel à un délégué pour une réclamation non satisfaite. Aucun salarié ne
le fait. C’est trop dangereux. Comme délégué, nous pouvons alors intervenir
auprès des chefs d’atelier et leur poser des questions. C’est généralement un
dialogue de sourds. Le chef se retranche derrière les consignes de la
direction. Alors, face à toutes sortes de difficultés, les délégués s’habituent
à traiter tous ces problèmes lors de la rencontre mensuelle, obligatoire, avec
la direction. En fait, les délégués luttent pour les salariés, alors qu’ils
devraient lutter avec les salariés.
Cette lutte se résume à un petit match
mensuel, épistolaire et de paroles. Le poids que représente l’ensemble des
salariés est absent du débat. Les délégués finissent par former un petit monde
à part, consacrant beaucoup d’énergie à préparer et défendre de nombreux cas
lors de ces rencontres qui ne mènent le plus souvent à rien.
À Lip, lors d’une de ces rencontres, Fred
Lip, le patron, fait irruption dans la salle et insulte une femme, déléguée
CGT, suite à un tract distribué le matin à la porte de l’usine. La peur. Nous
restons cloués sur nos sièges, sans dire un mot. Le patron repart, nous
quittons aussitôt la réunion pour faire le point au local syndical. Nous sommes
submergés par la honte de notre comportement.
Il est temps de changer nos pratiques.
Construire un grand collectif qui, lui, osera se faire respecter. L’équipe CFTC
(puis CFDT à partir de 1964) va y consacrer toutes ses forces. Ce changement,
c’est la règle des 90/10. Passer 90 % de son énergie, de son temps à construire
ce collectif. Et les 10 % pour le reste : l’étude des dossiers, les
rapports avec la direction, avec notre syndicat, etc.
Par quoi commencer ? Il y a une
priorité : bien connaître les faits et gestes, ce qui se passe dans les
ateliers et bureaux. Les diverses injustices et méthodes d’exploitation des
salariés. Puis, les diffuser partout, mettant ainsi les salariés à égalité
d’information. Permettre ainsi une prise de conscience collective de qu’il faut
changer.
Chaque délégué ou membre du CE devra se
munir d’un carnet et aller à la pêche aux informations. Écouter les salariés
lors de la pause de quelques minutes le matin, les écouter dans leurs bus, au
restaurant ou ailleurs. Noter les faits et repérer les salariés pouvant devenir
des « correspondants » réguliers.
Faire les tracts nous-mêmes. Des tracts
parlant de la vie dans les ateliers et les bureaux. Chaque Lip aura désormais
une vision plus large de l’entreprise.
Au final, pour les délégués, c’est :
se former, s’informer pour diffuser à tous et toutes une information de qualité
qui va fortement contribuer à réaliser l’unité entre nous.
Pourquoi est-ce si difficile de créer un
collectif en entreprise ?
L’entreprise capitaliste est le contraire
d’un collectif. Tout y est hiérarchisée, secret. Le règlement intérieur, ce
sont deux pages d’interdictions et de sanctions. Le travail tel qu’il est conçu
crée une tension permanente dans tous les ateliers et les bureaux.
À Lip, il faut passer au concret. Et pour
cela, passer à l’action. Il est encore impensable d’envisager une pression par
la grève, même très courte. La peur est encore forte. Nous cherchons activement
et découvrons une grosse affaire. Lip ne respecte pas la loi concernant le
paiement des heures supplémentaires. Cela à travers de multiples primes de
production.
Nous signalons le fait par tract. Nous
exigeons le respect de la loi et le rappel d’une année pour chaque salariéE,
comme les tribunaux l’imposent. C’est un coup de tonnerre dans l’usine. Fred
Lip est contraint de céder.
Puis, nous attaquons le secret des
salaires. Ce que chacunE gagne est un secret bien gardé et entretenu par la
direction. Nous parvenons à convaincre des mécanos de diverses catégories de
dévoiler leur salaire, par tract, en cachant les noms. C’est un tollé partout à
la Mécanique. L’individualisme, dominant, sur cette question se retourne contre
la direction. Chacun pensait être privilégié. Du moins, c’est ce que leur chef
leur laissait entendre. Le tract révèle de grosses injustices parmi les
mécaniciens. La direction est contrainte de rectifier les cas les plus
flagrantes. Devant le succès de l’opération, nous l’étendons à toute l’usine.
Avec les mêmes réactions. La direction est contrainte d’établir une grille des
salaires pour toute l’entreprise. Chacune, chacun peut désormais se situer
entre un mini et un maxi de sa catégorie. La clarté est appréciée.
Puis, c’est une première lutte contre les
licenciements. Fred Lip licenciait le directeur de production tous les trois
ans environ, estimant qu’il n’avait plus rien à apporter. Un directeur, très
apprécié par l’encadrement, est viré à son tour. L’encadrement est choqué, ne comprend
pas. Il demande un entretien au patron. Refus de le recevoir. L’encadrement,
pour la première fois, décide un arrêt de travail pour obtenir des
explications. L’encadrement nous demande d’y participer. C’est oui ! Mais
pas pour le directeur concerné. Nous demandons l’arrêt des licenciements de
janvier. C’est une tradition dans l’horlogerie. Embaucher en août pour assurer
les commandes de fin d’année et licencier en janvier. Ces licenciements sont
très mal vécus. La grève est un grand succès. L’usine est paralysée. Fred Lip
comprend qu’il doit négocier. Il est habile. Il nous donne satisfaction en
installant une grande chambre froide pour stocker les mouvements de montres,
huilés, prêts à être emboités selon les commandes (le froid empêche en effet l’huile
de couler). Ce projet d’installation de chambres froides était en débat depuis
quelque temps. Fred Lip refuse cependant de revenir sur le licenciement du
directeur de production.
1968. Mai
Deux semaines d’occupation de l’usine.
C’est un grand moment.
Lundi 20 mai, c’est la grève. Mais nous
refusons le blocage des portes de l’usine par les militants des UL CGT et CFDT
qui proclament : « On ne passe pas. C’est la grève ». Nous, au
contraire, nous invitons les Lip à entrer et à participer à l’AG à 8 h au
restaurant. Là, explications sur les raisons de ce mouvement de révolte. Puis
la parole est aux Lip. Le micro baladeur est prêt. Personne ne veut
s’exprimer !!! L’encadrement est présent. Alors la peur de se faire
remarquer domine. Nous arrêtons l’AG pour trois quarts d'heure. Nous ouvrons
les portes donnant sur les pelouses et invitons les Lip à sortir, se grouper
par affinité et débattre sur les raisons de cette grève. Ça marche. Les débats
sont animés. Les cadres n’ont pas osé se mêler aux groupes. Reprise de l’AG et
vote massif pour la grève, avec occupation. Nous mettons en place un comité de
grève, avec une personne par secteur, élue ou désignée. Nous allons rencontrer
la direction. Cantonnée dans ses bureaux. Nous indiquons à la direction que
nous utiliserons les moyens de l’entreprise pour notre lutte : menuiserie,
imprimerie, photocopieurs, machines à écrire, etc. Cette fois, ce sont eux qui
restent cloués sur leur siège, sans réagir.
Un crève-cœur cependant. La CGT propose à
l’AG de ne pas ouvrir les portes de l’usine, même à des délégations
d’étudiants. L’AG approuve.
De nombreuses commissions sont créées. Pour
la première fois à Lip, les mécanos invitent les horlogers et employés à
visiter leurs ateliers, avec explications. Les horlogers, les employés feront
de même. Nous apprenons à mieux nous connaître.
Une négociation a lieu. Elle est
satisfaisante. Mais hors de question de reprendre le travail tant qu’il n’y
aura pas d’accord national. Cet accord a lieu. À Lip, quelques ateliers
refusent de reprendre le travail. Nous mettons en place une « école de la
revendication » : il s’agit de traduire le mal-être dans UN atelier
en revendications concrètes. Les salariés de chacun de ces ateliers iront
négocier avec la direction, un délégué sera présent.
Au final : un pas de géant pour
l’émancipation et vers la création de ce grand collectif.
Après 68
Fred Lip a découvert la force syndicale, la
force des salariés. C’est une surprise pour lui. Il n’aura de cesse de rétablir
son autorité absolue. Donc briser cette force. Juin 1969, il dénonce l’accord
de 68 et particulièrement l’échelle mobile des salaires, en fonction de
l’inflation. Nous ne pouvons accepter cette dénonciation unilatérale de
l’accord. Nous exigeons une négociation. Fred Lip réunit l’encadrement et
menace : « S’il y a une grève, je me retire dans ma propriété et vous
vous débrouillerez avec les banques pour les payes ». L’encadrement prend
peur et répercute cette peur dans les ateliers et bureaux. La grève
d’avertissement est lancée. 250 Lip débrayent sur les 900. C’est un échec. La
peur a fonctionné ! Les salariés grévistes sont très remontés. Ils parlent
de faire un barrage le lendemain matin afin d’empêcher l’entrée dans l’usine.
C’est dangereux. Nous proposons une AG immédiate aux 250 grévistes. Nous
expliquons les risques qu’entraine une telle action : dresser des salariés
contre d’autres salariés. C’est la pire des solutions. Il faut trouver autre
chose. De la réflexion collective sort une idée : « Le
serpentin ».
Les salariés ont peur, il faut les
convaincre. Nous avons toutes et tous, ici, des collègues qui sont au travail.
Nous savons ce qu’il faut leur dire. Alors, les 250, en file indienne,
circulent dans l’usine en silence, avec arrêt à l’entrée de chaque atelier ou
bureau. 5 ou 6 Lip se détachent du serpentin et vont parler à leurs amis. 5
minutes, pas plus. Quelques-unEs se lèvent et rejoignent le serpentin, sous les
applaudissements. Le serpentin repart. Et c’est ainsi, toute la journée. Le
deuxième jour, nous atteignons les 500. Le troisième jour, nous sommes plus de
600, donc déjà très majoritaires.
Les salariés ont alors une idée :
bloquer le service expéditions. Juin est un mois de très fortes commandes. Fred
Lip mobilise plus d’une trentaine de cadres et ensemble ils veulent virer par
la force le piquet de grève. C’est l’affrontement physique. Alertés, nous
accourons à plus de 100 pour soutenir les occupants. Les délégués devant, les
bras collés le long du corps. Je me place contre Fred Lip et les 100 poussent
derrière nous. Victoire, le patron et le groupe de cadres reculent pas à pas et
sortent du local sans qu’il n’y ait eu un coup échangé. Une négociation a
finalement lieu. L’accord de 1968 est rétabli. Nous lâchons du lest sur
l’échelle mobile qui devient moins protectrice.
Octobre 1970. Nouvelle tentative de Fred
Lip. Il met au point une restructuration de la mécanique. Un plan est déposé à
la Direction du travail. Deux ateliers disparaissent, dont le mien. Plus un
autre atelier, dans lequel il y a de très bons militants. Fred Lip est pressé.
Il ne respecte pas les nouveaux droits des comités d’entreprise promulgués par
Chaban-Delmas et Jacques Delors. Il veut déménager les machines absolument. Les
CE ont la possibilité de faire des contre-propositions. Des débats sont prévus à
chaque étape du processus. Alors, nous décidons d’être les défenseurs de la
loi. Des affiches apparaissent sur les fenêtres des divers bâtiments de
l’entreprise : « Lip hors la loi », « Restructuration
bidon », « Soutien aux mécaniciens », etc. Nous nous opposons
physiquement aux déménageurs, en leur précisant qu’ils sont engagés dans une
opération illégale. Les mécanos se munissent de sifflets. Dès qu’une équipe de
déménageurs apparaît, un coup de sifflet et des dizaines de mécanos arrivent et
empêchent le déménagement. La tension augmente encore et c’est le grand
collectif qui trouve la bonne riposte. Cette riposte se propage très vite dans
toute l’usine. Les salariéEs des ateliers et bureaux refusent de remplir les
documents habituels concernant le travail de la journée. Le travail se fait,
mais aucune information n’est remise aux chefs. En somme, des affiches partout
et la coupure des infos. Cela crée un tel climat qu’Ébauches-SA intervient,
demandant à Fred Lip d’avancer immédiatement son départ en retraite. Puis,
nomme un nouveau PDG. Celui-ci annule la restructuration. Nous sommes en
février 1971. Ébauches-SA prépare son gros coup pour début 1973. Mais cela,
nous ne le savions naturellement pas.
C’est la première fois que le grand
collectif prend l’initiative, sans même la présence de délégués. Nous étions,
nous, délégués, à ce moment du conflit un peu à court d’idées. Le grand
collectif a sauvé la situation.
17 avril 1973
Le PDG dépose le bilan au tribunal de
commerce et démissionne. Alors, c’est la découverte progressive du plan signé
en 1967 :
• Abandon du cœur de métier horloger,
• Lip devient une usine d’assemblage de
pièces fabriquées en Suisse,
• Abandon de tout le secteur recherche, de
toute la partie commerciale, la force de vente.
• Abandon des activités annexes :
machine-outil, mécanique de précision.
Donc, des centaines de licenciements en
perspective. Le choc est rude pour les salariés laissés dans l’ignorance de
1967 à 1973.
Le syndicalisme est désemparé devant ce
genre de situation. Toute lutte semble perdue d’avance. Peut-être tenter
d’obtenir des meilleures indemnités de licenciement et c’est tout.
Nous faisons une longue réflexion entre
délégués CFDT et un groupe de salariés très proches. Nous ne pouvons lutter et
gagner que si chaque Lip se transforme en militantE très déterminéE, apportant
toute son énergie dans la lutte. Il sera difficile d’attaquer Ébauches-SA, ses
usines sont en Suisse.
Nous devons donc contraindre les pouvoirs
publics français, le gouvernement à intervenir. Comment ? Par une
agitation large, locale et si possible nationale.
Par quoi commencer ? Comme toujours,
par l’information. Un tract de sept pages sur tout ce que nous savons des intentions
d’Ébauches-SA. Rappel pour tous les Lip : « Que
l’on travaille encore plus fort ou que nous fassions grève, cela n’aura aucune
influence sur le projet d’Ébauches-SA. Nous devons nous dégager progressivement
du travail pour penser à cette lutte. Ne pas entrer en grève générale, nous
avons besoin de nos salaires. Le combat sera long ».
Des mini-AG ont lieu deux fois par jour.
Les délégués, par deux ou trois, parcourent dont les ateliers et les bureaux.
AG de 10 à 15 minutes. Les nouvelles sont actualisées et on débat sur
l’information locales à donner dans les jours qui viennent. C’est très
important que les Lip resserrent les liens de solidarité, sentir physiquement
le collectif. Ne pas gamberger seul dans son coin.
Le comité d’action se forme. Premier des
groupes de Lip en réflexion. Il s’est procuré un vieil autobus de la RATP. L’a
décoré avec des affiches Lip, équipé d’une sono, donc prêt à partir informer.
Le bus fait un tour d’honneur de l’usine. Il est très applaudi.
Le débat est constructif. Nous insistons
sur son fonctionnement. Lorsqu’un groupe réfléchit sur des actions à faire, ce
n’est pas un match ni un lieu pour se mettre en valeur. Il ne s’agit pas de
marquer des points, mais dégager ensemble la meilleure ligne de conduite, les
meilleures actions. Lorsqu’elles sont retenues, elles n’appartiennent à
personne.
Quelques mots sur les méthodes patronales
et gouvernementales. Fin décembre 1972, Ébauches-SA prévient le gouvernement
français que le démantèlement de Lip commencera début janvier 1973. Réponse du
gouvernement : SVP, veuillez reporter en avril 1973. En mars, ce sont les
élections législatives.
Ébauches-SA de son côté, consulte une
société de conseils aux entreprises : « Comment réaliser notre
restructuration avec, devant nous, des syndicats forts ? »
Réponse : « les salariés ne doivent plus avoir d’interlocuteur. Donc,
démission du PDG, dépôt de bilan. Le tribunal de commerce prendra le relais.
Sans interlocuteur, les salariés se mettront en grève générale. Le tribunal
sera dans l’obligation de licencier tous les salariés. Or, statistiques à
l’appui, aucune lutte n’a pu tenir plus de 3 mois sans salaires. Les meilleures
collectes ne comblent que 10 % des salaires. En juillet, vous serez à même de
restructurer. »
Heureusement, nous avons agi tout autrement.
Qui doit diriger la lutte ?
Pour moi, Lip 73, c’est d’abord l’histoire
de cette émancipation ouvrière, collective. Une émancipation par la
construction, au fil des années, d’un grand collectif des salariés :
syndiqués ou non, OS ou OP, techniciens, ouvriers ou employés. C’est ce
collectif qui, au fil du temps, dirigera les luttes à Lip, notamment celle de
1973.
Notre fédération syndicale CFDT
(NDLR : il s’agit de la CFDT avant le « recentrage » à droite)
est admirative, mais s’inquiète très vite de ce partage, de fait, du
pouvoir : « Qu’est-ce que ce comité d’action ? » Pour la
fédération, il n’existe qu’un seul pouvoir reconnu : la section syndicale.
Nous expliquons que l’émancipation exige l’égalité. Et l’égalité, c’est aussi
le partage du pouvoir. À Lip, syndiqués ou non, refus d’afficher la
distinction, d’une manière ou d’une autre. Une personne est là pour lutter,
pour son emploi, contre l’injustice. Elle doit se sentir femme ou homme, OP ou
OS, ouvrier ou employéE, pleinement accueillie, à égalité, quel que soit son
statut syndical.
Qui doit diriger la lutte ? Le
syndicat, ses militantEs ont une expérience, des compétences, la reconnaissance
légale. Cela compte. Mais sa tâche principale n’est pas de diriger mais de
pousser à l’émancipation de tous les salariésE. Nous sommes tous manuels et
intellectuels. Donc il doit aider, pousser à la prise en charge par le plus
grand nombre. À Lip, en 1973, cela faisait près de 10 années que ce processus
était en marche, rodé par plusieurs conflits. Alors, l’émancipation doit être
totale. SyndiquéE ou non, j’ai mon mot à dire lors de la négociation, comme
lors de l’action. La décision doit être bien réfléchie, avec toutes ses
conséquences. Mais elle leur appartient à toutes et tous, à égalité.
PS) Cet article est repris de la revue du NPA l'Anticapitaliste
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