lundi 17 octobre 2016

Autogestion !, par Robi Morder, Bruno Della Sudda, Arthur Leduc et Patrick Silberstein

Du 28 au 30 janvier dernier, s'est tenu à Bruxelles le troisième colloque "Penser l'émancipation". Lors de l’atelier « autogestion, coopérative et émancipation » Robi Morder y a présenté une contribution élaborée avec Bruno Della Sudda, Arthur Leduc et Patrick Silberstein. Nous en publions ci-dessous le texte de synthèse.

Dans le contexte d’approfondissement de la crise systémique du capitalisme, crise économique et sociale, écologique, démocratique et géo-stratégique, nous pouvons faire le constat d’un retour, depuis une vingtaine d’années, d’un ensemble de pratiques de contestation de l’exploitation et de l’aliénation que nous traiterons comme pratiques d’émancipation et montrant en quoi des forces se réclamant de l’autogestion peuvent y déceler une culture politique qui devrait amener les forces politiques à repenser leur fonction et leur fonctionnement et à réinterroger leur pratiques concrètes, leur intégration aux institutions, leur lien à la société comme aux mouvements de contestation.

L’objectif de cette contribution est de présenter synthétiquement la façon dont l’autogestion a été – et demeure – une référence dans le mouvement ouvrier, et plus largement social, en France, en nous limitant ici au seul secteur des luttes dans les entreprises (2). 

Des « années 68 » à la crise : de l’autogestion subversive à la gestion institutionnelle ?

La question de l’autogestion devient un sujet de discussion dépassant les cercles militants ou intellectuels dans les « années 68 » (3). En effet, si les expériences yougoslave et algérienne (puis tchécoslovaque) renvoyaient aux questions internationales, les revendications de « pouvoir populaire », « pouvoir étudiant », « pouvoir ouvrier » ont surgi à une échelle de masse au cours de la grève générale de mai et juin 1968, au point qu’une confédération syndicale, la CFDT, en a fait sa référence ensuite et durant les années 1970. 

Les évolutions de la société française – comme de l’ensemble du monde occidental et même en delà – doivent être prises en compte dans la popularité de ce thème. Il s’agit d’abord de la prolongation de la scolarité comme de la massification scolaire et en corollaire de l’augmentation des qualifications et compétences dans les mondes du travail qui bousculent les rapports hiérarchiques traditionnels dans les entreprises, y compris les processus de délégation de pouvoir au sein même des organisations de représentation collectives des travailleuses et travailleurs (4). 

Ainsi, l’auto-organisation des luttes sous la forme des coordinations, est un répertoire d’action inauguré au début des années 1970 dans les mouvements lycéens et étudiants et qui a ensuite irrigué les luttes des salariés des secteurs les plus diplômés et ou qualifiés (cheminots 1986, instituteurs 1987, infirmières 1989). 

Paradoxalement, la thématique de l’autogestion s’est accompagnée de peu de mises en pratique de contrôle ou gestion ouvrière au cours des années 1970 (On peut citer Lip, Pil, l’IMRO), alors que les récupérations d’entreprises sont plus fréquentes depuis les années 2010 sans que le terme d’autogestion soit pour autant employé. Il est vrai que l’autogestion était, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de la gauche (élections présidentielles et législatives de 1981), brandie aussi bien dans la gauche critique (PSU, communistes et marxistes autogestionnaires, libertaires) que dans la gauche syndicale (CFDT) et politique plus institutionnelle (Parti socialiste d’abord puis Parti communiste). 

La conjonction entre une prise en compte partielle par le capitalisme des aspirations des travailleurs (récupération des tendances à la reconnaissance des compétences individuelles sans leur dimension collective dans les nouvelles organisations du travail) (5) et de l’exercice du pouvoir par une gauche gestionnaire ayant abandonné le vocabulaire même d’autogestion, une certaine institutionnalisation sans mobilisation du « pouvoir syndical » (6), le caractère plus défensif des luttes dans la période de crise du dernier quart du 20e siècle (même si elles ont revêtu de plus en plus des formes diverses d’auto-organisation) ont réduit à nouveau la question de l’autogestion au sein des cercles encore plus restreints jusqu’à ces dernières années. 

21e siècle : Le retour de l’autogestion dans la mondialisation et les résistances à la crise 

Au tournant du siècle, les mobilisations des salariés contre les licenciements ont porté plus sur le montant des indemnités de licenciement, beaucoup moins sur le maintien de l’emploi, ce dernier apparaissant comme utopique surtout face à des fermetures de site organisées par des multinationales dans le cadre de délocalisations, ce qui explique des formes violentes symptomatiques de désespoir (7). 

Or, un tournant semble s’être opéré mettant en évidence un changement du reperoire revendicatif et des pratiques. En effet – dans les cas de SeaFrance, Fralib devenu Scop-TI et Pilpa devenu La Fabrique du Sud, qui en sont les plus médiatisés mais pas les seuls – aux plans de licenciements ou de fermeture, des équipes syndicales, des comités d’entreprise, appuyés par des experts opposent des projets alternatifs avec reprises de l’entreprise par les salariés eux-mêmes sous forme de coopératives. 

Le développement, et la popularité de ces mobilisations, ont même amené les pouvoirs publics à s’investir beaucoup plus et le législateur a débattu d’une loi sur la cession des entreprises donnant un certain nombre de prérogatives aux salariés. 

On ne manquera pas de souligner – sans pouvoir en mesurer à l’heure actuelle l’ampleur de leur écho – l’impact des expériences de reprise à l’échelle internationale (Argentine, Espagne, Grèce). En tout état de cause, le travail militant d’individus ou d’équipes de ces entreprises françaises les ont amené à en être informés par divers canaux et dans les rencontres internationales ou continentales (8) d’entreprises récupérées, certaines de celles-ci étaient présentes. 

Un travail militant : celui d’acteurs se référant à « l’autogestion comme but et comme moyen ». 

On reconnaît dans les acteurs de ce travail militant aussi bien des nouvelles générations issues des mouvements contemporains qu’une bonne partie de groupes ou d’individus de la génération précédente dotés d’expériences pratiques et programmatiques se référant explicitement à l’autogestion « comme but et comme moyen » (9). 

Leur critique du « socialisme réel » a pu se développer également dans des nouvelles conditions après la chute du mur de Berlin et la fin de l’URSS, bien qu’aucune alternative au tout Etat ou au tout marché n’ait émergé immédiatement à l’Est. 

C’est une des questions qui demeure de tirer un bilan sans concession des échecs des expériences révolutionnaires du XXème siècle ayant conduit aux phénomènes de bureaucratisation et à la conception du parti-Etat. Il est à noter que dans les anciens pays de l’Est comme en Chine de nouveaux mouvements de contestation émergent et se développent. 

Pour les partisans de l’autogestion, c’est-à-dire ceux qui se réfèrent explicitement au terme et apprécient ces expériences au prisme de l’autogestion, l’analyse et le sens donnés à cet ensemble de pratiques ne se limite pas à une conception qu’ils critiquent comme « économiste » mais sont le révélateur d’une nouvelle culture politique en gestation, culture politique au sens large, liant le « déjà là » des expériences sociales de résistance à la crise économique, avec les reprises d’entreprises, un mouvement altermondialiste ancré aussi bien au Nord qu’au Sud, des formes de mobilisations citoyennes telles celles des « indignés » ou de la « démocratie participative », qui renouvèlent – face à la crise démocratique majeure et au discrédit généralisé de la représentation politique – le répertoire d’action mettant en évidence la production des propositions alternatives. 

Cette « stratégie autogestionnaire », chemin vers un but : « l’autogestion généralisée », serait constitutive en conséquence d’une culture politique qui obligerait les forces politiques à repenser leur fonction et leur fonctionnement et à réinterroger leur pratiques concrètes, leur intégration aux institutions, leur lien à la société.

http://www.autogestion.asso.fr/?p=5740
  1. Robi Morder, juriste et politiste, et Patrick Silberstein, éditeur, sont membres du comité de suivi éditorial de l’Encyclopédie internationale de l’Autogestion, Paris, Syllepse, 2015.
  2. Pour une vue d’ensemble, voir les nombreux articles qui traitent de la France dans L’Encyclopédie internationale de l’autogestion, Paris, Syllepse, 2015.
  3. C’est en 1966 que paraît le numéro 1 de la revue Autogestion aux éditions Anthropos.
  4. En 2012, la moitié de la population active en France possédait un diplôme égal ou supérieur au bac, soit 4 à 5 fois plus qu’en 1968. Même si l’analyse par catégorie montre des différences, les cadres étant bien plus diplômés que les ouvriers, la transformation est nette.
  5. Luc Boltansky et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
  6. Nous faisons notamment référence aux « lois Auroux », du nom du ministre du travail du gouvernement de gauche, de 1982, qui a étendu les pouvoirs et compétences des institutions représentatives du personnel.
  7. Par exemple à Cellatex dans les Ardennes en 2000, ou à Moulinex à Cormeilles en 2001 avec un slogan « du fric, sinon boum ».
  8. Les rencontres européennes ont été organisées en 2014 « chez » les Fralib à Gemenos, et il y avait plusieurs representants français aux rencontres internationales de 2015 au Venezuela.
  9. L’on prendra comme exemple la composition de « l’association pour l’autogestion » en France ou du site « international workers control » et de leur littérature qui traite aussi bien des expériences présentes que de l’histoire des luttes, des idées, des courants et auteurs.

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