vendredi 10 avril 2020

Pour combattre le Covid-19 : Pourquoi et comment suspendre immédiatement le paiement de la dette, par Eric Toussaint (CADTM)

L’extension géographique de l’épidémie de coronavirus a produit une crise sanitaire mondiale et créé une situation tout à fait nouvelle. Les souffrances humaines que la diffusion du virus provoquent sont énormes, elles s’ajoutent aux autres drames de santé publique qui touchent plus particulièrement les pays dominés par les grandes puissances et le grand capital avec la complicité de leurs classes dominantes. Il faut de toute urgence libérer des moyens financiers très importants et cela en recourant le moins possible à de nouvelles dettes. 

Il existe un moyen simple de libérer des ressources financières : il consiste à suspendre immédiatement le remboursement de la dette publique. Les sommes économisées pourront alors être canalisées directement vers les besoins prioritaires en matière de santé. 

D’autres mesures très faciles à prendre peuvent libérer des ressources financières : établir un impôt de crise sur les grosses fortunes et les très hauts revenus, prélever des amendes sur les entreprises responsables de la grande fraude fiscale, geler les dépenses militaires, mettre fin aux subsides aux banques et à des grandes entreprises,… 

Revenons à la suspension du paiement de la dette car il constitue dans la plupart des cas le levier central qui peut améliorer très rapidement la situation financière d’un État. Les États peuvent décréter de manière unilatérale la suspension du remboursement de la dette en s’appuyant sur le droit international et notamment sur les arguments suivants : l’état de nécessité, le changement fondamental de circonstances et la force majeure. 


Les souffrances et le nombre de décès sont très clairement aggravés par le sous-financement de la santé publique tant dans les États du Sud que dans les États du Nord. Les États, à quelques très rares exceptions près, ont systématiquement, sous prétexte de rembourser la dette et d’atteindre une réduction du déficit budgétaire, imposé des restrictions de dépenses dans le domaine de la santé publique. 

Si, au contraire, ils avaient renforcé les instruments essentiels d’une bonne politique de santé publique aux niveaux du personnel employé, des infrastructures, des stocks de médicaments, des équipements, de la recherche, de la production de médicaments et de traitements, de la couverture de santé dont bénéficie la population, la crise du coronavirus n’aurait pas atteint les proportions actuelles et ne serait pas en train de se développer aussi dramatiquement. 

Ce qui s’est passé en Chine où les autorités ont mis du temps avant de prendre des mesures de confinement et de multiplier les tests, puis dans plusieurs pays d’Europe (Italie, Espagne, France, Belgique, Pays-Bas, Grande-Bretagne), aux États-Unis et ailleurs, indique ce qui vraisemblablement se produira dans d’autres pays avec la poursuite de l’expansion du virus. 

Dans les pays les plus riches, dotés de systèmes de santé publique nettement plus développés, les effets conjugués de 40 ans de politiques néolibérales et l’impréparation des autorités publiques ont produit des effets dramatiques. On imagine bien ce que cela peut donner ailleurs. Les pays d’Afrique, d’Amérique latine et Caraïbe et d’Asie ont commencé à être fortement affectés par la crise sanitaire. 

Les gouvernements et les grandes institutions multilatérales comme la Banque mondiale, le FMI et les banques régionales de développement ont instrumentalisé le remboursement de la dette publique pour généraliser des politiques qui ont détérioré les systèmes de santé publique : suppression de postes de travail dans le secteur de la santé, précarisation des contrats de travail, suppression de lits d’hôpitaux, fermeture de postes de santé de proximité, augmentation du coût de la santé tant au niveau des soins que des médicaments, sous-investissements dans les infrastructures et les équipements, privatisation de différents secteurs de la santé, sous-investissement public dans la recherche et le développement de traitements au profit des intérêts de grands groupes privés pharmaceutiques… 

Avant même l’éclatement de l’épidémie COVID-19, ces politiques avaient déjà produit d’énormes pertes en vie humaines et, aux quatre coins de la planète, les personnels de santé avaient organisé des protestations. 

Si l’on veut se donner les moyens de combattre le coronavirus et, au-delà, d’améliorer la santé et les conditions de vie des populations, il faut adopter des mesures d’urgence. La demande de suspension du paiement de la dette ou de son annulation est revenue sur le devant de la scène à l’occasion de la crise sanitaire mondiale. 

Mi-mars 2020, une dizaine d’anciens président·e·s latino-américain·e·s ont lancé un appel en ce sens (https://www.cadtm.org/L-heure-est-venue-d-annuler-la-dette-exterieure-de-l-Amerique-latine En esp. : https://www.celag.org/la-hora-de-la-condonacion-de-la-deuda-para-america-latina/). 

Le 23 mars, une large majorité de l’Assemblée nationale de l’Équateur a demandé la réalisation d’une union des gouvernements d’Amérique latine pour suspendre le paiement de la dette (https://www.cadtm.org/L-Equateur-va-t-il-une-nouvelle-fois-montrer-un-exemple-de-courage-face-aux). 

Fin mars, les représentants de la CEMAC (communauté économique et monétaire des États d’Afrique Centrale qui regroupe 6 pays) ont demandé l’annulation de la dette extérieure de leurs pays (https://www.financialafrik.com/2020/03/30/covid-19-les-etats-membres-de-la-cemac-demandent-lannulation-de-leur-dette-exterieure/). 

Le 4 avril, le président sénégalais Macky Sall a demandé l’annulation de la dette publique de l’Afrique (https://www.pressafrik.com/Macky-Sall-renouvelle-son-appel-a-l-annulation-de-la-dette-publique_a214115.html). 

La Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED, en anglais UNCTAD) vient de publier un rapport dans lequel elle alerte sur l’ampleur des effets dramatiques de la crise, notamment sur le plan économique. Dans un passage de ce document, la CNUCED soutient, en termes diplomatiques, que les pays endettés doivent pouvoir de manière unilatérale geler temporairement le remboursement de leur dette. Elle déclare également que ce n’est pas aux créanciers de décider si les pays endettés ont ou non le droit de suspendre le paiement de leur dette [1]. 

C’est une position qui est avancée depuis longtemps par le CADTM dans des termes sans ambiguïté. Cette position est partagée par de nombreuses organisations sociales et politiques à l’échelle de la planète. Plusieurs appels ont été lancés dans ce sens par des mouvements sociaux, que ce soit en Amérique latine et dans la Caraïbe (https://www.cadtm.org/Amerique-latine-et-Caraibe-Appel-des-peuples-indigenes-des-afro-descendants-et), en Afrique où les mouvements sociaux de l’Afrique australe demandent aux « gouvernements de la SADC d’appliquer un moratoire sur la dette et de consacrer les ressources destinées au remboursement de la dette à la reconstruction du système de santé publique et à l’investissement dans des secteurs de services sociaux essentiels, notamment l’énergie, l’eau, l’assainissement et les infrastructures de logement, afin de renforcer la capacité des populations de la SADC à résister à l’impact de la crise. » [2] (COVID-19 pandemic : Statement by the Southern African People’s Solidarity Network (SAPSN), https://cadtm.org/COVID-19-pandemic-Statement-by-the-Southern-African-People-s-Solidarity-Network). Des ONG et des coalitions comme Eurodad (Europe), Latindad (Amérique latine), Jubilee Debt Campaign (Grande-Bretagne), la Plate-forme dette et développement (France) soutiennent aussi la nécessité de déclarer un moratoire sur le paiement de la dette (https://eurodad.org/Entries/view/1547157/2020/03/24/A-debt-moratorium-for-Low-Income-Economies). 

Quels sont les arguments juridiques qui peuvent appuyer une décision unilatérale de suspension de paiement dans le cas présent ? 

Quand un État invoque l’état de nécessité, le changement fondamental de circonstance ou la force majeure pour suspendre le paiement de la dette, le caractère légitime ou non de cette dette n’a aucune importance 

L’état de nécessité : un État peut renoncer à poursuivre le remboursement de la dette parce que la situation objective (dont il n’est pas responsable) menace gravement la population et que la poursuite du paiement de la dette l’empêche de répondre aux besoins les plus urgents de la population. 

C’est exactement le cas de figure auxquels un grand nombre d’États de la planète est confronté maintenant : la vie des habitants de leur pays est directement menacée s’ils n’arrivent pas à financer toute une série de dépenses urgentes pour sauver un maximum de vie humaines. 

La CNUCED soutient, en termes diplomatiques, que les pays endettés doivent pouvoir de manière unilatérale geler temporairement le remboursement de leur dette L’« état de nécessité » est une notion de droit utilisée par les tribunaux internationaux et définie à l’article 25 du projet d’articles sur la responsabilité de l’État de la Commission du Droit International (CDI) de l’ONU. Comme il est expliqué dans le commentaire de l’article 25, l’« état de nécessité » est utilisé pour désigner les cas exceptionnels où le seul moyen qu’a un État de sauvegarder un intérêt essentiel menacé par un péril grave et imminent est, momentanément, l’inexécution d’une obligation internationale dont le poids ou l’urgence est moindre. 

En droit international, la destruction de l’État en tant que tel ou la mise en danger de la vie de personnes sont deux circonstances qui permettent d’invoquer l’état de nécessité pour suspendre des obligations internationales telles que la mise en œuvre d’accords (comme un programme d’austérité conclu entre un État et ses créanciers) et le remboursement des dettes [3]. 

Le Tribunal étudiant pour le règlement des différends internationaux (TERDI), qui est constitué d’étudiants en droit international souhaitant appliquer leurs connaissances théoriques à une situation réelle, avait émis l’opinion suivante dans le cas de la Grèce en 2016 : « La Grèce fait face à une situation financière extrême qui ne lui permet pas de fournir les services médicaux essentiels à sa population, dont la mortalité augmente par conséquent de manière substantielle. Dès lors, le Tribunal considère que la Grèce est bien dans une situation matérielle qui constitue un péril grave et imminent au sens de l’article 25 du Projet d’articles de la CDI, et qu’elle peut donc légitimement invoquer l’état de nécessité. » 

Le changement fondamental de circonstances : l’exécution d’un contrat (ou d’un traité international) de dette peut être suspendue si les circonstances changent fondamentalement indépendamment de la volonté du débiteur. 

La jurisprudence en matière d’application des traités et des contrats internationaux reconnaît qu’un changement fondamental de circonstances peut empêcher l’exécution d’un contrat. 

Dans le cas de la crise actuelle, au cours des deux derniers mois, les circonstances ont fondamentalement changé : une épidémie très grave est en pleine expansion ; les prix des matières s’effondrent (le prix du pétrole a baissé de moitié en un mois) et toute une série d’États débiteurs dépendent des revenus qu’ils tirent de l’exportation des matières premières pour trouver les dollars ou les euros nécessaires au remboursement de leurs dettes externes ; l’activité économique baisse brutalement et de manière très forte ; les pays du Sud sont victimes de la décision des grandes entreprises et des fonds d’investissement du Nord de retirer leurs capitaux du pays pour les rapatrier vers leur maison-mère et les insérer dans un schéma d’optimisation fiscale. 

La force majeure : les circonstances présentées plus haut sont des exemples de cas de force majeure. Un État peut invoquer ces cas qui l’empêchent d’exécuter un contrat. 

Il est aussi fondamental que soit organisé un audit avec participation citoyenne active de la dette afin d’identifier les parties illégitimes, odieuses et illégales qui doivent être définitivement annulées.

Quand un État invoque l’état de nécessité, le changement fondamental de circonstance ou la force majeure pour suspendre le paiement de la dette, le caractère légitime ou non de cette dette n’a aucune importance. Quand bien même la dette réclamée au pays serait légitime, cela n’empêche en rien ce pays d’en suspendre le paiement. 

Ce qui est alors fondamental, c’est que la population s’assure que l’argent effectivement libéré par le non-paiement de la dette soit utilisé au profit de la lutte contre le coronavirus et contre la crise économique. Cela implique que la population exerce un contrôle strict sur l’action du gouvernement, qu’elle se mobilise et qu’elle soit prête à exprimer fortement son mécontentement si le gouvernement n’agit pas au mieux de ses intérêts, quitte à le renverser si besoin. 

Par ailleurs, du point de vue de la majorité de la population, il est fondamental que soit organisé un audit avec participation citoyenne active de la dette afin d’identifier les parties illégitimes, odieuses et illégales qui doivent être définitivement annulées. Il faut aussi auditer toutes les dépenses de l’État pour vérifier si elles sont réellement justifiées par la lutte pour surmonter la crise sanitaire, économique et écologique. 

Les déclarations de chefs d’État actuels ou de responsables des organisations internationales sur de nécessaires annulations de dette ne doivent évidemment pas être prises au sérieux. Leur seul but est de se faire bien voir auprès de l’opinion publique. Les chefs d’État pourront toujours dire à leur peuple qu’ils ont essayé d’obtenir l’annulation de la dette, mais qu’ils n’y sont pas parvenus : il faudra donc continuer les paiements. 

Quant au FMI, c’est une vieille ritournelle, depuis des décennies : il affirme périodiquement que les créanciers doivent annuler une partie des dettes tout en précisant qu’en tant qu’institution internationale, il ne peut pas renoncer à récupérer tout ce qu’on lui doit. 

Ce n’est pas la première fois que les plus puissants tiennent de beaux discours et, à chaque fois, les effets sur le bien-être des populations ont été quasi nuls. 

Des actes, pas de discours : suspension immédiate et unilatérale du paiement de la dette 

C’est le premier moyen qu’un État peut utiliser afin de trouver, sous la pression et le contrôle populaire, les ressources financières nécessaires pour combattre le coronavirus et les effets brutaux de la crise économique mondiale en pleine aggravation. 

Réorienter les dépenses destinées au paiement de la dette et d’autres dépenses (dépenses militaires, dépenses somptuaires, dépenses de méga-infrastructures qui doivent être abandonnées ou qui peuvent être reportées) en donnant une priorité à la santé publique peut conduire à un début de changement fondamental et salutaire. 

En effet, une augmentation radicale des dépenses de santé publique aura également des effets bénéfiques très importants pour combattre d’autres maladies qui accablent surtout les pays du Sud global. 

Selon le dernier Rapport sur le paludisme dans le monde, publié en décembre 2019, 228 millions de cas de paludisme ont été détectés en 2018 et on estime à 405 000 le nombre de décès dus à cette maladie. Par ailleurs, la tuberculose est l’une des 10 premières causes de mortalité dans le monde. En 2018, 10 millions de personnes ont contracté la tuberculose et 1,5 million en sont mortes (dont 251 000 porteurs du VIH). Ces maladies pourraient être combattues avec succès si les gouvernements y consacraient des ressources suffisantes. 

D’autres mesures complémentaires pourraient permettre également de combattre la malnutrition et la faim qui détruisent la vie quotidienne d’un être humain sur 9 (soit plus de 800 millions d’habitant-e-s de la planète). Environ 2,5 millions d’enfants meurent chaque année, dans le monde, de sous-alimentation, directement ou de maladies liées à leur faible immunité due à la sous-alimentation. 

De même, si des investissements étaient réalisés pour augmenter massivement l’approvisionnement en eau potable et l’évacuation/assainissement des eaux usées, une réduction radicale des décès par maladies diarrhéiques, qui s’élèvent à plus de 430 000 par an (source : OMS 2019), deviendrait possible. Comme élément de comparaison, à la date du 7 avril 2020, officiellement, il y aurait environ 75 000 décès causés par le coronavirus depuis le début de l’épidémie en décembre 2019 (pour suivre l’évolution, voir https://www.worldometers.info/coronavirus/). 

Il est largement temps d’agir en utilisant en priorité le levier si puissant de la suspension du paiement ou de l’annulation de la dette. Il est essentiel que les différentes organisations de lutte et les réseaux militants se mobilisent pour obtenir la suspension du paiement de la dette. Il faut réfléchir collectivement aux nouveaux moyens de consolider et élargir notre combat dans les actuelles conditions d’exception. 

L’auteur remercie pour leur relecture et/ou leur recherche documentaire : Omar Aziki, Anne Sophie Bouvy, Sushovan Dhar, Damien Millet, Brigitte Ponet, Claude Quemar et Renaud Vivien Notes 

[1] « UNCTAD has long argued that such standstills should be triggered by the unilateral decision of debtor countries to declare their need to freeze debt repayments temporarily, and should subsequently be sanctioned by an independent panel of experts, rather than creditor organisations. », voir https://unctad.org/en/PublicationsLibrary/gds_tdr2019_covid2_en.pdf 

[2] « we are calling on SADC governments to implement a debt moratorium and divert resources meant for debt repayments towards rebuilding the public health system and investing in critical social service sectors including energy, water, sanitation and housing infrastructure to build the resilience of SADC people to withstand the impact of the crisis. » 

[3] Ce paragraphe est extrait de Renaud Vivien, « Comment remettre en cause le programme d’austérité grec, un an après sa signature ? », https://www.cadtm.org/Comment-remettre-en-cause-le#nb2, publié en juillet 2016. 

Sur l’état de nécessité, voir aussi : “State of necessity reflects an international customary rule according to which a factual situation of grave and imminent peril for the essential interests of a State would legally justify a breach of an international obligation by such State as the only means to safeguard such essential interests. The issue of necessity arises within the framework of the ‘secondary rules’ of State responsibility, as a circumstance precluding the wrongfulness of a conduct in breach of an international obligation.”, https://opil.ouplaw.com/view/10.1093/law:epil/9780199231690/law-9780199231690-e1071 qu’on peut traduire ainsi : « L’état de nécessité reflète une règle coutumière internationale selon laquelle une situation de fait présentant un danger grave et imminent pour les intérêts essentiels d’un État justifierait juridiquement une violation d’une obligation internationale par cet État comme étant le seul moyen de sauvegarder ces intérêts essentiels. La question de l’état de nécessité se pose dans le cadre des « règles secondaires » de la responsabilité de l’État, en tant que circonstance excluant l’illicéité d’un comportement en violation d’une obligation internationale. »

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