vendredi 3 mars 2017

Populisme : à l'origine d'un mot valise. Fragment de controverse, par Eugène Begoc

8,5 % des voix à l'élection présidentielle de 1892, 10% à l'élection de 1894 : le People Party ou Parti du Peuple des USA reste un exemple inégalé d'une protestation aboutie par les urnes. C'était dans les États-Unis de la deuxième révolution industrielle. 

Le moment politico-social 

L'oligarchie - que Jack London mettra en accusation en publiant en 1908 le Talon de fer - est alors en pleine ascension. Les financiers et les capitaines d'industrie bénéficient toujours des effets démultiplicateurs des budgets de la guerre de Sécession et des reconstructions consécutives. Les conseils d'administration qui président à la construction des chemins de fer se font octroyer de larges bandes foncières de part et d'autre des tracés qu'ils négocient. 

Spéculation et corruption adhèrent de toutes parts à un formidable développement de la grande industrie, de la mécanisation agricole et des métropoles urbaines. Les Républicains abolitionnistes règlementent timidement les conglomérats industriels ; ils tentent, également timidement, de contraindre les États du sud et le Parti Démocrate à lever leurs veto au droit de vote des anciens esclaves. 

Le mouvement ouvrier est en croissance exponentielle dans les lieux de travail, grèves multiples et effervescence syndicale réunies. La convention de 1892 du Parti du Peuple retient un programme réformiste, au moins sur le papier : nationalisation des chemins de fer, du téléphone et du télégraphe ; baisse du temps de travail dans l'industrie ; réquisition des terres inutilisées par les compagnies ferroviaires ; abolition du suffrage indirect pour l'élection des sénateurs ; référendum populaire.

The People's Party dans les premiers pas du bipartisme 

Pour leur premier positionnement, les comités du Parti du Peuple recherchent l'alliance des unions du travail dans les secteurs de grande industrie et l’appui des Républicains dans les États du sud. Leur recrutement privilégie les petits exploitants du coton et les fermiers du blé menacés par la dégradation de leurs sols et par les fermes géantes. 

Factuellement, le million de voix que réunit leur « ticket présidentiel » en 1892 facilite la défaite du président républicain sortant au profit de son prédécesseur démocrate. 

Très vite le Parti du peuple entérine la victoire des Démocrates. Il soutient les mesures les plus brutales, notamment l'annulation - pour un gros demi-siècle - de l'obligation fédérale faite aux États d’intégrer à leurs législations les droits civils des Noirs. En 1896, les membres du Parti du Peuple se fondent dans la convention et le programme présidentiels des Démocrates. 

Les deux usages de la catégorie en sciences politiques 

Dans la vulgarisation de l'histoire américaine, cette levée électorale des "petits" contre le Big business et les premiers pas du bipartisme états-uniens n'est que brièvement évoquée. Est-ce parce qu’elle cadre mal avec l'image lisse du marketing du Parti Démocrate du 20ème siècle ? Cette courte mais massive jacquerie électorale donne la jauge de la brutalité des premières présidences démocrates. 

Rappelons sur ce point que l’inversion des positions droite/gauche entre le Parti Démocrate et le Parti Républicain intervient bien plus tard et très incomplètement : les droits civils des noirs et métis ne sont à nouveau reconnus qu'à compter des années soixante. 

L’intégration du Parti du Peuple par les Démocrates, du parti des « petits » par le parti du Big business, n’anticipait pas du tout ce mouvement historique. Il en a même été à l’exact opposé. 

Peu cité historiquement, l'épisode occupe par contre une grande place dans la science politique des universités américaines : elles en ont conçu une catégorie d’analyse de la pathologie des régimes de suffrage universel, la catégorie du "populisme". 

La catégorie a longtemps été utilisée pour discréditer les oppositions aux stratégies impérialistes en Amérique latine et en Amérique centrale. Avec utilité en revanche, les universités européennes l'emploient depuis 1995 pour analyser les stratégies qui actualisent les politiques d'extrême droite défaites en 1945 ; il s’agit notamment de distinguer ces stratégies de la crise endogène des démocrates chrétiens (arrivée au pouvoir de Berlusconi par exemple) et de la radicalisation générale des droites européennes (en Autriche et en France notamment). 

La genèse de la notion n’offre aucune prise à l'ambiguïté : il n'y a de populisme en suffrage universel que vers la droite.

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