vendredi 5 novembre 2021

Langues, cultures et mouvements régionalistes, par Gilbert Dalgalian

Dans le cadre de l'Université d'Automne d'Ensemble!, tenue à La Londe-les-Maures (Var) du 23 au 26 octobre, un atelier consacré aux langues et cultures régionales, au régionalisme et aux enjeux de ces questions, a été animé par notre camarade Gilbert Dalgalian. Le débat qui a suivi l'introduction de Gilbert a permis nota
mment à des représentants de la CUP (Candidatures Unité Populaire, gauche anticapitaliste/alternative/indépendantiste de Catalogne), d'EELV et de RPS (Régions et Peuples Solidaires, qui rassemble l'essentiel des composantes régionalistes de l'hexagone et deux de ces composantes autonomistes/nationalistes de Corse) de s'exprimer et d'alimenter la réflexion collective, contribuant ainsi à la réussite de cet atelier

Voici le texte de l'intervention introductive de Gilbert :

Je vous dois quelques mots sur mon parcours parce qu’ils sont éclairants pour le sujet d’aujourd’hui. Ce n’est évidemment pas ma seule casquette de psycholinguiste qui m’autorise à traiter dans un même exposé des bienfaits du bilinguisme et de la légitimité des mouvements régionalistes ou autonomistes, dans lesquels les langues jouent un rôle important, mais pas décisif, comme on va le voir.

Il a fallu qu’à cette 1ère casquette vienne s’ajouter un autre parcours, cette fois plus politique, en parallèle du parcours professionnel. Ce second parcours a commencé pour moi avec cette rupture en 1963-65 au sein de la 4e Internationale et l’apparition du courant pabliste autogestionnaire . Mon orientation la plus ancienne et la plus constante est celle d’un autogestionnaire de la première heure.

C’est ainsi que mon combat de linguiste pour la glossodiversité – ou diversité linguistique – dans l’éducation et dans les sociétés – est devenu inséparable de mon engagement pour une société autogestionnaire.

Avec ce prolongement logique depuis les années 80 : mon soutien et mon action concrète en faveur de la réappropriation des langues par l’ouverture partout de filières bilingues précoces français/langue régionale. Cela a commencé avec les filières associatives qui furent pionnières : Diwan, les Ikastolas, les Calendretes et en Alsace les classes IBCM-Zweisprachigkeit que j’ai soutenues de plusieurs façons. C’est beaucoup plus tard que l’Education nationale a enfin ouvert ses propres filières bilingues, bientôt suvie par certaines écoles confessionnelles en Bretagne (mais le breton vaut bien une messe .. .).

Mon propos va s’articuler en deux temps : d’abord quelques données rapides sur ce que signifie une éducation bilingue, ses bénéfices et ses conditions ; et dans un second temps la place des langues et cultures dans l’émergence des mouvements régionalistes et autonomistes.

 

I. Bénéfices et conditions d’une éducation bilingue précoce :

Sans tomber ici dans un cours exhaustif, il me faut rappeler quelques données de base, devenues aujourd’hui des banalités, mais des banalités essentielles.

1. Un seconde langue précoce, entre zéro et sept ans – donc dès la maternelle – ne s’acquiert pas au détriment de la langue première, ici le français, mais au contraire elle renforce et enrichit la pratique du français. Ce, en raison des nombreux aller-retours que l’enfant/l’élève est amené à faire, le plus souvent inconsciemment, entre la L1 et la L2. Très vite le bain linguistique en classe bilingue va doter l’élève de deux stocks de sons, de deux stocks lexicaux et de deux logiciels morphosyntaxiques très tôt automatisés au niveau de ses neurones. Les atouts de la précocité tiennent aux 100 milliards de neurones dont nous sommes dotés à la naissance et que nous ne garderons pas à ce haut niveau au-delà de l’âge de sept ans. Un autre facteur décisif de la précocité tient à l’oreille très ouverte du bébé humain : il arrive au monde avec une capacité de discrimination auditive totale qui lui permet d’acquérir n’importe quelle langue du monde. C’est une oreille universelle, mais qui sera bientôt un filtre, après l’âge de sept ans.

Un filtre qui fait de nous, adultes, des malentendants sélectifs face à une nouvelle langue et rend son apprentissage plus difficile pour un adolescent ou un adulte.

 

2. Les aller-retours permanents entre les langues et ce double stockage expliquent leur plus grande transférabilité plus tard à une 3e ou une 4e langue, mêmes tardive. En bref, le petit bilingue précoce est déjà sans le savoir un plurilingue en herbe. Ce fut mon cas : je ne peux expliquer mes facilités pour les langues que par mon enfance bilingue français/turc avec quelques rudiments d’arménien. Cela crée non seulement des facilités, mais aussi des curiosités. C’est cette même tranférabilité qui explique les bons résultats en langues des élèves issus de l’immigration, lorsque la langue d’origine a été réellement transmise et conservée.

3. L’éducation bilingue, surtout quand elle est précoce (chez l’enfant entre zéro et sept ans), pose – de façon inconsciente, mais profondément – les bases de l’ouverture à l’Autre. L’autre avec et malgré ses différences. Pourquoi ? Parce que le bilingue précoce a touché du doigt – tout petit déjà – la relativité des mots, des langues et des cultures. Plus basique encore, il aura fait l’expérience de l’arbitraire des signes : les mots, les formes de la langue où rien n’est logique, où tout est arbitraire, tout est convention héritée et transmise. Mais derrière toute cette relativité, le bilingue précoce perçoit aussi de façon vécue les universaux communs à toutes les langues, à toute l’humanité :

* fonction des phonèmes, lesquels servent dans toutes les langues à opposer les mots parfois par un seul son ou phonème ;

*  rôles communicatifs présents dans toutes les langues : locuteur/auditeur/référent et à l’écrit : scripteur/lecteur/référent ;

 Autres universaux encore :

* antériorité/postériorité (avant/après)et simultanéité ;

* Cause/effet (cau[salité) ;

* affirmation/négation/ doute ;

* et dans les temps des verbes : premier plan/arrière-plan (il nageait [décor] quand son ami a plongé ou plongea [évènement]).

C’est ainsi que le bilingue précoce découvre l’Autre à la fois comme différent et comme semblable. Cet ensemble de bénéfices liés à une éducation bilingue précoce vaut également pour la combinaison français/langues d’origine extra-européenne. Hélas dans ce domaine les filières scolaires bilingues sont quasi inexistantes.

4. Pourtant une éducation bilingue exige certaines conditions, toutes reliées à la nécessité d’un environnement porteur afin de procurer aux élèves un vécu en langue régionale. Quand la famille ne peut fournir ce bain linguistique, ce sera à l’école de tenir le rôle de cheville ouvrière du bilinguisme ; encore faut-il préciser à quelles conditions et pourquoi. Entre zéro et sept ans l’enfant n’apprend pas de façon consciente et structurée, mais de façon involontaire et spontanée, dans les échanges, les jeux et les comptines, dans les interactions multiples de la vie quotidienne. Cela est vrai pour la L1, mais aussi pour la L2, même si les conditions en L2 ne sont réunies qu’à l’école.

Quelles sont ces conditions d’un environnement porteur dans le système scolaire ? Elles tiennent en deux mots : l’horaire consacré à la langue régionale et l’usage qu’on fait de cet horaire.

5. Pour l’horaire il y a plusieurs dispositifs, parmi lesquels l’immersion pratiquée depuis 50 ans déjà. Celle-ci consiste à consacrer la totalité du temps scolaire à la langue minoritaire, parce qu’elle est en recul et parce qu’elle est moins – ou pas du tout – présente dans la vie quotidienne de l’élève. L’immersion se limite aux premières années de maternelle et du primaire. Elle est pratiquée dans toutes les filières associatives qui ont été pionnières dès les années 70 et qui ont réussi parfaitement à former des bilingues à tous les niveaux : à l’oral, à l’écrit et dans les contenus disciplinaires.

Le fleuron de cette réussite, c’est le collège-lycée Diwan de Carhaix, plusieurs fois classé meilleur lycée de France d’après les résultats du bac publiés chaque année.

L’immersion n’est pas éradicatrice du français, comme le fut l’immersion de Jules Ferry : car c’est bien l’école de Jules Ferry qui a inauguré le principe de l’immersion totale, mais dans une entreprise d’uniformisation linguistique au bénéfice exclusif du français. Elle l’a fait pour les mêmes raisons que nos filières bilingues d’aujourd’hui, comme un dispositif compensatoire à l’absence relative du français dans le milieu social. Mais avec un effet – et même une visée – éradicatrice des langues premières des élèves. L’immersion de Jules Ferry fut donc une submersion, ce qui n’est pas le cas des filières français/langue régionale.

Aujourd’hui les filières immersives n’ont pas pour finalité de remettre en question l’unité linguistique de la France, mais de la compléter et de l’enrichir par la réappropriation des langues régionales. L’immersion en langue régionale est compensatrice, elle ne vise qu’à rééquilibrer les temps d’acquisition du français (omniprésent) et de la langue régionale (très en recul).

6. Les filières bilingues de l’Education nationale, en revanche, pratiquent une parité horaire entre les deux langues, dans la proportion de 50/50 % du temps. Mais là aussi les enseignants ont vite compris qu’il fallait faire une entorse au règlement en renforçant un peu ou beaucoup le temps consacré à la langue régionale dès la maternelle. Seul moyen d’assurer un vécu suffisant en L2.

En résumé, l’immersion n’est pas ce qui a été dit lors des polémiques concernant la loi Molac. Là, la confusion a été totale, parfois même chez les tenants du bilinguisme. On a confondu le dispositif horaire de l’immersion avec cet autre dispositif qui, lui, est commun aussi bien aux filières immersives qu’aux filières à parité horaire de l’E.N. : il s’agit d’enseigner toutes les matières en L2 comme en L1. Cela s’appelle la transdisciplinarité, l’usage du breton ou du basque pour les sciences, les maths, l’histoire, etc.

Or cette transdiciplinarité est aussi pratiquée dans les filières de l’E.N. et même dans les classes européennes, mais ici, avec un horaire moindre. En remettant en cause l’immersion, le Ministère – par un tour de passe-passe – a englobé dans le rejet de l’immersion cette transdisciplinarité qu’elle pratique par ailleurs depuis des années. Résultat de ce malentendu : le Ministre s’est tiré une balle dans le pied.

C’est le type même de confusion qui se produit lorsqu’on cherche à flatter les vieux réflexes centralisateurs et jacobins dans une conception électoraliste de la politique.

 

II. La place des langues et des cultures au fil de l’histoire.

1. Les différents modes d’éradication des langues.

 Le cas espagnol :

Pendant les quarante longues années du franquisme, l’éradication a été répressive et radicale, jusque dans la sphère privée et les relations sociales.

La stigmatisation de basque, du catalan et du galicien a fini par déboucher sur une révolte puissante, une véritable lame de fond : c’est pourquoi la renaissance depuis plusieurs années du basque et du catalan s’appuie sur une forte motivation d’abord de résistance, puis de reconquête. D’abord clandestine sous Franco, puis institutionnelle aujourd’hui.

On peut dire sans erreur que la poussée indépendantiste est directement proportionnelle à la violence de la répression subie. Elle est donc profondément politique, même si ce sont bien les langues qui ont été un point de cristallisation majeur.

Le cas français :

En France l’éradication des langues a suivi un parcours inverse : d’abord cela s’est étalé sur 250 ans depuis l’Edit de Villers-Cotterets et non pas sur 40 ans ; ensuite l’éradication fut plus prudente et plus lente, et après la Révolution l’État jacobin ne s’intéressait qu’à l’usage du français dans l’espace public.

Il faudra attendre Jules Ferry pour assister à une éradication systématique à l’école. Et ce n’est que dans les tranchées de la guerre de 14-18 que les poilus mobilisés de toutes les régions seront obligés de se parler en français.

En bref, ici l’État a imposé sa langue à tous, sauf dans l’espace privé où il était « seulement » dévalorisé et stigmatisé en tant que patois. On peut en déduire que la revendication linguistique a été en France d’autant plus faible, parfois même absente, que l’éradication y a été plus lente, plus complexe et plus sournoise.

Voici un témoignage édifiant sur cette éradication lente et ses effets. C’est le psychiatre Jean-Jacques Kress du CHU de Brest qui en est l’auteur. Que dit-il ? Il a constaté dans sa pratique médicale que les pathologies observées sont souvent liées à la perte de la langue, ici le breton. Kress va jusqu’à utiliser le terme de traumatisme, mais en précisant que dans ce cas il manque une des caractéristiques du traumatisme : la soudaineté. Car ce trauma s’étend sur 3 ou 4 générations. En quoi consiste-t-il ? En la perte des registres de langue qui permettaient auparavant d’exprimer les affects, les émotions, l’intimité, voire les épisodes de régression infantiles. En breton !

Cela tient au fait que la première génération scolarisée en français est devenue bilingue, mais avec un français scolaire, livresque et plutôt académique, dépourvu des registres de l’émotion et de l’intime. Quand ceux-ci ont transmis leur français à la génération suivante, ce fut ce même français appauvri, en parallèle avec un breton déjà en recul.

Ici un extrait de ce témoignage : « On remarque nettement dans les régions qui ont changé de langue, une difficulté plus grande d’expression, tout particulièrement sur le domaine de l’affectivité, des relations inter-humaines, de la sensibilité individuelle. Cette difficulté, qui est parfois un obstacle à la pratique psychiatrique, n’est guère attribuable à quelque carence ethnique ou à quelque qualité régionale de pudeur et de discrétion… . Cette [première] génération [bilingue], constituée psychiquement dans la langue bretonne, n’a jamais assimilé qu’un français scolaire, instrumental, lié à l’écriture … mais privé de la profondeur constituante de la langue maternelle. Cette seconde langue instrumentale est transmise à la 3e génération, il en résulte cet applatissement de l’expression qu’on constate actuellement ». (Cf. ‘Enfances plurilingues’,  page 142).

 

Revenons à la nature du régime politique qui a permis cette éradiction lente des langues de France. C’est bien le type de régime républicain avec sa façade démocratique – mais très centralisé –  qui explique l’apparition tardive aussi bien du renouveau linguistique que des revendications régionalistes, ou autonomistes comme en Corse. Dans une vision d’unification et de nivellement, la République jacobine a délibérément ignoré les multiples racines de ses citoyens et citoyennes. Ce fut un universalisme sans les hommes et les femmes aux racines si riches de ce pays composite. Pourtant le succès de l’entreprise ne s’explique que par cette idéologie dominante de l’unité linguistique à tout prix et par la lenteur du processus d’éradication.

La révolte est toujours proportionnelle à l’oppression subie : on comprend pourquoi en Espagne il y a des indépendantistes et pourquoi en France les motivations sont plus contrastées et que l’on a surtout des efforts pour se réapproprier les langues minorées et marginalisées. Ce qu’atteste de façon lumineuse le fait que 80 % des parents qui choisissent une filière bilingue pour leurs enfants sont eux-mêmes des monolingues francophones. Que l’on tourne la question dans tous les sens, on parvient à cette même conclusion : Bretons, Basques, Occitans ou autres, tous ont ressenti la perte de la langue comme une perte inutile. Et c’est à la génération suivante qu’ils délèguent le devoir de réappropriation linguistique. Car pour eux ce ne sera plus jamais leur première langue.

Deux autres cas de révoltes linguistiques sont intéressantes. Le premier en Inde où dans les années 50 au début de l’indépendance le pouvoir central a voulu imposer le hindi comme langue nationale. Tous les États du Sud se sont embrasés et New-Delhi a dû abandonner sa réforme. Les roupies sont imprimées en quinze langues, la seule langue commune reste l’anglais, mais la scolarité a lieu dans la langue de chaque État. Dans cette Inde fédérale, pas de poussée indépendantiste, sauf justement dans les régions de l’extrème Nord-Est qui sont restés dans un rapport colonial avec le centre.

Un cas à l’opposé du précédent est celui des Kurdes. Si les Kurdes ont réussi à s’organiser pour une confrontation frontale avec l’État turc, c’est bien en raison de la brutalité de la répression et pas seulement à cause de la minorisation systématique de la langue kurde. Une autre solution linguistique est toujours possible dans un cadre démocratique et fédéral. Comme en Inde.

Dernier exemple plus près de nous : En Alsace, où il y a eu de la part des nazis à partir de 1940 une entreprise de « défrancisation » forcée, la ‘Entwelschung’. Ce fut un argument de plus qui rendit impopulaire aux Alsaciens l’occupation allemande. Mais cela a également eu un contrecoup après 1945 : une nouvelle éradication d’abord larvée, puis de plus en plus insistante de l’alsacien et de son prolongement à l’écrit, l’allemand, par notre République très ignorante des langues et des cultures régionales. Une réalité linguistique plus respectueuse de l’alsacien et du mosellan existait depuis 1648 (Traité de Westphalie qui mit fin à la guerre de 30 ans, et au terme de laquelle la stratégie de Richelieu et de Mazarin avait consisté à soutenir le camp protestant et ‘échanger’ ce soutien par la cession au Royaume de France de l’Alsace et de la Moselle).

 

2. Comment se construit une revendication régionaliste ou autonomiste ?

Voci une première piste éclairante que nous livre le sociologue Pierre Bourdieu dans « L’identité et la représentation. Eléments pour une réflexion sur l’idée de région ». Je cite :

  «Les luttes à propos de l’identité ethnique ou régionale sont toujours des luttes de classement pour imposer une définition légitime des divisions sociales

  « Il suffit de penser à l’action du système scolaire en matière de langue pour  voir que la volonté peut défaire  ce que l’histoire avait fait » (cf. Jules Ferry)

  « Les luttes pour l’identité ont pour enjeu l’imposition de perceptions. Ce qui explique la place déterminante des manifestations dans tous les mouvements régionalistes … Exister, ce n’est pas seulement différer, mais c’est être reconnu comme légitimement différent »

  « Lorsque les dominés sont isolés, ils n’ont pas d’autre choix que l’assimilation qui suppose un travail pour faire disparaître le stigmate (style de vie, vêtement, prononciation, etc) en proposant des images de soi la moins éloignée de l’identité dite légitime »

  « En revanche, la lutte pour subvertir les rapports de forces symboliques vise non pas à effacer les stigmates, mais à renverser la table des valeurs … Le stigmate produit la révolte contre le stigmate [selon le modèle] ‘Black is beautyfull’» 

Cette description nous conduit vers ces deux conclusions : la revendication est d’autant plus radicale que les stigmates auront été oppressifs ; et c’est bien l’histoire politique et non le territoire ou la langue qui constitue les identités. L’histoire des dominations et des résistances.

A partir de ces réflexions nous avons la possibilité et le devoir de donner une définition précise de l’internationalisme dont nous nous réclamons. Je me cite (« Capitalisme à l’agonie : quel avenir pour Homo Sapens ? L’Harmattan, 2012) :

« Si l’internationalisme ne se réduit pas à un pur affichage idéologique, il doit respecter les langues, les cultures et la volonté d’indépendance des peuples, régions et minorités. C’est toujours la souveraineté imposée qui fait le lit des oppressions nationales » Et qui nourrit les résistances et les mouvements autonomistes.

Pourtant, on doit aller au fond du problème, car les répressions culturelles ont souvent eu un prolongement plus criminel encore : les ethnocides.

3. Ethnocides, capitalisme et histoire :

Pour y voir clair dans l’histoire des ethnocides, il faut prolonger la réflexion du sociologue par celle de l’ethnologue, en l’occurrence Pierre Clastres (« Recherches d’anthropologie politique »,éd. Du Seuil).

Clastres fait un premier constat : toutes les cultures sont ethnocentriques, mais toutes ne vont pas jusqu’à l’ethnocide ; l’éradication des langues et des cultures – l’ethnocide – est toujours en relation avec la formation des États.

Mais pourquoi la civilisation occidentale a-t-elle été à ce point ethnocidaire, avec les conquistadores, puis la traite, l’esclavage et le colonialisme ? Clastres répond :

« Ne serait-ce pas parce que la civilisation occidentale est ethnocidaire à l’intérieur d’elle même qu’elle peut l’être ensuite à l’extérieur ? ». Il faut donc se tourner vers l’histoire : ce sont toujours les sociétés dotées d’un Etat qui sont ethnocidaires.

 Ce que Clastres précise ainsi : « Si l’État se proclame le centre de la société, il ne peut avoir qu’une vocation : le refus du multiple, la crainte et l’horreur de la différence ; pratique ethnocidaire et machine étatique … produisent les mêmes effets. L’expansion de l’autorité de l’État se traduit dans l’expansionisme de la la langue de l’État. [Cela] passe par la suppression des différences … laquelle procède par uniformisation du rapport qui lie [l’État] aux individus : l’État ne connaît que des citoyens égaux devant la loi … et acquis à la culture dominante ».

C’est donc toujours l’histoire des rapports de forces sous l‘emprise d‘un État qui a généré les éradications et les ethnocides. Cependant Clastres se méfie des généralisations hâtives qui feraient des ethnocides une exclusivité du monde blanc. Il rappelle que l’empire des Incas eut une pratique ethnocidaire et parfois génocidaire. Mais cette pratique cessa dès que l’État inca ne courut plus aucun risque. Ce qui amène Clastres à cette conclusion :

  « Que contient la civilisation occidentale qui la rend plus ethnocidaire que toute autre forme de société ? C’est son régime de production économique … espace infini de la fuite en avant permanente. Ce qui différencie l’Occident, c’est le capitalisme en tant qu’impossibilité de demeurer dans l’en-deçà d’une frontière… . La société industrielle, la plus formidable machine à produire, est pour cela même la plus formidable machine à détruire : espace, nature, mers, forêts, sous-sols, tout doit être productif à son degré maximum d’intensité » (texte rédigé en 1974!).

  «Voilà pourquoi était intolérable, aux yeux de l’Occident, le gaspillage représenté par l’inexploitation d’immenses ressources. Le choix laissé à ces sociétés était … : ou bien céder à la production et [donc] à l’ethnocide ou bien disparaître par le génocide. A la fin du siècle dernier les Indiens de la Pampa argentine furent totalement exterminés afin de permettre l’élevage extensif des moutons et des vaches, qui fonda la richesse du capitalisme argentin ».

 

Il apparaît assez clairement que, si les ethnocides sont inhérents à la structure centralisatrice des États, ils ne deviennent systématiques qu’avec la montée en puissance du capitalisme. Pourtant je voudrais compléter cette réflexion par un examen plus complet des expériences vécues au 20e siècle.

4. Force et limites de l’irrationnel :

          L’analyse de Clastres est pertinente pour les expansions conquérantes puis coloniales, mais elle ne prend pas en compte les génocides du 20e siècle. Il me semble que Clastres n’a pas perçu la dimension d’irrationalité qui est présente dans certains ethnocides et génocides.

  « Ni le génocide arménien, ni la Shoah, ni l’extermination des Roms, ni le génocide Khmer, ni celui du Rwanda, ni l’épuration ethnique par les Serbes de Bosnie n’étaient névessaires à un essor capitaliste quelconque… Non, il fallut en outre la fixation irrationnelle sur un bouc émissaire et le mirage d’une homogénéité ethnique – présents dans tous les régimes autoritaires – pour ouvrir la voie au génocide des Arméniens de Turquie ou à celui des Juifs allemands, premières victimes de la Shoah. L’idéologie a sa logique propre, mais elle ne devient criminelle que lorsqu’elle est à la tête de l’Etat » (Extrait de mon texte de 2021 déjà cité).

Il ne faut pas se dérober à cette grave question : d’où vient cette dérive sanglante du sentiment national ou ethnique ? Un sentiment qui commence toujours par l’amour des siens, du terroir, du groupe, mais qui finit trop souvent par la haine de l’autre. Avec cependant une exception pour les Khmers rouges : ceux-là ont innové en exterminant leur propre peuple. Là il ne s’agit plus d’une perversion du sentiment national, mais d’une auto-intoxication idéologique. Le summum dans l’irrationnel !

D’où vient cet irrationnel ? Comment le définir ? D’abord un constat : l’ethnocentrisme ancestral s’est très souvent traduit par le besoin de s’opposer à un ennemi. Cela est allé bien plus loin que la recherche de boucs émissaires. Pour ne prendre que quelques exemples, les Américains ont bâti leur identité nationale sur la chasse aux Indiens ; les Australiens se sont définis comme nation en pourchassant les Aborigènes ; quant aux Européens, ils ont nourri leurs incessantes guerres en se découvrant toujours des ennemis ‘héréditaires’ qui d’ailleurs changeaient selon les besoins du moment. L’histoire mondiale regorge de ces ennemis idéologiques, épouvantails censés souder le groupe, le clan, la nation.

 Mais c’est toujours lorsque l’ethnocentrisme est relayé et instrumentalisé par un État ou un parti politique, qu’il devient criminel. Quand l’irrationnel est au pouvoir, il peut aller jusqu’au génocide : ce fut le cas avec le 3e Reich, avec le régime des Jeunes-Turcs en 1915, avec les Khmers rouges, et avec le génocide au Rwanda.

Il s’agit d’une tendance atavique qui surgit de notre préhistoire, que toutes les avancées civilisationnelles et culturelles n’ont pas réussi à éradiquer et que les États manipulent et instrumentalisent à leurs propres fins. Mais ce qui fut, dans la préhistoire, une façon de survivre en tant qu’ethnie, prend aujourd’hui une autre signification : nous sommes en présence d’une régression abyssale qu’aucune raison d’affirmation ethnique ne peut justifier, un retour en arrière auto-destructeur de toute humanité. S’y opposer sera le défi ultime pour les humains !

Or comment prévenir le retour de telles aberrations criminelles sans disqualifier le sentiment national en général et les revendications autonomistes ou indépendantistes ? Question fondamentale qui nous ramène à la juste définition de l’universalisme, dans un contexte de mondialisation qui a depuis longtemps rendu caducs tous les ethnocentrismes.

Il en est de l’universalisme comme des icebergs. Dans la perception d’un iceberg il est deux erreurs à ne pas commettre : l’une consisterait à ne voir que la partie émergée avec des formes, des reliefs, des vitesses et des dimensions à chaque fois différentes – ce sont les différences ethniques, culturelles et linguistiques.

L’autre erreur serait de vouloir ne prendre en compte que l’énorme masse cachée sous la surface en se focalisant sur le fait que tous les humains sont des Homo Sapiens et en finissant par ignorer leurs différences. Ce serait alors un dérapage de l’universalisme des intentions vers un anti-humanisme de fait.

 Or les deux niveaux de l’iceberg sont inséparables : nous sommes déterminés par des universaux logiques et sémantiques, anthropologiques et linguistiques – c’est la partie cachée de l’iceberg, mais nous sommes également dotés de différences et de richesses qui nous distinguent les uns des autres. Il n’y a d’universalisme que s’il est pluraliste et soucieux de respecter cette pluralité et cette richesse. C’est aussi le fondement de l’internationalisme et peut-être aussi du féminisme.

Sous l’iceberg des différences il y a notre commune humanité. Dès lors où situer la limite entre l’autonomie légitime de chaque groupe humain et la nécessaire solidarité avec les autres groupes humains ? Il appartient à chaque groupe, région, ethnie, peuple – en fonction de son histoire – de décider de son degré d’autonomie compatible avec les nécessaires solidarités interrégionales ou internationales. La clé est toujours le principe d’autogestion, lequel respecte l’autogestion des autres.

 

Gilbert Dalgalian


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