mardi 22 novembre 2016

"La démondialisation ou le chaos", un livre d'Aurélien Bernier, par Jean-Pierre Lemaire

Après la « Gauche radicale et ses tabous » ( pourquoi Le Front de Gauche échoue face au Front national. Seuil 2014)), Aurélien Bernier publie aux Éditions Utopia «  La démondialisation ou le chaos » sous-titré : « Démondialiser, décroître et coopérer ». 

Cet ouvrage, bref mais dense, est à la fois original et stimulant. Il relie dans une perspective inédite des éléments le plus souvent séparés. Face aux impasses du capitalisme contemporain : montée des inégalités, crise, ordre économique mondial dominé par la finance, l'auteur propose ainsi une synthèse de trois propositions programmatiques.

1/ La démondialisation

Le principe se veut une une rupture avec la logique du libre-échange et la domination des multinationales.
Si la mouvance altermondialiste a largement popularisé cette approche, elle se retrouve néanmoins dans une impasse en se limitant à une simple dénonciation du néo-libéralisme «  D'une manière générale l'altermondialisme s'inflige un handicap terrible : il refuse d'envisager sérieusement la rupture nationale par peur de cautionner le discours nationaliste. Toute ses revendications sont alors conditionnées à l’avènement d'une « autre Europe » ou d'une autre « mondialisation », une position qui ne convainc quasiment plus personne. » (page 46). En même temps A. Bernier combat clairement le souverainisme de droite assimilé à un repli égoïste sur les frontières nationales. 

Si pour lui « tout projet de suppression des frontières et des États-Nations, même alimenté par les meilleures intentions, ne peut que renforcer le pouvoir des multinationales et des marchés », il complète ce jugement en déclarant « Tout projet souverainiste reste néo-colonial s'il ne remet pas en cause la position des grandes puissances occidentales sur la scène internationale » (page 16) ce qu'il développe largement dans la 3° partie du livre.

En prenant position pour une combinaison de souverainisme et d'internationalisme il se démarque ainsi de ceux qui à l'instar d'un J.Sapir seraient tenté par le rapprochement entre « républicain des deux bords ». 

Sur le fond, le projet de démondialisation constitue une nouvelle étape dans la lutte de classe en affrontant le pouvoir des multinationales à l'échelle la plus praticable pour établir un rapport de force. Pour ce faire, on peut s'appuyer sur les principes énoncés par l'altermondialiste philippin Walden Bello en 2013 : produire pour le marché intérieur plutôt que pour l'exportation et mettre en place une logique de subsidiarité productive du local au national et au mondial. La défense des productions locales peut dès lors s’effectuer à travers des mesures protectionnistes.

2/ Décroître

L'auteur s'inscrit dans le courant de pensée de la décroissance illustré en France entre autres par Serge Latouche ou Paul Ariès. Il en reprend les fondements essentiels : « pour le cas de la France, l'empreinte écologique est d'environ 145 % en 2015 , soit 45% au dessus de l'équilibre en ressources renouvelables. Même si cette approche est simplificatrice, considérons que l'objectif soit dans un premier temps de ramener cette empreinte au niveau des capacités de la biosphère. Il ne s'agit pas de revenir à la bougie ou de renoncer à l’eau courante mais seulement de réduire d'un tiers la consommation matérielle globale. ». On pourra toutefois regretter que l'ouvrage ne cite pas les travaux de Michel Husson mettant en relation intensité CO2 et point de PIB et chiffrant la réduction de la production nécessaire pour atteindre les objectifs de limitation de la hausse des températures due à l'effet de serre. (un abaque climatique : note Hussonet n° 89 août 2015). On y lira une démonstration économique de la nécessité de la décroissance par un auteur marxiste orthodoxe !

Pour Aurélien Bernier en outre la décroissance est inséparable de la justice sociale. La lutte contre les inégalités est même la condition pour une réduction de la consommation qui n'a rien à voir avec l’austérité libérale : « Dans le contexte actuel, le fait que les classes moyennes et populaires occidentales acceptent les contraintes pour réduire la surconsommation peut sembler inimaginable. Mais la question que l'on doit se poser est la suivante : si l'on met ces contraintes en regard des avancées sociales procurées par une politique de démondialisation et de distribution des richesses, ont-elles une chance d'être acceptées ? Que vaut la course aux écrans de télévision les plus grands, aux téléphones portables les plus puissants, aux voitures les plus luxueuses, face au plein emploi, à de meilleurs salaires, à la réduction du temps de travail, à la sécurité sociale, à la santé publique, à la fin de la concurrence économique acharnée ? » (page 94).

Au total, une vision de la décroissance qui ne sépare jamais la préservation de l'environnement des rapports sociaux et d'un projet plus global d'émancipation.

3/ Un nouvel ordre mondial

La troisième partie de l'ouvrage dénonce la persistance de formes de domination néo-coloniale et d'impérialisme à travers par exemple les relations Nord/Sud ou la question de la dette. A partir des avancées proposées par la « charte de la Havane » adoptée par les Nations -unies en 1948, il s'agit de transformer les actuelles relations marchandes dans deux directions :
  • affirmer l'autonomie des peuples et des États : « accepter le principe de l'autonomie économique et politique des États comme base des relations internationales a des conséquences importantes. Cela signifie qu'une orientation, un accord bilatéral ou multilatéral peut être remis en cause si le peuple le décide démocratiquement ». (page 113).

  • mettre au premier plan la relocalisation : avec les mesures de relocalisation(...) , les échanges commerciaux tendront à se réduire au strict nécessaire.
Pour ce faire l'auteur décrit un ensemble de dispositions permettant de développer la coopération non marchande. A l'inverse des échanges fondés sur les prix et la rentabilité, les relations internationales devraient se développer sur des bases de solidarité y compris politiques avec les pays engagés dans une voix progressiste. Pourquoi par exemple ne pas réhabiliter le troc à l'instar de Cuba et du Venezuela ?
Décidément comme le journal « Fakir » qui développe une ligne très proche, A. Bernier a l'art de se fâcher avec tout le monde (ou presque). Pour les souverainistes de droite, la décroissance est bien sûr tout à fait incongrue. Mais pour les altermondialistes traditionnels ce n'est pas beaucoup mieux ! 

Encore marqués par une culture d’extrême-gauche traditionnelle, pour eux la réhabilitation de l’État-nation comme espace pertinent de démocratie sent encore le souffre. Ils en restent le plus souvent à une vision largement idéologique et confondent pour une grande part mondialisation et internationalisme, ce que l'auteur réfute très clairement.

Même si l’accueil est largement positif, le livre ne satisfait pas non plus complètement le mensuel « La Décroissance ». Dans sa livraison de novembre, la publication la plus diffusée de ce courant lui reproche de se situer dans le camp des forces progressistes « alors que le clivage progressistes/réactionnaires est pour les objecteurs de croissance une des matrices du productivisme »

Il est vrai que l'auteur, en s'adressant par exemple explicitement au Front de Gauche dans son précédent livre, ne cède pas à la tentation libertaire vouant aux gémonies le terrain institutionnel et la scène politique dans son ensemble comme c'est la mode dans une partie de l'espace radical. De fait les partisans de l'éco-socialisme seraient bien inspirés de reprendre la cohérence du projet développé par A. Bernier pour se doter d'une ossature de pensée adaptée aux défis contemporains .


JP Lemaire

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