vendredi 24 avril 2020

Les leçons cruciales de la pandémie, par Gilbert Dalgalian

Ce texte est la postface du livre « Trois pas de plus dans l’agonie » qui paraîtra en fin d’année chez Syllepse. 

L’expérience de la pandémie du Covid 19 est en train d’endeuiller les cinq continents et met à rude épreuve le monde entier. Elle souligne cruellement l’impréparation des systèmes sanitaires, pourtant plusieurs fois dénoncée par les personnels hospitaliers. Mais surtout elle impose une réflexion sur les conditions qui ont permis cette crise, sur les voies de survie qu’elle nous suggère. 

Ce virus – déjà responsable de milliers de morts et de beaucoup de victimes – aura cependant davantage contribué au sauvetage de la vie sur terre que toutes les grands-messes internationales (Cancun, Copenhague, Paris COP21, etc.). 

La mondialisation du virus remet en cause la mondialisation outrancière de l’économie libérale. En effet, depuis l’apparition de cette catastrophe sanitaire, la Chine a gelé presque toutes ses productions ; l’Europe, les États-Unis et l’Inde sont entrés dans un confinement et un freinage brutal de leurs économies. Sans parler de près d’un milliard de nouveaux chômeurs depuis des semaines. 


Sans chercher pour l’instant à hiérarchiser ces effets, il n’en résulte pas moins toute une série de bénéfices pour la planète : diminution partout des gaz à effet de serre et de la pollution de l’air, diminution de la consommation et arrêt momentané du productivisme, baisse d’exploitation des énergies fossiles, et un début de ralentissement du réchauffement climatique. Et surtout, une prise de conscience nouvelle qu’un certain niveau d’autosuffisance, notamment alimentaire et sanitaire, est indispensable. 

Beaucoup de productions et de services -- qui avaient été ‘’déléguées’’ à la mondialisation pour mieux exploiter la main d’œuvre bon marché des pays émergents – vont devoir être relocalisées au plus près de leurs consommateurs. Aussi le flux imbécile de transports inutiles, notamment aériens et routiers, a dû être ralenti ; l’accès à des produits alimentaires dont l’acheminement se traduisait en millions de litres de kérosène est déjà revu à la baisse. 

En somme – malgré l’énormité du prix payé par l’hécatombe des victimes – ce Covid 19 nous aura aussi montré les méthodes et les ressources, économiques, environnementales, sociales et politiques, que les sociétés et les États peuvent déployer quand il y a une urgence extrême. 

Devant la crise, les États viennent de prouver que les ressources financières existent, parce que l’urgence sanitaire et économique a été perçue. Pourquoi les mêmes États ne perçoivent-ils pas cette autre urgence que les peuples, eux, perçoivent de plus en plus nettement ? Car justement le Covid 19 n’est pas la seule urgence extrême. Le réchauffement climatique est de toutes les urgences la plus extrême. 

Face à cette menace globale, aux dimensions d’un tsunami planétaire, nous aurons besoin des mêmes ressources que devant l’actuelle pandémie : solidarité, sobriété, gestion locale au plus près des citoyens et des citoyennes, ainsi qu’une agriculture sans pesticides, des transports publics adaptés, un retour de nombreuses activités, productions et services dans le giron de régies publiques, sous contrôle social accru. 

Le virus a donné un coup d’arrêt sans précédent à ce productivisme suicidaire, coupable du réchauffement climatique et de ses effets. Pourtant on entend déjà partout s’exprimer la hantise de la baisse du PIB et l’espoir fou d’un ‘’retour à la normale’’, prémisses d’un affrontement majeur dans un avenir proche. 

Un clivage prévisible sera entre ceux qui craignent pour le PIB et ceux qui ont peur d’un dégel du permafrost, libérant une quantité de CO2 qui serait un cataclysme pour la vie sur terre. 

A l’inverse, les chemins de la résilience, les perspectives d’un futur souhaitable sont exactement ce que proposait ce livre dans son édition de 2012 : priorité à l’environnement, rupture avec les finalités et les critères économiques du libéralisme, avancées vers une démocratie dans laquelle aucune structure étatique ou institutionnelle ne doit se substituer aux peuples. 

L’écho d’un message tient d’abord à sa diffusion et celle-ci est l’affaire des médias. Les médias de 2012 n’étaient pas prêts à entendre de message. Le Covid 19 leur a-t-il ouvert les yeux sur les impasses de la doxa libérale-répressive ? Une démocratie moderne – c’est-à-dire adaptée aux multiples menaces sur nos vies – exige de renforcer les formes d’autonomie locale et régionale, une large autogestion des entreprises et des services, enfin un nouvel aménagement du travail et du temps de travail, en fonction d’objectifs qualitatifs et non plus exclusivement quantitatifs. Et, lorsque des délégations de pouvoir sont nécessaires, l’instauration de contrôles par les mandants. 

Un tel changement de cap n’ira pas sans conflits, tant les mentalités sont peu préparées à accepter des nouveaux comportements, des nouvelles valeurs collectives. In fine nous assisterons à des luttes frontales entre les tenants d’un retour à l’économie libérale-financière et la foule de ceux qui veulent privilégier la vie sur terre. 

Mais il faudra davantage encore : priorité à la créativité des hommes et des femmes, priorité à la coopération solidaire, y compris internationale, mise au pilori de toutes les formes de racisme, de sexisme et de xénophobie, investissement sur la matière grise inépuisable dans tous les domaines. Voilà ce qui serait de mon point de vue la vraie leçon de ce virus. 

Au fait, quelle civilisation a bien pu l’engendrer ? 

Tout le monde ne tire pas les mêmes leçons de cette catastrophe planétaire. Avec le regard sur les deux mois écoulés, il faut bien se rendre à l’évidence : Les États – sans aucune exception – ont réagi trop tard et toujours sous une contrainte totale. Mais le plus grave n’est pas le retard et la stupéfaction ; elles ne sont graves que du fait du délaissement partout des structures hospitalières et sanitaires. C’est particulièrement le cas en France où depuis deux décennies le système de santé a été soumis aux seuls critères de rentabilité et souvent privatisé. 

Cela nous renvoie à une seconde leçon : la financiarisation sans limites est désormais clairement identifiée comme la raison de cette incapacité générale à se doter des infrastructures indispensables à la santé des populations. Il s’ensuit qu’une rupture s’impose : pour la santé – comme pour l’éducation et les transports – la finance doit être remise au service de critères qualitatifs et d’intérêt public. C’est tout l’actionnariat et la mainmise des marchés financiers qui devront être repensés et transformés au seul service de la société civile et non des particuliers les mieux nantis. 

Pourtant ce n’est pas ce à quoi on assiste en ce mois d’avril où les gouvernements pensent déjà à l’après-virus. Certes, aux États-Unis et dans l’union européenne, ils mobilisent des sommes colossales, mais avec pour principale priorité la relance des économies fortement paralysées. Avec des précautions oratoires, purement cosmétiques, afin de laisser croire que les leçons de la pandémie sont tirées et les remèdes bien identifiés. 

Bien évidemment, une activité économique doit reprendre : pour l’agriculture et l’alimentation, pour l’énergie et les transports, pour la pharmacie et les laboratoires, pour toute une série de productions et de services, pour relancer l’éducation et la culture. 

Mais ce qui se dessine est autre chose : on assiste à une injection de liquidités dans les entreprises et les banques ; on n’a pas entendu un mot sur les dividendes sauf qu’il faudrait les reporter à plus tard, au mieux de quelques semaines, au pire d’un moi ou deux. Les sommes colossales mobilisées vont-elles de nouveau – comme après la crise de 2007-2008 – alimenter les banques et la finance ? Ou au contraire modifier les structures profondes de l’économie ? 

Le test, la minute de vérité, tient toute entière dans une question : quel État, quel gouvernement aura la lucidité d’annuler la dette ? Celle-ci n’est ni légitime, ni rationnelle, ni démocratique. En effet, elle n’est pas légitime, parce qu’elle n’est pas au service du peuple. Elle n’est pas rationnelle, car elle ne panse les plaies qu’en ignorant la maladie. Elle n’est pas démocratique, car les peuples n’ont jamais été consultés sur la dette, ni sur le budget de l’État d’ailleurs. 

A ce faisceau de raisons vient s’ajouter un autre argument. Le principe d’une annulation de la dette n’est pas une utopie, ni un procédé inédit. Plusieurs exemples historiques sont cités dans ce livre. Rappelons-en un seul pour mémoire : lorsque G.W. Bush a lancé la guerre contre l’Irak de Saddam Hussein en 2003, il avait au préalable décidé d’effacer la dette irakienne imputé au seul Saddam, inutile aux Irakiens et qui aurait mis de gros obstacles sur sa gestion de l’Irak occupé. Il avait en outre pris la précaution d’obtenir l’accord des créanciers internationaux. Lesquels acceptèrent sous condition que cet accord reste secret … . 

Si les États s’engagent dans un engrenage de dettes odieuses et mal employées, l’évidence s’imposera : ils n’auront rien compris des leçons de la pandémie. [passage rédigé quelques jours avant l’annonce par E. Macron de la nécessité d’annuler la dette des États africains

15 avril 2020 : La dette était donc évitable. 

Désormais c’est Macron lui-même qui le dit en souhaitant que celle des pays africains soit – totalement ou partiellement ? – annulée. Fort bien. Cependant si la dette est illégitime pour l’Afrique, quels critères justifient qu’une mesure identique ne soit pas proposée en France et en Europe ? Partout les raisons d’annuler la dette sont les mêmes : elles ne servent qu’à alimenter les dividendes versés aux actionnaires, à se plier devant les exigences des marchés financiers. 

Au moment où j’écris ces lignes, des grandes firmes européennes et françaises s’apprêtent à verser – comme si la pandémie n’avait pas mis le monde au bord du gouffre – des milliards d’Euros à leurs plus gros actionnaires. Ce, à l’heure même où ces mêmes firmes ont mis des centaines de milliers de travailleurs au chômage partiel ou total. Voyons comment le gouvernement français va concilier les propositions de la Convention citoyenne pour le climat avec le maintien en l’état de la dette publique et le respect des marchés financiers. 

17 avril 2020 : Voilà, nous y sommes. 

Les leçons de la pandémie n’ont pas été tirées. Les États, notamment ceux de l’Union européenne, regardent les effets de la crise sanitaire par le petit bout de la lorgnette : ils n’en voient que les conséquences économiques immédiates qui, il est vrai, sont très graves. Mais ils ne veulent pas voir les leçons moins immédiates qui, elles, concernent l’urgence fondamentale, celle qui exige la plus grande vigilance : la crise écologique, la menace des gaz à effet de serre, le réchauffement climatique. 

Comment cette myopie se traduit-elle dans les décisions de l’UE et des gouvernements européens ? Par un abandon sans bruit de l’agenda du ‘Green deal européen’, pourtant priorité déclarée de la présidente de la Commission. Les lobbies sont à la manœuvre, les partis verts sur la défensive ; on discute maintenant des reports des principaux chantiers, ceux qui concernent l’agriculture, la biodiversité et la déforestation, la réduction des émissions de CO². Cela se traduit également par le renvoi à une date ultérieure de la COP26, initialement prévue pour novembre 2020. La vie sur la planète attendra … . 

Mais attendra quoi ? Un rebond du Covid 19 ? Une série de catastrophes climatiques ? Le dégel du permafrost ? Une famine devenue endémique ? Non, les vraies leçons de la pandémie n’ont pas été tirées. Les dirigeants ne rêvent que de la relance économique et financière. Toujours parer au plus pressé, sans sa voir au juste ce qui presse le plus : la reprise ou la survie ? 

20 avril 2020. Je ne peux résister à l’envie de rappeler combien la catastrophe était prévisible. 

Non pas dans sa forme sanitaire et virale certes. Mais comme la conséquence inévitable de toutes les aberrations et dérives de notre civilisation. Voici un court extrait de la première édition de 2012, révélateur de cette prescience : « La planète se réchauffe, les glaciers fondent, le progrès ne profite qu’à une infime minorité, mais on continue comme avant ; les acquis sociaux, éducatifs et de santé sont saccagés, la finance impose sa loi d’airain et les politiques s’alignent. Les peuples vivent un marasme sans nom…. Est-ce toujours après une crise gravissime que l’utopie devient nécessité ? Et que l’impossible devient le chemin de la survie ? Non ! Quand l’environnement réel nous menace, il modifie nos représentations intellectuelles, nos réseaux neuronaux. Nous ne nous corrigeons pas, nous changeons, contraints et forcés. Mais quelles émotions ! » 

« L’horizon du sursaut, face au cycle de cataclysmes qui nous pend au nez, ne peut se dessiner que dans un exercice collectif de lucidité et de responsabilité. Cela s’appelle la démocratie autogestionnaire» 

A l’heure de la pandémie dévastatrice de ce mois d’avril 2020, je ne vois pas un seul mot à changer à ce pronostic émis en 2012 et publié en 2013. Tout y est, y compris les voies de la résilience. 

Une réédition actualisée s’impose donc, pour décrire précisément l’engrenage des verrous : le refus de la nécessaire révolution environnementale, l’auto-intoxication de l’économie financiarisée et, pour verrouiller le tout, un aveuglement sur ce que doit être une vraie démocratie. Il sortira sous un autre titre : « Trois pas de plus dans l’agonie », chez Syllepse fin 2020. 

 21 avril 2020 : Le ministre Le Drian a raison de s’inquiéter : 

à juste titre, il craint que « Le monde d’après ressemble furieusement au monde d’avant, mais en pire ». Ne voit-on pas déjà repli sur soi et chauvinisme fleurir partout à la faveur de la crise sanitaire ? Et partout également un retour à État-nation, aux nationalismes et à l’absence de solidarité, comme on a pu l’observer dans les appels à l’aide, restés sans réponse, de l’Italie et de l’Espagne épuisées par l’urgence sanitaire ? 

Qu’un grand nombre de productions vitales – agroalimentaires, pharmaceutiques notamment – doivent être relocalisées ne signifie pas qu’il faille retomber dans un protectionnisme stérile et illusoire. Il n’y aura pas d’issue sans une remise en question radicale des politiques économiques orientées sur le productivisme, la croissance et la primauté des marchés financiers. Avec en prime chez ces derniers le seul souci de la dette. Mais faut-il attendre de nouvelles catastrophes pour oser le changement de logiciel ? 

22 avril 2020 : La pandémie a renforcé des dérives existantes. 

Les gouvernants de nombreux pays ne jurent que par un perfectionnement des techniques de traçage, de vidéosurveillance et de surveillance des réseaux sociaux numérisés. Une économie mondiale de l’information se met en place, aux mains de toutes petites minorités de décideurs autoproclamés. Il devient urgent de réfléchir aux nouvelles technologies, en particulier à l’Intelligence artificielle (I.A.), bientôt généralisée (IAG), parce que ses potentialités sont multiples et contradictoires. 

D’un côté l’I.A. ouvre des horizons de réels progrès dans bien des domaines – climatologie et météorologie, pharmacie et médecine, éducation et recherche, industrie et agriculture, ainsi que dans les transports et le commerce et surtout le développement d’énergies non fossiles, la sortie du nucléaire et les plans de décarbonisation. Mais de l’autre la même Intelligence artificielle est porteuse des plus graves menaces sur la vie privée, la démocratie, les libertés publiques et en fin de compte sur toute la civilisation. 

Pour résumer ce paradoxe en quelques mots, on peut dire que les technologies en général – et l’IA en particulier – sont à double face. Leur utilisation peut être perverse ou bénéfique, en raison de qui les utilise et selon quel logiciel. 

Aux mains des élites dirigeantes actuelles, elles ne serviront que des politiques de plus en plus totalitaires de contrôle accru des populations. A l’inverse on constate, durant ce confinement et aussi après, combien les solutions concrètes à la crise ont toujours été mises en œuvre par le bas de la pyramide : les personnels de santé, les agents des services publics et des transports et bien d’autres, dans une adaptation permanente aux nouvelles contraintes de vie et de survie. 

Bref, la solution ne vient pas d’en-haut. Elle repose sur la créativité de tous et de toutes face aux imprévus. L’avenir est dans la décentralisation, l’autogestion et la rupture avec la financiarisation stérile et criminelle. 

 23 avril 2020 : 

Le Haut Conseil pour le climat (HCC) met en perspective ce que devrait être une vraie sortie de crise prenant en compte à la fois l’urgence sanitaire et l’urgence climatique. 

Le HCC rappelle que, si d’un côté les rejets carbonés ont baissé de 45 millions de tonnes pendant le confinement, de l’autre côté cette baisse radicale reste marginale : car toute solution doit être structurelle, s’inscrire dans la durée et viser une baisse de 800 millions de tonnes équivalent CO². 

Quel sera l’accueil du gouvernement français à ces recommandations ? Voudra-t-il vraiment investir dans les infrastructures bas carbone, le ferroviaire, les transports en commun, l’isolation des bâtiments, le stockage de l’énergie, la limitation des transports aériens et routiers, comme le préconise le HCC ? Tout porte à croire que non. 

Les décisions de relance économique vont ressembler à celles d’après la crise financière de 2008, où « les émissions nationales de CO² liées à l’énergie et au ciment, … après avoir baissé de 4,2% en 2009 … avaient augmenté de 3,4% en 2010 » (Rapport ‘Climat, santé : mieux prévenir, mieux guérir », cité dans Le Monde du 23 avril 2020). Parce que nos gouvernements resteront asservis à une vision libérale-financière et productiviste de l’économie, pour demain comme pour hier. Seul un puissant soulèvement politique unitaire et populaire peut conduire à de telles réorientations. 

Or, l’heure est d’abord aux mesures de sauvegarde de la santé et peu propice aux prises de conscience collectives. Faudra-t-il d’autres catastrophes - climatiques ou sanitaires ? - pour accéder à un niveau de remise en question plus lucide et plus radical ? 

De fait les peuples sont davantage enclins à apprendre et à changer lors de grands bouleversements qu’en écoutant les experts. Quand alors la métamorphose commence à germer, plus rien ne peut arrêter l’élan citoyen, le rejet des élites auto-proclamées, la responsabilité individuelle et le retour à une démocratie authentique. 

Les mêmes causes produisent alors les mêmes effets sur l’ensemble de la planète. Le règne du tout-marché ayant sévi partout, la révolution sera partout.

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