vendredi 11 mars 2016

"Il ne peut y avoir de dynamique autogestionnaire sans critique à la racine de l'étatisation et de la marchandisation du monde", par Eugène Bégoc



Il nous est utile de réfléchir aux causes de l'échec du mouvement pour la sixième république, à sa régression du "prenons le pouvoir" de 2012 au "qu'ils s'en aillent tous" de 2010. Mettre en cause le présidentialisme à outrance ; contester le pluralisme très limité qu'encadre le scrutin uninominal majoritaire à deux tours ; récuser les simulacres de pouvoir des députéEs pour renouer avec des instruments d'intervention politique ; dénoncer l'effacement des droits sociaux dans le consensus des deux partis de gouvernement sur "l'État de droit" : ces quatre angles d'opposition et de formulation d'alternatives institutionnelles sont plus que jamais indispensables. Mais ils sont manifestement insuffisants.



L'ÉTAT D'EXCEPTION : LE SYMPTOME D'UN MAL PROFOND 

Le sort fait au peuple grec et aux réfugiés signale la déconstruction du consensus d'après-guerre entre les sociaux-démocrates, les chrétiens-démocrates et les libéraux. À l'échelle européenne comme dans les périmètres nationaux, chacune de ces forces politiques fait place en son sein à des courants néo-nationalistes qui sont potentiellement aussi dangereux que les regains des idéologies et forces d'extrême-droite. L'état d'exception instauré le 13 novembre à minuit concrétise l'inflexion que porte virtuellement cette crise des forces politiques gouvernementales : la négation d'un pouvoir judiciaire distinct du pouvoir exécutif et disposant de moyens de diriger et de contrôler l'action des polices dans la poursuite et la répression des auteurs de meurtres de masse.


La constitution de 1958 a fait sur ce plan de l'État français un anachronisme : l'ordre judiciaire est limité, subordonné aux ministres en place et son indépendance n'est garanti que par le Président de la République. Il est utile aujourd'hui d'œuvrer aux initiatives de la gauche modérée et de la gauche radicale pour sortir de l'état d'urgence et refonder les droits et libertés fondamentales du citoyen : coupure du lien entre le parquet et l'exécutif, intervention des jurys populaires en correctionnelle pour des délits tels que le trafic de stupéfiants ou les violences commises par les policiers dans l'exercice de leurs fonctions, limitation et encadrement stricts des gardes-à-vue, réforme de la justice des mineurs et redéploiement des moyens de la PJJ. C'est là un point majeur des campagnes à développer dans l'élection législative à venir.
 


L'ACTUALITÉ DE LA DÉCENTRALISATION
 

Le deuxième point essentiel aujourd'hui est de tirer les enseignements de l'étape 2 de la recentralisation, dix ans après le mouvement initié par Chirac au sortir de son duel avec Le Pen. Le schéma de la nouvelle organisation territoriale de la République est connu. Les assemblées régionales sont réduites au rôle de chambre d'enregistrement. L'intégralité du pouvoir est exercé par un quatuor : l'exécutif régional, le préfet de région, le directeur de l'Agence régionale de santé et le recteur. L'objectif est d'en faire le maillon intermédiaire entre les cabinets ministériels et les grands corps de l'État d'un côté, quelques exécutifs urbains et les exécutifs départementaux de l'autre, ceux-ci chargés de gérer des équipements scolaires, la ruralité et surtout les minimas sociaux. Immédiatement, le parti gouvernemental de droite et celui de gauche se restructurent autour de leurs onze chefs de file régionaux pour tenter de réduire des dysfonctionnements de plus en plus criants.

L'inertie des citoyenNEs de gauche tient en partie, mais en partie seulement, à l'effet de sidération devant l'accumulation des renoncements dès 2012, de l'abandon du récépissé lors des contrôles d'identité aux carences d'appui aux salariés pour la reprise de leurs entreprises. Cette inertie résulte au moins autant de l'effondrement d'une certaine pratique politique à gauche, réduite à quelques rituels électoraux et à des prises en compte partielle et partiale de l'économie sociale et de la pluralité culturelle. Le régionalisme et le féminisme ont certes transformé le tissu associatif, syndical et politique avec le relai plus récemment de l'altermondialisme, mais insuffisamment. L'apathie qui a conduit aux scrutins de 2014 et 2015 a des racines dans l'épuisement de formes de sociabilités anciennes : la donne ne pourra être changée que par un renouvellement des sociabilités des classes populaires et des couches moyennes. Ce qui exige de saisir ensemble les enjeux de vie quotidienne et les enjeux de politique institutionnelle.


Un des moyens d'évacuer cette direction de travail est de tenir pour irréversibles la concentration institutionnelle et ses objectifs de généralisation de l'austérité. On peut penser au contraire que l'issue de la crise institutionnelle que traversent notamment la Grande Bretagne, l'Allemagne et la France - séparément et conjointement - n'est pas en vue. Le grand huit souterrain planifié par Sarkozy et Hollande d'Orsay à Clichy-sous-Bois par exemple n'a pas d'équivalent dans le monde et l'architecture institutionnelle de Grand Paris à laquelle il a donné lieu a peu de chance d'accoucher d'autre chose que de l'empêchement de réalisations communales dans la petite et la grande ceintures. Si l'union des deux Normandie relevait du bon sens, qu'attendre de l'absorption de la Picardie par le Nord-Pas-de-Calais ? Certainement pas la politique éducative spécifique qu'appelle aujourd'hui encore le choix de la IVème République de sous-scolariser les enfants des ouvriers agricoles et qui avait nécessité la création en 1961 du rectorat d'Amiens. Sans compter que sur le plan de l'habitat, des armatures du tissu productif et des transports collectifs interurbains, le passage de 21 à 11 exécutifs régionaux dans hexagone n'apporte aucun début de réponse aux enjeux de qualification, de développement et de sobriété de consommations des ressources fossiles proclamés par ailleurs.

 

METTRE EN CAUSE L'ADOSSEMENT DES DEUX PARTIS GOUVERNEMENTAUX AUX GRANDS CORPS DE L'ÉTAT 

En France, la liquidation brutale de la sidérurgie, du textile, de l'âge de la machine-outil et la recomposition des régions agricoles est allée de pair avec le recours systématique à l'intérim, aux CDD, aux temps-partiels et au chômage massif chez les plus de cinquante ans. Le paritarisme et l'appareillage gouvernemental ont ainsi assuré la reproduction de l'ordre existant : le niveau de productivité est dans les plus élevés de l'Union européenne. Venus au grand jour avec la chute de la 4ème République, l'idéologie technocratique des Grands corps de l'État - au premier rang desquels les corps techniques, X Mines et X - Ponts - et le primat de l'économie ont toujours plus gagné en force, en particulier depuis 1968, 1981 et 1989, les jalons de "la fin des grandes idéologies". Les institutions de la 5ème République, la prééminence de l'exécutif sur le législatif notamment, ont donc apporté de vrais bénéfices du point de vue de la classe dominante. Est-ce inscrit dans le marbre pour toujours ? Rien n'est moins sûr.


Les moments politiques qu'ont constitué l'hiver 95, le printemps et l'hiver 2005 puis l'automne 2010 ont montré la fragilité du pouvoir concentré à l'Élysée et Matignon. Le quinquennat Hollande-Ayrault-Valls le démontre par l'absurde : disposant des exécutifs régionaux en plus de l'Élysée, du Sénat et de la Cour des comptes en plus de la majorité absolue au Palais Bourbon, les députéEs éluEs par des voix de gauche ne laisseront de cette mandature que la longue litanie de l'accord national interprofessionnel, les crédits d'impôts pour les très grandes entreprises, la recentralisation, l'état d'urgence et la contestation unilatérale du code du travail. Recherches, médias, enseignement, universités, économie sociale, santé, culture, relations internationales, filières énergétiques, agriculture, industries... : autant de déserts dans le travail de cette mandature. Quant à la droite et au plaidoyer "pour l'État fort" de Juppé, ils n'annoncent rien d'autre que la confirmation de cette particularité de l'État français, la permanence des grands corps de l'État et leur aptitude à gérer à distance des vicissitudes des partis de gouvernement. Or ces grands corps d'État ne sont pas exempts d'esprit de système et de caste et sont eux-mêmes générateurs de vicissitudes.
 

C'est Tchuruk, du corps des ingénieurs de l'armement, décidant, en réponse à la globalisation capitaliste, de faire d'Alcatel un groupe industriel "sans usine". C'est Lévy, X-Mines, maintenant l'exposition d'EDF aux risques du portage solitaire d'une technologie de centrale nucléaire qui certes n'a pas de concurrent dans le monde, mais sans doute pas non plus de marché. C'est encore Gallois, HEC et ENA promotion Charles de Gaulle, promoteur de ce fameux CICE et de l'affichage du ralliement à la politique de l'offre qui devait relancer l'activité et l'emploi dès 2014. C'est aussi Marc Guillaume, auditeur du Conseil d'État, passé le 4 mars 2015 du secrétariat du Conseil général du Conseil constitutionnel à celui du gouvernement et propagandiste infatigable de la déchéance de nationalité. 

On pourrait multiplier ces exemples de décisions - plus contestables souvent qu' elles ne sont contestées - et mettre en relief les biographies similaires et les cooptations opérées au sein des grands Corps de l'État : Jouyet et Delmas, les oreillettes de Hollande comme Mignon et Guéant l'étaient pour Sarkozy. Sans oublier ce corps préfectoral qui n'existe qu'en France, véritable garant de l'assujettissement des assemblées élues par des exécutifs qui singent toutes les figures de la personnalisation du pouvoir, du maire au "président" de l'intercommunalité, du conseil général ou régional. Principal résultat de la pérennisation de cette création de 1800, de son ouverture au "tour extérieur" et de sa féminisation aux lendemains de 1981 : la consolidation de la cooptation de quelques grands élus socialistes et "républicains" par département, avec quelques appendices PRG, écologistes, huistes, chassaignistes et bien sûr udistes. On peut considérer que comptent dans les Grands Corps de l'État, dans la justice et dans l'armée 1 à 2000 personnes, chez les managers des groupes publics et privés environ 2000 personnes et dans les assemblées politiques un à deux milliers, soit moins de dix milles décisionnaires. 

Avec d'autres mécanismes, les pouvoirs privés et étatiques ne sont pas moins concentrés dans les deux autres États nations qui dominent la pyramide des vingt-huit, l'Allemagne et la Grande-Bretagne.



CONSTRUIRE DES FORUMS CITOYENS POUR UNE ALTERNATIVE À GAUCHE


Pour les cinq ans à venir, il est donc assez vraisemblable que perdure cette gestion étatique française, deux partis gouvernementaux en crise, qui s'adossent aux capacités gestionnaires des grands corps de l'État en même temps qu'ils tentent de se reconstruire une assise aux échelles des régions. La conférence "emploi" des exécutifs régionaux réunie par Matignon préfigure les nouvelles règles du jeu entre PS et les Républicains. 


Au menu : directives gouvernementales à délivrer à la CAF pour le contrôle des bénéficiaires du RSA, à Pôle Emploi et aux DIRECCTE pour l'encadrement des chômeurs et des chômeuses ; fléchage régional vers les emplois non pourvus ; mise à l'étude de l'apprentissage à 14 ans ; rationalisation des programmes de formation ; accord sur l'adéquation création d'emploi et monde de l'entreprise et donc levée des freins imputables à l'intervention des juges et à la législation.


Quelles priorités se donner collectivement dans ce moment politique ? Les records de voix des partis d'extrême droite ne permettent aucune complaisance sur les tentations au vote blanc et à l'abstention. À l'inverse, s'inscrire dans le jeu électoral tel qu'il est est mortifère, tout comme serait mortifère le fait de ne pas articuler oppositions de rue (pour sortir de l'état d'urgence, du chômage de masse et de l'ère du libre licenciement...) et espaces de débat et d'initiatives.


Syndicalistes, élus de comités d'entreprise, d'associations ou d'assemblées politiques, sensibilités des gauches non gouvernementales, citoyenNEs peuvent se rassembler dans des forums citoyens pour une alternative à gauche. Les sujets ne manquent pas : soutien actif aux réfugiés ; table ronde avec les salariés des CAF, de Pole Emploi et des organismes de formation pour mettre en place des parcours de qualification ; états généraux des comités d'entreprises du bassin d'emploi et de l'économie sociale orientés sur l'organisation d'ateliers de projets locaux... Bien entendu, de tels forums auront à étudier les freins aux initiatives qu'organisent les règlementations et financements nationaux et européens et donc à inventorier les interventions institutionnelles et électorales nécessaires. Donc à arrêter les axes politiques et à choisir les candidatEs de la prochaine élection législative.


C'est en liant mises en mouvement, forums d'initiatives et propositions politiques et institutionnelles qu'il est possible de renouveler les formes d'interventions collectives et de recommencer à contester la 5ème République et les pouvoirs que cet État sert. 



L'AUTOGESTION CONTRE L'ÉTATISME


L'écart n'a cessé de grandir depuis 1968 entre, d'un côté, l'élévation de la coopération dans le travail et des qualifications dans tous les groupes sociaux et, de l'autre, les freins à l'innovation sociale et démocratique. Depuis 68 également, les rapports sociaux capitalistes ont connu des changements notables, en premier lieu l'abandon du pari sur les marchés intérieurs comme relais des dynamiques de "croissance." Ce pari est forclos. L'urbanisation et l'industrialisation des "pays émergents" ont fait émerger de nouveaux acteurs capitalistiques. Mais depuis les années 90 et le déploiement de la globalisation, les réflexions collectives sur l'ordre politique international ont été mises sous le boisseau. Excepté Sassen et le binôme Hardt et Negri, peu de travaux sont venus éclairer la mondialisation de l'État, au moins aussi déterminante que la mondialisation "ordolibérale." Il ne peut y avoir de dynamique autogestionnaire sans critique à la racine de l'étatisation et de la marchandisation du monde. Ce qui appelle un vrai programme de travail.


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