Après la « Gauche radicale et
ses tabous » ( pourquoi Le Front de Gauche échoue face au
Front national. Seuil 2014)), Aurélien Bernier publie aux Éditions
Utopia « La démondialisation ou le chaos » sous-titré :
« Démondialiser, décroître et coopérer ».
Cet
ouvrage, bref mais dense, est à la fois original et stimulant. Il
relie dans une perspective inédite des éléments le plus souvent
séparés. Face aux impasses du capitalisme contemporain :
montée des inégalités, crise, ordre économique mondial dominé
par la finance, l'auteur propose ainsi une synthèse de trois
propositions programmatiques.
1/ La démondialisation
Le principe se veut une une rupture
avec la logique du libre-échange et la domination des
multinationales.
Si la mouvance altermondialiste a largement
popularisé cette approche, elle se retrouve néanmoins dans une
impasse en se limitant à une simple dénonciation du
néo-libéralisme « D'une manière générale
l'altermondialisme s'inflige un handicap terrible : il refuse
d'envisager sérieusement la rupture nationale par peur de cautionner
le discours nationaliste. Toute ses revendications sont alors
conditionnées à l’avènement d'une « autre Europe »
ou d'une autre « mondialisation », une position qui ne
convainc quasiment plus personne. » (page 46). En même
temps A. Bernier combat clairement le souverainisme de droite
assimilé à un repli égoïste sur les frontières nationales.
Si pour lui « tout projet de
suppression des frontières et des États-Nations, même alimenté
par les meilleures intentions, ne peut que renforcer le pouvoir des
multinationales et des marchés », il complète ce jugement
en déclarant « Tout projet souverainiste reste néo-colonial
s'il ne remet pas en cause la position des grandes puissances
occidentales sur la scène internationale » (page 16) ce
qu'il développe largement dans la 3° partie du livre.
En prenant position pour une
combinaison de souverainisme et d'internationalisme il se démarque
ainsi de ceux qui à l'instar d'un J.Sapir seraient tenté par le
rapprochement entre « républicain des deux bords ».
Sur le fond, le projet de
démondialisation constitue une nouvelle étape dans la lutte de
classe en affrontant le pouvoir des multinationales à l'échelle la
plus praticable pour établir un rapport de force. Pour ce faire, on
peut s'appuyer sur les principes énoncés par l'altermondialiste
philippin Walden Bello en 2013 : produire pour le marché
intérieur plutôt que pour l'exportation et mettre en place une
logique de subsidiarité productive du local au national et au
mondial. La défense des productions locales peut dès lors
s’effectuer à travers des mesures protectionnistes.
2/ Décroître
L'auteur s'inscrit dans le courant de
pensée de la décroissance illustré en France entre autres par
Serge Latouche ou Paul Ariès. Il en reprend les fondements
essentiels : « pour le cas de la France, l'empreinte
écologique est d'environ 145 % en 2015 , soit 45% au dessus
de l'équilibre en ressources renouvelables. Même si cette approche
est simplificatrice, considérons que l'objectif soit dans un premier
temps de ramener cette empreinte au niveau des capacités de la
biosphère. Il ne s'agit pas de revenir à la bougie ou de renoncer
à l’eau courante mais seulement de réduire d'un tiers la
consommation matérielle globale. ». On pourra toutefois
regretter que l'ouvrage ne cite pas les travaux de Michel Husson
mettant en relation intensité CO2 et point de PIB et chiffrant la
réduction de la production nécessaire pour atteindre les objectifs
de limitation de la hausse des températures due à l'effet de serre.
(un abaque climatique : note Hussonet n° 89 août 2015). On y
lira une démonstration économique de la nécessité de la
décroissance par un auteur marxiste orthodoxe !
Pour Aurélien Bernier en outre la
décroissance est inséparable de la justice sociale. La lutte contre
les inégalités est même la condition pour une réduction de la
consommation qui n'a rien à voir avec l’austérité libérale :
« Dans le contexte actuel, le fait que les classes moyennes
et populaires occidentales acceptent les contraintes pour
réduire la surconsommation peut sembler inimaginable. Mais la
question que l'on doit se poser est la suivante : si l'on met
ces contraintes en regard des avancées sociales procurées par une
politique de démondialisation et de distribution des richesses,
ont-elles une chance d'être acceptées ? Que vaut la course aux
écrans de télévision les plus grands, aux téléphones
portables les plus puissants, aux voitures les plus luxueuses, face
au plein emploi, à de meilleurs salaires, à la réduction du temps
de travail, à la sécurité sociale, à la santé publique, à la
fin de la concurrence économique acharnée ? » (page 94).
Au total, une vision de la décroissance
qui ne sépare jamais la préservation de l'environnement des
rapports sociaux et d'un projet plus global d'émancipation.
3/ Un nouvel ordre mondial
La troisième partie de l'ouvrage
dénonce la persistance de formes de domination néo-coloniale et
d'impérialisme à travers par exemple les relations Nord/Sud ou la
question de la dette. A partir des avancées proposées par la
« charte de la Havane » adoptée par les Nations -unies
en 1948, il s'agit de transformer les actuelles relations marchandes
dans deux directions :
- affirmer l'autonomie des peuples et des États : « accepter le principe de l'autonomie économique et politique des États comme base des relations internationales a des conséquences importantes. Cela signifie qu'une orientation, un accord bilatéral ou multilatéral peut être remis en cause si le peuple le décide démocratiquement ». (page 113).
- mettre au premier plan la relocalisation : avec les mesures de relocalisation(...) , les échanges commerciaux tendront à se réduire au strict nécessaire.
Pour ce faire l'auteur décrit un
ensemble de dispositions permettant de développer la coopération
non marchande. A l'inverse des échanges fondés sur les prix et la
rentabilité, les relations internationales devraient se développer
sur des bases de solidarité y compris politiques avec les pays
engagés dans une voix progressiste. Pourquoi par exemple ne pas
réhabiliter le troc à l'instar de Cuba et du Venezuela ?
Décidément comme le journal
« Fakir » qui développe une ligne très proche, A.
Bernier a l'art de se fâcher avec tout le monde (ou presque). Pour
les souverainistes de droite, la décroissance est bien sûr tout à
fait incongrue. Mais pour les altermondialistes traditionnels ce
n'est pas beaucoup mieux !
Encore marqués par une culture
d’extrême-gauche traditionnelle, pour eux la réhabilitation de
l’État-nation comme espace pertinent de démocratie sent encore le
souffre. Ils en restent le plus souvent à une vision largement
idéologique et confondent pour une grande part mondialisation et
internationalisme, ce que l'auteur réfute très clairement.
Même si l’accueil est largement
positif, le livre ne satisfait pas non plus complètement le mensuel
« La Décroissance ». Dans sa livraison de novembre, la
publication la plus diffusée de ce courant lui reproche de se situer
dans le camp des forces progressistes « alors que le clivage
progressistes/réactionnaires est pour les objecteurs de
croissance une des matrices du productivisme ».
Il est vrai que l'auteur, en
s'adressant par exemple explicitement au Front de Gauche dans son
précédent livre, ne cède pas à la tentation libertaire vouant aux
gémonies le terrain institutionnel et la scène politique dans son
ensemble comme c'est la mode dans une partie de l'espace radical. De
fait les partisans de l'éco-socialisme seraient bien inspirés de
reprendre la cohérence du projet développé par A. Bernier pour se
doter d'une ossature de pensée adaptée aux défis contemporains .
JP Lemaire
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