mercredi 15 mars 2017

Etat fort et exclusion, par Michel Fiant (janvier 1996)


En Europe, depuis la crise de 2008, il est impossible de ne pas se poser la question de la résilience du capitalisme, singulièrement depuis Lisbonne, Athènes ou Dublin... Quels secteurs échappent encore aux quelques centaines de transnationales qui - au-delà et en deçà de la financiarisation - gèrent en oligopoles les quatre à cinq grandes zones planétaires de mise en cohérence de la production des biens et des services ? 

"L'uberisation" des services comme l'intégration robotique de nouveaux cycles de transformation des matières ne manquent pas d'être invoquées comme menaces et dissociation entre une minorité de femmes et d'hommes "inséré.e.s" et une majorité croissante "d'excédentaires". En réalité, les facultés de coopération dans le travail se sont déployées au point où une déprolétarisation radicale de l'humanité paraît possible à l'échéance de quelques générations. 

Le retard politique, d'appréhension des réels et des possibles, handicape le présent : les intérêts politiciens, de "cohérence du discours" et de la carrière sont plus prégnants que jamais, jusque dans les mouvements politico-sociaux majeurs, en Espagne, en France…  La vulgate anti-libérale prompte à réinventer le chevènementisme oublie un trait majeur du moment et de la période : la mondialisation de "l'économie de marché" a comporté bien avant Bretton Woods la mondialisation de l'État-nation. 

L'appel à l'État contre le marché a une pertinence, elle ne peut pas s'abstraire des transformations politiques en développement dans un monde où le salariat mis en relation par le marché est passé en trente ans d'un milliard 1/2 d'individus à plus de trois milliards. 


Le texte republié ici ouvrait le débat du congrès de janvier 1996 de l'Alternative Rouge et Verte. Crise de l'Union européenne dans l'élargissement à quinze et face aux guerres atroces d'éclatement de la Yougoslavie ; première guerre d'Irak ; effondrement de la démocratie chrétienne italienne sous les coups de l'opération mani pulite mais ascension de Berlusconi ; chaos politique au RPR de Pasqua et Chirac et au PS de Mitterand, Emmanuelli et Jospin ; attaque frontale de Juppé contre les fonctionnaires, EDF-GDF, la SNCF et les routiers… : les similitudes ne manquent pas avec le moment actuel. Les moments de crise permettent de déceler derrière l'évidence de la pérennité des rapports sociaux capitalistes où se situent les dynamiques de dépassement et les points de blocage. C'est l'intérêt de la relecture de ce travail. 

Eugène Begoc 


Lors des élections de 1995 et depuis, les signes avant-coureurs d'une crise des institutions politiques françaises se sont multipliées. Il y a des causes spécifiques à ce pays, mais elles interviennent dans une  mutation incontrôlée des rapports sociaux et des formes politiques entrainée par la mondialisation capitaliste. Dans les Etats dominants eux-mêmes, la démocratie parlementaire n'assure plus qu'imparfaitement cette stabilité politique relative dont ils ont bénéficié depuis la seconde guerre mondiale.


Dans de nombreux pays, notamment en Europe, se dessine le risque d'Etat fort. Généralement, les Etats forts impliquent des pouvoirs étendus à l'exécutif, un rôle important donné aux appareils répressifs, au contrôle social (médias, fichage) et utilisent le recours à des procédures d'exception pour gouverner de façon arbitraire. En France, ce risque prend une acuité particulière. L'Etat est en crise, la majorité de la société ne se reconnaît pas vraiment dans les forces politiques établies. 

Décembre 1995 est un coup de frein pour la politique répressive de Chirac et Juppé; mais rien n'est joué, rien n'est réglé. Les échéances sont retardées, mais les incohérences, les contradictions de la société et des  institutions françaises sont toujours en œuvre. La déchirure des solidarités populaires provoquée par l'exclusion non seulement prive la gauche de la majorité sociale et politique auxquels elle peut prétendre, mais au contraire nourrit les courants racistes et réactionnaires exprimés notamment par le Front national.


Cette menace ne peut être écartée que par des réponses concrètes au chômage, à l'exclusion,  à l'insécurité, au déficit démocratique, c'est-à-dire par l'émergence d'une réelle alternative. Cette tension entre les solutions autoritaires et les perspectives d’une alternative sociale, démocratique, écologique va polariser et structurer la scène politique française dans les années qui viennent.


Lors des élections de 1995 et depuis, les signes avant-coureurs d'une crise des institutions politiques françaises se sont multipliés. Il y a des causes spécifiques à ce pays, mais elles interviennent dans une  mutation incontrôlée des rapports sociaux et des formes politiques entrainée par la mondialisation capitaliste. Dans les Etats dominants eux-mêmes, la démocratie parlementaire n'assure plus qu'imparfaitement cette stabilité politique relative dont ils ont bénéficié depuis la seconde guerre mondiale.


Dans de nombreux pays, notamment en Europe, se dessine le risque d'Etat fort. Généralement, les Etats forts impliquent des pouvoirs étendus à l'exécutif, un rôle important donné aux appareils répressifs, au contrôle social (médias, fichage) et utilisent le recours à des procédures d'exception pour gouverner de façon arbitraire. 

En France, ce risque prend une acuité particulière. L'Etat est en crise, la majorité de la société ne se reconnaît pas vraiment dans les forces politiques établies. Décembre 1995 est un coup de frein pour la politique répressive de Chirac et Juppé; mais rien n'est joué, rien n'est réglé. Les échéances sont retardées, mais les incohérences, les contradictions de la société et des  institutions françaises sont toujours en œuvre. La déchirure des solidarités populaires provoquée par l'exclusion non seulement prive la gauche de la majorité sociale et politique auxquels elle peut prétendre, mais au contraire nourrit les courants racistes et réactionnaires exprimés notamment par le Front national.


Cette menace ne peut être écartée que par des réponses concrètes au chômage, à l'exclusion,  à l'insécurité, au déficit démocratique, c'est-à-dire par l'émergence d'une réelle alternative. Cette tension entre les solutions autoritaires et les perspectives d`une alternative sociale, démocratique, écologique va polariser et structurer la scène politique française dans les années qui viennent.




Une époque de mutation


La grande période de mutation que nous vivons se caractérise aussi par l'incohérence entre la société planétaire qui émerge et le réseau d'Etats qui subsiste. Contrairement aux phases précédentes de l'histoire du capitalisme où la concentration du capital impliquait une concentration des pouvoirs de l'Etat, ceux-ci régressent car il s'avère incapable d'assumer les fonctions souveraines qui le justifiaient. L'Etat avait donné au capital marchand et industriel les armes, les territoires, le droit nécessaire à son développement. 

La mondialisation du capital, fait que les décisions de quelques centaines de transnationales restreignent les marges de manœuvre des Etats en matière monétaire, fiscale, juridique, militaire, sauf précisément à mettre en question le primat du profit. Or leurs constitutions, leurs structures, leurs idéologies, leurs personnels ont été précisément produits pour la défense du capitalisme, mais d'un capitalisme national.


Déjà la démocratie parlementaire avait développé des tendances antagoniques. La complexité croissante des rapports et des intérêts sociaux, les luttes et les conquêtes démocratiques qui plus ou moins accompagnèrent et conditionnèrent cette évolution sociale, ont conduit cette démocratie parlementaire à des contradictions nouvelles. 

En France notamment le suffrage universel des hommes, puis des femmes, le poids croissant des partis ouvriers rendaient difficile les arbitrages d'intérêts au sein de la bourgeoisie et donc la stabilité gouvernementale. Le présidentialisme dans lequel le gouvernement procède d`un président élu direct du corps électoral, le bipartisme qui réduit et lamine les extrêmes, font partie des solutions héritées de ce passé. Les constitutions des pays capitalistes avancés ont presque toutes intégré ces dispositions sous des formes adaptées. 

Alors s'installe un dispositif d'alternance, entre un centre droit et un centre gauche qui se disputent le gouvernement avec des politiques peu différenciées, en tout cas acceptant le système capitaliste existant. Avec ces équilibres politiques fragiles le recours au Parlement, pour répondre à des intérêts multiples et complexes, devient de plus en plus difficile. Une démocratie de consensus se met en place.


Les ministres négocient avec les représentants des intérêts en cause, élaborent les décisions, lois et règlements, les assortissent des quelques concessions nécessaires pour limiter les manifestations d'opposition et ne viennent devant le Parlement que pour en vérifier la faisabilité politique et sociale et leur donner légalité et légitimité, quitte pour cela à accepter des amendements mineurs.


Or la mondialisation conduit à la multiplication des organismes intergouvernementaux. En 1951 il y avait déjà plus de 120 de ces organismes, en 1984 ils étaient plus de 360. Dans les dix dernières années leur nombre et leur responsabilité se sont encore accrus. Mais ces structures prennent des décisions d'une forme particulière. Fruit de compromis entre Etats - parfois nombreux - elles se prêtent à des interprétations multiples; certains des signataires - tel le gouvernement des USA - se dispensent d'en respecter les clauses lorsqu'elle les gênent. Il n'y a pas ce test de lisibilité et de faisabilité qu'autorisent encore les assemblées élues. Il n'y a pas cette légitimité que donne une consultation électorale ou référendaire.


Ces deux tendances, dévalorisation des institutions parlementaires, dévolution des décisions à des instances intergouvernementales, rendent incompréhensibles les enjeux, les lieux, les acteurs de choix parfois majeurs. Elles réduisent l'autorité, la légitimité de la démocratie parlementaire et donc de l'Etat-nation. L'abstentionnisme, le scepticisme, les votes refuges se développent. L'œil rivé sur les sondages, multipliant les effets d'annonces et les coups médiatiques, les gouvernements sont de plus en plus désarmés. Dans l'Union européenne, les décisions en faveurs du libéralisme économique sont prises entre élites sans véritable légitimité. A charge aux différents Etats de faire appliquer cette politique, au besoin par la force contre les peuples en remettant en cause les compromis sociaux antérieurs. L'appareil d'Etat se renforce sans pouvoir trouver de remèdes.


Le régime politique est dès lors menacé par les crises économiques et sociales, les manifestations de rue et les mouvements d'opinion.


La crise institutionnelle appelle des solutions nouvelles  

La société capitaliste a connu des périodes comparables, pendant lesquelles l'économie, les rapports sociaux, les  et les représentations idéologiques étaient en crise. Dans des contextes différents, elle a "fabriqué" plusieurs réponses. Ce n'est pas que les classes dominantes et les groupes dirigeants aient eu des plans préétablis de solutions. Mais ils ont pragmatiquement et progressivement mis en place des politiques préservant l'essentiel de leurs intérêts dans ces situations difficiles.


Dans la grande crise ouverte en1929,l'une des réponses, expérimentée d'abord en Suède et aux USA, consista en une relance étatique des investissements avec ce que cela comportait d’inflation,, une certaine  redistribution des revenus au profit des salariés et une extension des droits réels des travailleurs. Cette politique théorisée par Keynes fut généralisée dans la plupart des pays de l'ouest européen au lendemain de la seconde guerre mondiale. Ces pays avaient la particularité de dominer un vaste empire colonial et économique et d'avoir de longue date établi une démocratie parlementaire, donnant une légitimité populaire à l'Etat - nation.


Du point de vue politique, en plus de la démocratie parlementaire, l'histoire proposait une autre solution : le bonapartisme. De nombreux gouvernements s'en inspirèrent d'ailleurs sans reprendre l'ensemble des politiques et des institutions qui caractérisaient le premier et le second empire. Dans ce régime, un chef charismatique - souvent un général victorieux - bousculant les institutions antérieures grâce à son autorité, établit un compromis dans lequel  la domination bourgeoise -stabilisée puis renforcée - est équilibrée par des concessions économiques aux salariés et à la petite bourgeoisie.


L'Etat fasciste ou nazi répond à d'autres situations. Les mouvements et idéologies autoritaires et xénophobes qui le préparent sont nés de la misère, dans une crise politique et institutionnelle très profonde. Cela leur a permis de rassembler des masses petites bourgeoises, de démanteler le mouvement ouvrier à la fois par une répression généralisée exercée par les groupes armés du parti extrémiste, et aussi par le ralliement de pans du mouvement ouvrier lui-même. Fascistes et nazis se présentent comme des mouvements anticapitalistes. 

Dans les faits leur accession au pouvoir n'est possible qu'après un accord avec les principaux groupes capitalistes. Celle-ci se traduit par une baisse notable du niveau de vie des salariés, par des fermetures autoritaires -dans l'exemple nazi- des petits commerces, partiellement compensées par la place donnée dans l'appareil de l'Etat à la plèbe. Il faut souligner que les régimes fasciste en Italie, nazi en Allemagne, se sont installés dans des pays où la culture démocratique, produit des régimes parlementaires, était absente ou superficielle.


L'obsession raciste et notamment antisémite - les juifs étant d'ailleurs attaqué à la fois comme représentant de la ploutocratie et du communisme - héritée de la droite allemande et autrichienne va déboucher sur le massacre que l'on sait. La barbarie et l'horreur de cette extermination des " sous-hommes" vont faire d'Auschwitz le symbole du nazisme, non seulement pour ses ennemis mais aussi pour ses thuriféraires et ses nostalgiques.


La guerre, comme préalable ou comme objectif, est le plus souvent la condition nécessaire des bonapartismes et des fascismes. Elle permet une mobilisation, y compris symbolique, autour de l'Etat. Car ces solutions ont été mises en œuvre dans l'espace politique et économique de l'Etat, au nom de la grandeur de la nation ou de la race.


La classe dirigeante et dominante connaît ces exemples, les bénéfices qu'elle pourrait en attendre, mais aussi les menaces qui pourraient en surgir. Elle va devoir innover pour préserver les investissements et les échanges des transnationales. Le mouvement démocratique et populaire doit donc se préparer à répondre non aux formes anciennes de dictature ou de semi-dictature, mais à des formes nouvelles d'Etat fort. Ces formes de domination seront en particulier liées à la gestion de l'exclusion sociale et à la maîtrise des risques d'explosion sociale de la part des exclus. Elles utiliseront toutes les techniques modernes de contrôle de l'opinion publique et de fichage des personnes.


Ces tendances autoritaires ne sont pas nécessairement contradictoires avec le développement du libéralisme économique et de la domination du marché dans tous les domaines. Les lois du marché donnent à la bourgeoisie et à la technocratie des moyens supplémentaires de pression et de contrôle sur les exploités et les dominés (pression de la concurrence entre les individus et chômage). Des essais ont eu lieu à nos portes; d'autres se profilent outre Atlantique ; l'échec immédiat de ces tentatives autoritaires n'empêchera nullement leur répétition sous des formes aménagées, si les forces de contestation ne sont  capables d'ouvrir une perspective alternative.


La société française en crise

Alors que la dynamique de l'économie asiatique semble permettre une sortie de la dépression mondiale, la conjoncture reste médiocre en France comme dans la plupart des pays occidentaux. Mais les effets de cette stagnation sont contrastés. Les salaires et les indemnités sociales stagnent ou régressent alors que les profits augmentent, tant d'ailleurs dans les entreprises métropolitaines que dans celles créées dans les pays émergeants. C'est la cause première de cette déchirure sociale que tous les partis reconnaissent mais que peu combattent réellement. 25 à 30% de la population active est en chômage ou contraint à un travail intermittent ou partiel. Petits commerçants et petits patrons sont également menacés, mais se plaignent de ne pouvoir diminuer les salaires et les charges.


Le chômage débouche  souvent sur l'exclusion. Etre exclu de l'entreprise, du logement, c'est pour les uns rompre avec son milieu, perdre ses marques, ses références sociales; c'est pour d'autres s'installer dans la marginalité, les petits boulots, la combine et quelquefois la délinquance. Cette rupture du milieu populaire est particulièrement grave. Pour ceux qui ne voient de la société que ses vitrines et ceux qui les gardent, la révolte prend facilement corps dans la dégradation, l'atteinte aux biens et aux personnes. Pour certains encore intégrés mais se sachant menacés, il faut trouver des boucs émissaires. Le jeune, l'algérien font l'affaire. Car pour nombre de petites gens, l'indépendance du peuple algérien marque la fin de l'empire et de la grandeur de la France. Dès lors se développent des réactions réciproques de défense et d'agression. Certains démagogues s'emparent de cette crise identitaire et sous prétexte de nationalisme, proposent une politique et un régime réactionnaires, voire une dictature. Ils trouvent dans les milieux populaires désorientés une part importante de leur électorat. Cette fracture ainsi s'agrandit . Si elle n'est pas comblée, aucune majorité sociale et politique pour le changement ne peut exister.


Mais il y a d'autres raisons fortes. Dans le couple inséparable du capital et de l'Etat, c'est le premier qui désormais a prééminence. La liberté planétaire des capitaux et des profits réduit le rôle de l'Etat national et là où elle est affirmée, de la souveraineté populaire.


Tant au niveau européen que mondial, les instances intergouvernementales, sans publicité ni contrôle, arrêtent nombre de dispositions qui s'imposent aux nations. 0r la crédibilité parlementaire était déjà en question. D'autant que les partis de la gauche traditionnelle, faute de vouloir ou de pouvoir - à la longue l'un entraîne l'autre - s'appuyer sur des mobilisations populaires, se sont plus ou moins intégrés à l'appareil d'Etat. Dans leur fonction médiatrice entre cet État et leur électorat nul ne sait plus quels intérêts l’emportent. Ils s'en remettent ainsi au marketing politique pour s'adresser à l'électeur-consommateur. Après quelques expériences, le scepticisme et l'absentéisme grandissent. Le marché maintenant tue la démocratie.


Dépression économique, rupture des solidarités populaires, crise des institutions et des représentations,telles sont les causes essentielles du désarroi politique.


Si les causes de cette crise sont nombreuses, elles se renforcent réciproquement et il y a maintenant une "totalité réactionnaire" que l'on ne peut plus dissocier. Toute tentative de réponse seulement économique ou sociale, seulement politique ou idéologique est vouée à l'échec.


La droite vers l'Etat fort…

Pour le capital, l'économie maintenant c'est la guerre mais par d'autres moyens. Il n'y a plus de conflits, de conquêtes qui puissent ouvrir de nouveaux espaces, donner un nouvel élan.  Le pouvoir économique et le profit se concentre dans quelques pays occidentaux mais le développement se fait ailleurs, notammenten Asie. Ni les salariés, ni la petite bourgeoisie n'en auront les retombées, bien au contraire. La vieille nation impérialiste et coloniale qu’était la France est particulièrement frappée, dans l'économie et les symboles. Aussi la crise de l'Etat-nation est ici particulièrement exemplaire, comme était exemplaire sa construction et ses institutions.


L'explosion sociale de décembre 1995, avec la grève de la fonction publique et les puissants cortèges qui vinrent la  soutenir, est un symptôme fort de crise. Elle va freiner les tentations autoritaires de Juppé, retarder les échéances mais par là même, souligner l'inadaptation des institutions et des idéologies de la 5ème République.


Aucune mesure, aucune politique ne semble capable de redonner à l'Etat dynamisme et légitimité. La classe dirigeante et dominante est profondément divisée. Les partis et les politiciens de droite s'affrontent de façon confuse, autour de solutions aussi chimériques les unes que les autres. Le président Chirac ne peut réaliser la moindre de ses promesses, son agitation ne peut faire illusion ; de fait il ne dépasse pas la gestion balladurienne des affaires , mélange d'effets d'annonces sans suite et de demi-mesures. Car avec ou sans Juppé on ne voit pas comment il pourrait échapper à cette politique. L'ultra libéralisme de Madelin permettrait sans doute une prospérité accrue pour quelques-uns mais au détriment des salariés du public et du privé et a fortiori des précaires et des exclus. Les compromis sociaux et institutionnels mis au point au travers d'un siècle d'effort - pressions et répressions mêlées - de la classe dominante, sont certes menacés par les mutations en cours; les détruire complètement déboucherait sur un chaos politique d'issue très incertaine.


Le néo gaullisme prôné par Séguin suppose un retour de l'Etat dans la politique comme dans le quotidien, sans doute certaines redistributions des revenus, mais aussi un retrait des engagements européens, notamment monétaires. Il pourrait être présenté comme provisoire mais s'avérerait lourd de conséquence. Car l'Europe se débat aujourd'hui dans l'impasse monétariste où l'a engagé le traité de Maastricht. Si les gouvernements allemand et français se dissocient maintenant, les partisans du grand marché atlantique l'emporteront. L'Europe politique sera réduite à des confrontations épisodiques. Le capital survivra mais le problème des institutions sera à nouveau posé. 
A défaut d'une défense commune du modèle européen de gestion politique, par le compromis et le consensus, c'est vers des solutions répressives que devraient se tourner tous les Etats occidentaux.


Entre ces deux formes de crise institutionnelle ouverte ni Chirac, ni le RPR et l'UDF dans leur majorité ne choisiront ; c'est donc vers une crise larvée plutôt que déclarée que ce pays risque d'aller. 

Cette situation serait particulièrement favorable au développement du Front National. Le parti de Le Pen est sorti de la marginalité dans les années 80. Il a enregistré des progrès électoraux constants. Et derrière les 15,2% obtenus  Le Pen lors des présidentielles de 1995 apparaissent des zones de plus forte influence dans la banlieue parisienne, l'est de la France, le littoral méditerranéen. Les sondages tendent à montrer qu'il fait presque jeu égal avec le PS chez les ouvrier de nationalité française (Le Pen 22%, Jospin 23 %) et qu'il remporte nettement auprès des chômeurs (Le Pen 3l%, Jospin 23%), du moins ceux qui ne se sont pas réfugiés dans l'abstention. 

Ces indications sont en tout cas significatives et très inquiétantes. Grâce aux élus et aux réseaux militants de plus-en plus stables qu'il développe dans les communes et les secteurs, il n'est déjà plus à la merci d'un brusque retournement d'opinion. Il n'est cependant pas en état d'envisager des affrontements physiques avec la gauche et les syndicats. Il est maintenant admis, banalisé ; il dirige des municipalités importantes (Marignane, Orange, Toulon). Il soumet à une pression croissante les partis de droite pour les amener à accepter une alliance. Mais, si nombre de ses dirigeants et membres visiblement s'inspirent des exemples d'Hitler et de Mussolini, le FN ne peut reproduire ces exemples. Il défend la préférence nationale pour l'emploi, le logement, la protection sociale, mais ne se prétend nullement anticapitaliste. Il s'affirme nationaliste mais en même temps libéral. Il a trouvé et stabilisé un électorat d'ouvrier et d'employés, mais sans entraîner une aile structurée du mouvement ouvrier. La cohabitation d'adhérents issus de ce milieu avec les catholiques traditionalistes très présents au FN n'est pas non plus évidente. Le soutien d'une partie significative du capitalisme français, sera difficile à obtenir, les stratégies mondiales que celui-ci développe ne seraient pas compatibles avec un Etat fasciste qui prétendrait assurer la direction de certaines entreprises ou branches de l'industrie ou des services. 

Mais ce n'est pas la reproduction à l'identique des modèles de l'entre-deux guerres qui est à craindre, mais la constitution d'un nouveau régime dictatorial. Il faut donc souligner et préciser le danger constitué par le Front National :

·        Il "rationalise" et banalise les aspirations réactionnaires qui se développent dans une partie de la population

·        il rend acceptables le racisme d'état et les régressions réactionnaires (contre les femmes);

·        il offre une solution de recours pour le capitalisme en cas de débâcle financière et économique ou d'effondrement des institutions existantes

·        il favorise la dialectique infernale entre le racisme et l'exclusion. Il freine ainsi la constitution d'une majorité sociale de changement
il    il peut, à son corps défendant, justifier un régime fort de caractère bonapartiste, à la fois par l'idéologie qu'il développe et les troubles qu'il crée.



C'est en effet plutôt vers ce type de régimes que semble évoluer les états occidentaux. La tendance en est présente depuis les origines de la démocratie parlementaire. Mais là encore apparaissent de nouveaux phénomènes, bien illustrés par l'exemple de Berlusconi en Italie, même s'il a temporairement échoué. La politique est ici considérée comme un quelconque marché. Il faut vendre le candidat connue un produit, lui donner une image répondant à la cible de clientèle visée. Cette image doit le dispenser de propositions trop précises qui pourraient déplaire à certains et lui être opposées ensuite. Le général rendu célèbre par une guerre est maintenant rare et son passé peut être inquiétant. L'homme d'affaire qui s'est fait lui-même est plus indiqué. Voyez Berlusconi, Tapie, Ross Perot. Pour ce marketing politique la télévision est donc le média idéal, mais en même temps le risque majeur. 

Car en s'adressant à l'électeur- consommateur, sans la médiation des réseaux sociaux formalisés que sont les partis, les syndicats, les associations, on finit par traiter un mouvement d'opinion éminemment fugace comme s'il s'agissait d'un mouvement social durable. Le schématisme, le rêve que fabrique la télévision peuvent rapidement se dissiper au contact de la réalité. Le "média-bonapartisme" est promis à un certain avenir mais il n'a pas encore confirmé qu'il était utilisable. Ici même la campagne de Chirac conduite selon les règles du marketing télévisuel a abouti à une confusion évidente. Le second gouvernement Juppé pour s'en dégager, est obligé de prendre des mesures ouvertement réactionnaires mais en plus d'une efficacité aléatoire. Les décisions autoritaires, le gouvernement par ordonnances, le recours au référendum jalonnent la voie d'un possible bonapartisme.


Pourtant la droite et la gauche prétendument dépassées, se retrouvent sinon dans l'arène politique au moins dans les champs sociaux.


La tentation de l'Etat fort, du sauveur charismatique, naît du désordre étatique, elle n'a pas encore trouvé la forme adaptée aux contradictions politiques, sociales, institutionnelles de notre époque. Mais les idéologies qui la préparent et lui donneraient demain une justification se renforcent. Leur expression la plus aboutie, c'est encore aujourd'hui le Front National et Le Pen : pour les mois et années immédiates c'est par référenceà ce modèle et à cette menace que la droite et la gauche vont devoir de positionner et notamment pour cette dernière apporter à la fois des perspectives générales et des réponses concrètes.


La gauche, les alternatifs, les écologistes devant leurs responsabilités.

La montée de la crise sociale et internationale, le risque de solutions autoritaires appellent, avec une gravité et une urgence particulière, une vraie réponse de gauche. Cette réponse ne peut se limiter aux recettes mitterrandiennes ni au rassemblement des mécontents que prône le P.C. Ce parti ne parvient toujours pas à élaborer un projet politique répondant aux conditions actuelles. Les revendications ne suffisent pas à définir un projet : rien n'est proposé pour maitriser les contraintes économiques et approfondir la démocratie. En l'absence, les appels au rassemblement restent purement incantatoires.


Le PS, malgré ses déboires et son recul, reste le principal parti de gauche. Il n'est pas mieux préparé à l'alternative. ll a mis ses experts au travail, mais sans revenir de façon critique et sérieuse sur les années 80, sans ouvrir un débat réel donc public. La mondialisation, maintenant reconnue, serait responsable de contraintes réputées incontournables. Le présidentialisme est timidement critiqué, rien n'est esquissé pour le remplacer.


L'un et l'autre de ces partis ignore qu'il n'y aura d'alternative que grâce à une mobilisation démocratique durable permettant à des centaines de milliers d'hommes et de femmes de débattre de leurs attentes et de leurs espoirs, de réagir sur les propositions des uns et des autres, puis ensuite face aux aléas, aux difficultés que ne manquerait pas de rencontrer un gouvernement de changement. 0r accepter le capitalisme comme horizon indépassable, s'installer dans les institutions actuelles, se limiter à quelques réformes marginales, c'est se condamner finalement à subir la politique et le régime voulus par le capital. Dans l'hypothèse où les errements de la droite ramènerait le Parti socialiste au gouvernement, par un simple mouvement de balancier électoral, un néo-mitterrandisme n'aurait comme résultat qu'une démoralisation plus complète, des partis - grands et petits - de gauche, qu'un nouveau recul des possibilités de changement. Mais l'hypothèse la plus vraisemblable c'est que sans une force politique nouvelle, alternative, écologiste et citoyenne, sans une profonde transformation de la gauche, il n'y aura pas de majorité électorale ni sociale pour la transformation de la société. Alors, l'alternative vraisemblable à la faillite de la droite parlementaire serait un Etat fort, néo fasciste ou néo bonapartiste.


Il faut pourtant souligner, pour rompre avec d'éventuelles nostalgies qu'une issue révolutionnaire, à l'instar de celle tentée par la Commune de Paris ou la Révolution d'octobre 1917 ou des prises de pouvoir survenues depuis est hautement improbable. Les erreurs et les déboires des mouvements d'émancipation du siècle écoulé, les profondes transformations économiques, sociales, écologiques produites par le capitalisme, réclament une véritable refondation des conceptions et des pratiques de ceux et celles qui se veulent révolutionnaires. Un profond 'changement des rapports sociaux est possible et nécessaire; il ne peut être que l'aboutissement d'un long processus scandé par des ruptures et des avancées partielles, des échecs peut être. Mais c'est maintenant, dans les quelques années devant nous, que cette nouvelle stratégie doit prendre corps en France sous peine de laisser la crise tourner au chaos.


Cette perspective suppose dans une même dynamique de s'opposer concrètement à la fracture des solidarités populaires, d'élaborer un nouveau projet politique dans lequel en filigrane apparaisse l'esquisse d'une autre société, de rassembler une large majorité sociale structurée par l'alliance rouge-rose-verte.

Reconstruire les solidarités populaires

C'est dès à présent, au quotidien faire la démonstration dans nos propositions, dans nos pratiques collectives et individuelles de notre volonté de résoudre les problèmes de l'exclusion, du chômage, du logement. C'est agir pour la reconnaissance des personnes et des cultures, pour le droit de vote aux résidents, pour s'attaquer ensemble à la déshérence des jeunes, à la petite délinquance, pour développer dans chaque domaine une démocratie active.


C'est reconnaître et permettre l'existence des diverses religions, y compris l'Islam, dans le respect de ce compromis civique que nous appelons laïcité.


C'est aussi suivre et dénoncer les pratiques et les idéologies de l'extrême droite et de la droite extrême, avec la LDH, le MRAP, Ras le Front ..., sans ignorer donc que ce fascisme veut d'abord gagner les esprits et s'incruster dans les institutions politiques et pas actuellement prendre la rue. 

Nous ne pouvons nous opposer à lui dans les formes où cela était nécessaire dans les années 20 ou 30. Il est nécessaire de reconquérir une bonne partie de l'électorat populaire du Front National. Cela ne se fera pas par une simple bataille de conviction idéologique, mais par l'action concrète, dans les mouvements sociaux. C'est là que ces couches populaires pourront exiger d'autres solutions pour vaincre le chômage (maintien des emplois dans les services publics, création d'emplois, réduction du temps de travail...). C'est là qu'elles se rendront compte du soutien du Front National au libéralisme économique, patronal et de ses attaques contre les syndicats et le droit de grève. C'est là qu'elles pourront prendre conscience de la nécessaire solidarité entre les travailleurs, en particulier entre travailleurs français et immigrés, contre le patronat et l'Etat patron.



Le renouveau des mouvements sociaux de décembre 1995 est un formidable coup porté au discours de haine du Front National, en manifestant une première solidarité entre travailleurs, étudiants et chômeurs, en montrant l'amorce d'une politique économique alternative.

Elaborer un projet politique

Cela suppose d'identifier et de répondre aux questions majeures, par des propositions précises : réduire la durée du travail, sans perte de salaire, 32 heures pour le temps libéré, le temps de loisir, le temps de vivre ; supprimer rapidement le chômage, s'attaquer en profondeur à l'exclusion; contrôler, malgré la mondialisation, les mouvements des capitaux pour la spéculation ou l'investissement; modifier les conditions et le cadre de vie : logement, transport, ville, respect, mise en défense, réhabilitation des ressources naturelles, institutions et procédures démocratiques à tous les niveaux, du village à la planète ; construire une démocratie active supposant contre-pouvoirs et subsidiarité et particulièrement une Europe sociale, écologiste et démocratique, condition pour peser dans les décisions planétaires, ouverture et partenariat avec les peuples et les Etats du "sud" et de "l'est".

Chacun de ces champs sociaux appelle des initiatives particulières, des mobilisations autonomes, mais elles ne prendront sens et force que si elles s'inscrivent dans une perspective d'ensemble, que si elles esquissent un projet de société. Mais l'utopie ne peut devenir concrète que si elle part du réel pour le transformer. Cette perspective doit se traduire par une alliance rouge-rose-verte qui rassemble autour du même projet politique socialistes, communistes, écologistes et alternatifs, qui s'articule avec un large rassemblement populaire ayant ses propres instances de débats et d'initiatives.


La crédibilité d'une alternative politique à gauche viendra du fait qu'elle pourra à la fois répondre aux aspirations des mouvements sociaux, aux problèmes majeurs de la crise sociale et institutionnelle et qu'elle proposera une perspective gouvernementale. Cette alliance suppose qu'apparaisse une force politique nouvelle et que la gauche traditionnelle se transforme, qu'elle comprenne et intègre les aspirations populaires, qu'elle établisse un dialogue permanent avec les exclus, les salariés, les femmes, les jeunes, les immigrés, les anciens, les intellectuels, sans tentative de manipulation. Le changement ne a peut se dessiner dam un nouveau "programme commun", produit de compromis entre les états-majors politiques. Les intérêts d'appareils, le pseudo-réalisme interdisent d'espérer que cette attitude nouvelle s'impose comme conclusion spontanée des réflexions internes de ces partis.


Pour cela, pour prendre les initiatives indispensables, pour peser sur l'événement, sur les partenaires, pour que la gauche se transforme, pour mettre un terme au consensus néo-libéral, il faut une force politique nouvelle rassemblant les écologistes de gauche, les progressistes, les alternatifs et de nombreux nouveaux venus, en particulier de la gauche syndicale et associative. Capable donc de dialoguer et de participer aux divers mouvements de contestation, d'agir dans le présent, dans le nouveau, en ayant conscience aussi bien des apports que des erreurs du passé. Cette force alternative ne jouera ce rôle que si elle est capable de développer la réflexion et l'action communes, mais en même temps de maintenir une attitude critique, de maintenir son autonomie. Le levier, l'enjeu premier c'est de réaliser cette force pluraliste - parce que la réalité sociale est plurielle - mais cela ne peut se faire que dans une vaste perspective, rompant avec des visions et pratiques mesquines, à la hauteur donc de nos communes et urgentes responsabilités.


C'est l'action autonome de cette nouvelle force politique originale, le rapport de forces qu'elle sera capable de créer avec les partis de la gauche traditionnelle qui permettront la constitution d`une alliance rouge-rose verte, rassemblant une majorité populaire et agissant concrètement pour une transformation sociale, écologiste et démocratique, en liaison avec les mouvements sociaux






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