lundi 11 mai 2020

Jean-Marie Harribey: entamer une «grande bifurcation», entretien avec Romaric Godin (Mediapart;fr)


L’économiste Jean-Marie Harribey rappelle que la crise sanitaire actuelle se produit dans une crise profonde du capitalisme. Il en appelle à un changement radical, appuyé sur trois orientations : réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie.

La crise qui s’est ouverte avec la crise sanitaire s’est muée rapidement en une crise du capitalisme qui s’annonce plus profonde qu’on a pu le croire initialement. Le niveau de chute des PIB et la responsabilité des politiques publiques néolibérales posent nécessairement la question d’une possibilité d’un retour à une « normalité » dont, au reste, plus personne ou presque ne se revendique. Alors qu’Emmanuel Macron prétend désormais vouloir défendre un « État protecteur » et renforcer les salaires des métiers selon leur « utilité sociale ». Mais que signifierait vraiment un changement profond de modèle ? Et pourquoi n’est-il pas envisageable de revenir en arrière ?
Jean-Marie Harribey est économiste, membre des Économistes atterrés et de la Fondation Copernic. Il a publié peu avant l’annonce du confinement un ouvrage sur l’état du capitalisme contemporain, Le Trou noir du capitalisme. Pour ne pas y être aspiré, réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie (Le Bord de l’eau, 2020). Il tente d’expliquer en quoi la crise actuelle n’est pas aussi « extérieure » au capitalisme qu’il n'y paraît et comment elle pourrait être systémique. Puis il dessine les traits de ce qu’il appelle la « grande bifurcation » et qui serait un véritable changement de paradigme.

R.G.




La crise actuelle est présentée comme une crise exogène du capitalisme, causée par une suite d’événements indépendants du développement économique, médicaux et politiques. Cette vision est importante parce qu’elle justifierait de faire repartir le système sur ses bases antérieures. Mais cette crise est-elle vraiment exogène ?
 Mon livre Le Trou noir du capitalisme a été publié quelques jours avant que n’éclate la crise du Covid-19, avant que je sache donc que le monde allait être paralysé de manière aussi brutale et générale. Je commence dans ce livre par faire une analogie entre les trous noirs découverts par les astrophysiciens et le capitalisme. Un trou noir est un corps astrophysique dont le noyau absorbe toute matière et tout rayonnement lumineux à cause de sa force gravitationnelle, dès lors qu’ils franchissent une frontière que les astrophysiciens nomment « horizon des événements ». Il est appelé noir parce qu’aucune lumière provenant de lui ne peut nous parvenir.

Mon analogie consiste à montrer que le capitalisme mondialisé a porté sa logique d’extension jusqu’à vouloir tout absorber, toute activité humaine, toute connaissance, les éléments naturels et tout le vivant. Absorber, c’est-à-dire tout soumettre à l’exigence de rentabilité, du profit et de l’accumulation du capital. Tout est promis à la marchandisation, des droits de propriété doivent être instaurés sur toutes matières, naturelles ou produites, sur l’usage de l’air pour y envoyer sans retenue des gaz à effet de serre.
C’est dans ce contexte qu’est survenu ce que l’on nomme maintenant la crise du coronavirus. La première réaction des gouvernements et de la plupart des économistes médiatisés a été effectivement de dire qu’il s’agissait d’une crise extérieure au système économique mondial, « exogène ». Au contraire, tout indique que l’évolution du capitalisme depuis un demi-siècle a favorisé l’éclosion de nouveaux virus et leur diffusion très rapide sur l’ensemble de la terre.
Premièrement, les barrières entre les espèces animales et l’espèce humaine se sont affaiblies considérablement. En cause, la transformation de notre rapport au monde du vivant qu’a imposée la logique de la marchandisation : la déforestation et l’urbanisation ont détruit les habitats naturels de la faune sauvage, l’agriculture et l’élevage industriels ont fait des sols et de l’eau des dépôts de déchets et entraîné des pertes de biodiversité qui atteignent des seuils dont certains sont irrémédiables. Il s’ensuit que les trois quarts des maladies dites émergentes sont transmis par les animaux. Ce sont les zoonoses. Toutes les études scientifiques dont nous disposons vérifient que les virus Marburg, Ebola, VIH, Hendra, Sras, Mers-Cov ont sauté les barrières naturelles au cours des dernières décennies.
Deuxièmement, la pandémie du Covid-19 n’est pas la première pandémie dans l’histoire humaine. Mais c’est la première qui se soit répandue avec une telle rapidité et qui a provoqué aussi brutalement une paralysie subite de l’économie. C’est le résultat de la circulation des marchandises et des humains à travers le monde, qui ne connaît plus d’entraves depuis que les capitaux peuvent aller partout librement et ont fait éclater les chaînes de production. Les chantres du capitalisme ont beau répéter que l’on fait un « mauvais procès à la mondialisation », la fragmentation des « chaînes de valeur » pour tirer le meilleur parti de la faiblesse des coûts de main-d’œuvre et d’exploitation a fragilisé les sociétés en faisant perdre toute autonomie aux économies locales et nationales.
Troisièmement, cette situation a été aggravée par les politiques néolibérales qui ont délibérément affaibli les services publics de santé au nom de la diminution des dépenses publiques. Le cas de la France est tristement exemplaire : diminution du nombre de personnels soignants, des lits d’hôpitaux, d’instruments de protection et de réanimation et gestion des hôpitaux selon des critères de rentabilité. Le résultat est sans appel : le système de santé fut démuni dès que la pandémie explosa. Toutes les sociétés étaient donc devenues vulnérables, d’autant plus que, dans le même temps, les très fortes perturbations liées à la financiarisation continuaient à faire leurs ravages : crises financières à répétition, bulles périodiques, endettement public et surtout privé sans limites. À tel point que les États et les banques centrales furent conduits à intervenir massivement pour sauver un système bancaire financier au bord de l’asphyxie, soit en socialisant ses pertes, soit en jetant dans un puits sans fond des masses de liquidités monétaires considérables.

Cette crise est inédite par son ampleur économique. Est-elle systémique, autrement dit, concerne-t-elle la totalité du capitalisme moderne ?
Au-delà de l’affaire du coronavirus, nous sommes au cœur d’une crise systémique, dans les termes mêmes de la critique faite par Marx il y a plus d’un siècle et demi : le capitalisme épuise les deux sources de la richesse, le travail et la nature. Et, pour la première fois dans l’histoire, ces deux épuisements se produisent aussi fortement en même temps et se renforcent mutuellement.
D’un côté, la dévalorisation du travail et la dégradation de la condition salariale conduisent à une surproduction générale ; de l’autre, l’épuisement de la planète aiguise les tensions pour l’accès aux matières premières. Les deux phénomènes se traduisent par une suraccumulation de capital par rapport aux possibilités réelles de profit. En moyenne, la productivité du travail ne dépasse guère plus, dans les pays développés, que de 1 % par an. Or, au bout du compte, c’est toujours la productivité du travail qui commande la rentabilité du capital dans un contexte donné du rapport de forces, et l’essor de nouvelles techniques, de l’informatique, de la robotique, ne réussit pas à la faire croître significativement.
Le capitalisme se heurte donc à des limites sociales et écologiques infranchissables. Il ne peut pas pousser l’exploitation de la force de travail jusqu’au point où les marchandises ne peuvent plus trouver suffisamment de demandeurs. Et il ne peut pas pousser l’exploitation de la nature au-delà des limites de la Terre. Résultat : la crise du capitalisme est systémique. Il ne reste plus à celui-ci que la fuite en avant de la financiarisation, surfant sur le grossissement d’un capital fictif qui, tôt ou tard, s’évanouit. Mais la financiarisation ne peut jamais être davantage qu’un palliatif temporaire.

La surprenante mise à l’arrêt de l’économie marchande à laquelle nous assistons est-elle simplement le prélude à un réamorçage de ce capitalisme en crise systémique ou l’occasion d’une réorganisation profonde de l’économie ?
 Sommes-nous à la croisée des chemins ? D’une certaine manière, oui. Parce que les forces du capital ne restent pas inertes. L’épuisement de la planète, le réchauffement du climat et la perte énorme de biodiversité sont avérés. On voit émerger et se développer un large courant de la théorie économique dominante qui jure ses grands dieux que l’environnement sera désormais pris en compte. On ne compte plus les rapports des grandes institutions internationales ONU, FMI, OCDE, Union européenne, les articles de revues savantes, qui calculent le capital sous toutes les formes que l’idéologie dominante lui donne : capital économique, capital social, capital humain et capital naturel, le dernier-né de cette bande où tout est réduit à du capital, sous-entendu comme à des choses dont il faut tirer de la valeur.
Je plaide pour qu’on revienne à l’économie politique et au dépassement qu’en avait fait Marx. Parce qu’elle permet de distinguer la richesse dont la nature est le meilleur exemple et la valeur au sens économique qui prend sa source dans le travail et qui revêt la forme monétaire lorsque la marchandise est vendue sur le marché ou lorsque des activités non marchandes sont validées par décision politique : de l’éducation dans les écoles, du soin dans les hôpitaux, de la recherche dans les universités, etc. Une fois ces bases posées, alors peut s’ouvrir un champ de légitimité pour les services publics non marchands, pour les biens érigés au rang de biens communs. Tout ce dont la valeur ne résulte pas d’un arbitrage du marché ni d’une opportunité de rentabilité, mais d’une convention sociale et politique. C’est ce que j’expliquais dans mon ouvrage La richesse, la valeur et l’inestimable publié en 2013 [aux éditions Les Liens qui libèrent – ndlr].
La crise sanitaire due au Covid-19 est une confirmation éclatante que la valeur au sens marchand ne résume ni l’ensemble de la valeur économique produite, ni a fortiori l’ensemble des richesses sociales. Un calcul coûts/bénéfices aboutit à jeter un milliard de masques et à supprimer 40 % de lits d’hôpitaux. Un débat politique démocratique aurait mis le principe de précaution au-dessus d’un « prix de la vie » calculé selon des méthodes aussi foireuses que cyniques. Ces méthodes sont fondées sur le « consentement à payer » pour avoir une année de vie supplémentaire ou sur la comparaison du revenu attendu d’une année de vie et le coût budgétaire du soin à apporter pour rester en vie. La leçon principale de cette crise est qu’elle met en lumière les activités qui sont essentielles à la société et ramène au rang de l’accessoire bon nombre de productions que seule la logique marchande et du productivisme impose.

 

Précisément, une des voies que vous proposez pour sortir du « trou noir du capitalisme », c’est la « réhabilitation du travail ». Voici un point sur lequel tout le monde semble désormais d’accord : même Emmanuel Macron a appelé récemment à la prise en compte de « l’utilité sociale » des métiers. Mais s’agit-il simplement d’accorder une prime en temps de crise ou de quelque chose de bien plus profond ?
La première partie de mon livre est consacrée à l’analyse de la crise capitaliste actuelle, principalement grâce aux concepts critiques de Marx dans Le Capital (surproduction, suraccumulation du capital, exploitation conjointe de la force de travail et de la nature…). La seconde partie prend au sérieux l’avertissement de l’anthropologue hongrois de l’entre-deux-guerres, Karl Polanyi, dans son grand livre La grande transformation : la marchandisation du travail, de la terre et de la monnaie serait mortifère pour la société. Alors, j’esquisse effectivement trois voies pour sortir de la nasse et amorcer une « grande bifurcation » : réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie.

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