vendredi 27 avril 2018

Où va la droite française ? , par Yvon Kervella

La République en Marche a pour cohérence l'alignement inconditionnel sur le titulaire de l'Élysée. Le néoconservatisme élyséen décomplexé affiche ses sources, la pensée réactionnaire de Ricoeur et, "en même temps", les orientations délirantes d'Attali, celui qui se projette en parrain du capitalisme à la française. 

Les premiers pas du binôme Philippe-Macron ne sont d'ailleurs pas sans rappeler l'allure cahotante du binôme Debré-de-Gaulle qui déploya, trois ans durant, des mesures d'une grande brutalité tout en divergeant sur l'indépendance algérienne. 

L'implosion des deux partis de gouvernement de la quatrième République française, le MRP et la SFIO, est un autre facteur de parenté des deux moments, tant l'autodestruction du PS et le retour avorté du clan affairiste Fillon-Sarkozy ont pesé dans l'improbable résultat institutionnel de 2017. 


Comment Matignon, l'Élysée et le palais Bourbon oeuvrent-ils pour faire du groupe de député.e.s LREM et de ses rallié.e.s au Sénat un parti de gouvernement stable ? La question occupe les facultés de droit, les éditorialistes et, plus déterminant, les états-majors d'entreprises intéressés aux opportunités des marchés du BTP, de l'armement, de la presse et des services municipaux concédés. Les inévitables Veolia, Suez, Bouyghes, Eiffage, Decaux, Bolloré, Dassault, Lagardère, EDF, Total... entendent pouvoir au plus vite renouveler leurs offres de services à qui sortira en tête de la compétition, de Macron, Wauquiez ou Le Pen. 

À l'heure des chaînes d'information continue et de l'instantanéité des échanges ciblés sur smartphone, est-il possible de gouverner encore arbitrairement depuis Paris ? Alors même que la pyramide des pouvoirs archaïques propre à l'Angleterre et à la France est surannée du sud au nord de l'Europe ? La réponse du binôme est claire : elle est inflexiblement positive, et cela passe par des allégeances à débaucher à toutes les échelles administratives, du Parlement de Strasbourg à la moindre des mairies. 

L'élection européenne est en mai 2019 : elle permet aux partis de gouvernement de recruter des permanents politiques aptes à relayer les consignes politiciennes et idéologiques d'exécutifs étatiques. L'élection des équipes municipales s'ouvrira en janvier 2020, dans vingt mois. Elle est déterminante pour asseoir l'appareil militant qui contrera dans les opinions, au profit des pouvoirs établis, des oppositions fortes dans la société. 

Il est donc utile de voir en quoi l'exécutif prépare intensément mars 2020(1), comme de décrypter les terrains de la concurrence qu'ont d'ores-et-déjà engagée Wauquiez, Macron et Le Pen (2). 

2020 : le corps préfectoral, la DGCL et l'ANRU déjà à la manœuvre 

Les lois Nouvelle Organisation Territoriale de la République et MAPTAM produisent désormais leurs pleins effets. Dans les assemblées régionales, l'opposition est aphone quand elles ne sont pas le simple théâtre du face à face des lepenistes et des droites toujours plus radicalisées en Picardie-Nord-Pas-de-Calais et en PACA. 

Les conseillères et conseillers de départements sont polarisé.e.s sur l'urgence de "faire des économies" et non pas sur les actions de protection de l'enfance et le soutien aux privé.e.s d'emploi contre les risques de marginalisation sociale. 

Les assemblées municipales sont majoritairement résignées à laisser faire le marché depuis l'élection municipale de 2014 qui a propulsé l'abstention à gauche et opéré un basculement historique des résultats de gauche à droite. Le laminage des 4 candidats de gauche et d'extrême gauche au premier tour de l'élection présidentielle a été l'acmé. Quant à l'abstention, elle s'est amplifiée à chacun des scrutins suivants, à l'exception de l'élection présidentielle : élection européenne, élection départementale, élection régionale et élection législative n'ont mobilisé qu'une petite partie seulement des citoyen.ne.s. 

Sous cet angle, l'échec institutionnel est patent. Aucune strate institutionnelle ne parvient aujourd'hui à susciter une adhésion sur les responsabilités qui lui sont attribuées. Les lois MAPTAM et NOTRE devaient donner de la crédibilité à la distribution des pouvoirs du politique de la mairie à l'Élysée. 

Le consensus qu'avait atteint le PS et Les Républicains tourne à vide sur ce point majeur d'une reconnaissance par les opinions de gauche et de droite que l'action menée par une quelconque strate institutionnelle a une efficacité et que voter a par conséquent du sens. Inspecteur général des finances et ancien membre de cabinet, Macron symbolise dans son accession à l'Élysée ce qui se produit en pareil cas en France, avec deux précédents conflictuels, dans la Quatrième République des années 50 et dans la Cinquième République pompidolienne et giscardienne : le passage au premier plan des grands corps de l'État, grands corps de hauts fonctionnaires administratifs et techniques. 

Dans chacun de ces précédents, l'ordre intérieur est repassé également au premier plan et avec lui la visibilité du corps préfectoral, une institution qui fut certes exportée par les guerres napoléoniennes mais qui a depuis partout été abandonnée, sauf... en France. Une illustration en est donnée en Loire-Atlantique depuis le 1er avril. Composée de villes bretonnes et de la région des Pays de Loire, un syndicat mixte a concédé à Vinci la réalisation d'un nouvel aéroport. Ce ne sont pourtant pas ces élu.e.s qui négocient avec les contestataires le maintien sur site des nouvelles activités suite à l'arrêt du projet mais une haut fonctionnaire, Préfète de Région ! 

Pourquoi cet escamotage des élu.e.s de droite et de gauche du syndicat mixte ? Quelle est la compétence de la Préfète en matière agricole, n'est-elle là que pour relayer les exigences normatives édictées par le Corps des Ponts, des Eaux et des Forêts ? 

Il faut relever au passage que peu d'organes d'informations ont relevé ce qui est bel et bien une incongruité au 21ème siècle. Cette incongruité est en réalité consubstantielle au modèle de l'État à la française. Ainsi un dixième de la population vit en quartiers classés sensibles depuis 1996 et voient les décisions qui formatent le quotidien - habitat, commerce, transports, école... - largement conditionnées par les procédures concoctées par le corps préfectoral, l'inspection générale des finances et le corps des ponts. Produit phare de cette matrice, l'Agence Nationale de Rénovation Urbaine gère dans une grande opacité les crédits de la taxe pour le logement prélevée sur les salaires. 

À l'opacité, s'ajoute une grave dénaturation des besoins des citoyen.ne.s. Ainsi, la ville de Sevran fait partie des nombreux cas où l'intervention de cette Agence a poussé l'équipe municipale et les organismes HLM à un modèle de "résidentialisation" des espaces ouverts et à une mise en sécurité des bâtiments qui ont peu à voir avec l'urbanité mais qui sont coûteux à réaliser et à entretenir dans la durée. Stéphane Gatignon, maire et conseiller départemental, s'est donc adonné en 2015 à une grève de la faim pour réclamer les moyens financiers nécessaires à une ville pauvre en activités et en taxes sur le foncier bâti. En vain. 

Borloo, ministre sous Raffarin pour la création de l'ANRU, vient d'être chargé d'une mission "banlieue" par Elisabeth Borne : la démission de Gatignon de son mandat de maire a suivi de peu, confirmant le rejet de ses demandes à l'ANRU et au-delà les refus de cette agence à rembourser aux propriétaires des logements sociaux et aux mairies des dépenses pourtant impulsées à l'amont par la machinerie ANRU. 

En fait, depuis deux décennies, les villes populaires sont emportées par une véritable révolution conservatrice, qui a notamment été ponctuée par le passage de Sarkozy et Valls place Bauvau, et qui a installé une tutelle a priori par la Direction générale des collectivités locales - administration au croisement du corps préfectoral, du conseil d'État et de l'inspection générale des finances. Plus aucune ville n'échappe d'ailleurs plus à une tutelle comptable aussi drastique qu'avant 1981, même pas la Ville de Paris : le ministre qui accompagne la DGCL, Collomb, a purement et simplement autorisé son service à exiger en préalable aux votes des budgets des coupes dans les charges clairement identifiées. 

L'argumentation pour les banlieues, cynique, est assumée : en cycle haut des marchés immobiliers, le BTP renchérit les prix sur les opérations ANRU qui donc doivent être déclarées infructueuses. Dans nombre de villes en revanche, la spéculation immobilière est relancée, l'immobilier commercial est en plein boom. Promoteurs et BTP, étroitement imbriqués, font littéralement leur marché tout comme Veolia, Suez, Auchan, Carrefour... 

Les inégalités communales explosent : le cycle urbain en cours renoue fortement avec la fragmentation et la hiérarchisation des espaces de vie, de scolarisation et de travail. Car au-delà des villes ordinaires, les communes qui ont un demi-siècle ou plus d'autorisations de construire exclusivement dédiées aux résidences les plus bourgeoises gardent les privilèges qu'octroie la taxe sur le foncier bâti, seul impôt perçu à l'échelle de la municipalité. 

Les passes d'armes en trompe l'œil de Macron, Wauquiez et Le Pen 

Chacun des trois comparses partage l'horizon affiché par le titre de l'ouvrage publié par Juppé dans sa campagne des primaires de 2016 "pour un État fort". Chacun partage l'adage prêté à Mitterrand et à ses héritiers : "la France se gouverne avec 300 hauts fonctionnaires". Encore devraient-ils ajouter " et avec un nombre équivalent de ces hauts fonctionnaires qui font carrière dans le privé français, à la sortie de Polytechnique, de Centrale, de l'École normale supérieure..." 

Chacun juge l'intensification de la guerre économique inévitable et ne voit de préservation de la rentabilisation des capitaux français que dans la loi El Khomri, les ordonnances du 22 septembre et la refonte à la baisse des conventions collectives et de leurs clauses centrales. 

Chacun croit à la nécessité de concentrer l'effort sur l'armement et à maintenir la France au rang des trois puissances nucléaires du G7. Chacun juge nécessaire de montrer de la compassion aux territoires en déprise économique ou démographique sans s'attarder sur la capacité de leurs citoyen.ne.s à construire des alternatives. 

Chacun se prépare à cogner sur les deux autres pour démontrer sa meilleure efficacité sur des thèmes ciblés : frontières, immigration, banlieues, liberté des entreprises, désidéologisation de l'enseignement... 

La cible dans la phase de rodage engagée, ce sont ces 50 à 60 élu.e.s par département que les analystes (et les lobbys des Bolloré, AUCHAN, Aéroport de Paris, Orange...) s'accordent à classer dans les élu.e.s qui comptent, soit de 5 à 6000 à l'échelle hexagonale sur le demi-million de mandats électifs qui existent. 

Ainsi dans chaque région, le FN dispose de conseillères et de conseillers régionaux qui préparent activement l'étape de l'élection municipale, prélude au nouveau duel Le Pen - Macron de 2022. L'abandon par Macron des activités de proximité et de ses engagements sur les indépendants, arguments testés avec succès en 2015, sert d'accroche avant débauchage. 

Fracturé par l'échec de son vainqueur de ses primaires, LR dispose d'un réseau très substantiel, en relations avec les Chambres d'agriculture, les Chambres de commerce et d'industrie et les Chambres des métiers. Sa capacité de rebond est réelle en 2020. 

LREM dispose de 350 parlementaires, de délégué.e.s sélectionné.e.s dans chaque département et surtout d'une capacité d'attraction autour du chef entretenu.e par le réseau des sous-préfectures et préfectures. Plus encore : Sevran et ses communes limitrophes, Villepinte et Tremblay en France, Saint-Denis, Saint-Ouen et les autres villes de l'établissement public territorial sont des cibles de choix après les résultats de l'élection présidentielle et de l'élection législative sur fond d'épuisement des réseaux militants. Reims, Rouen, Nantes, Lorient, Quimper, Toulouse, Lyon, Marseille, Toulon, Strasbourg... : autant de cibles sur lesquelles travaillent Collomb, Ferrand et Castaner, experts en géographie électorale et politicienne. 

Pour chacune de ces forces, ne comptera à l'élection européenne que de ne pas trop perdre sur son niveau de résultats du premier tour de l'élection présidentielle pour s'imposer face aux deux autres aux élections municipales, tremplin pour 2022. 

Leur force commune découle de la dépossession de tout pouvoir d'initiatives des citoyen.ne.s sur l'organisation de l'habitat, de la scolarisation et des différentes formes de sociabilité qui est profondément ancrée dans l'histoire de la république, cinquième du nom. Il y a soixante ans, un mois avant l'élection municipale de mars 1959, l'élection sur listes proportionnelles est supprimée par ordonnance dans les villes de moins de 120 000 habitants. 

Ensuite, un an avant l'élection municipale de 1965, une loi arrête que dans toutes les villes de 30 000 habitants ou plus, la liste arrivée en tête emporte l'intégralité des sièges : cet extraordinaire déni de démocratie durera jusque 1983. 

Ce quart de siècle d'abaissement de la démocratie a profondément marqué la culture politique française et certains de ses effets perdurent encore aujourd'hui. L'affairisme et les financements occultes des partis gouvernementaux se sont installés dans l'absence d'opposition au sein des conseils municipaux : la réalisation du tramway de Grenoble est restée dans les annales judiciaires comme archétype de cet effet systémique du régime électoral, mais il ne faut y voir qu'un tardif épisode public d'un mouvement de corruption en profondeur conduit par la DATAR, le Secrétariat général des villes nouvelles, l'union des organismes HLM, la Caisse des Dépôts et Consignations, les sociétés d'économie mixte... 

L'abandon du caractère monocolore des municipalités en 1983 n'a pas constitué une rupture car, dès les lois Deferre puis Pasqua, les maires, présidents d'intercommunalités, de conseils généraux et régionaux, député.e.s et sénateur.trice.s se sont vue.e.s octroyer les moyens de financer des élu.e.s avec délégations et des assistant.e.s en nombre. 

Ce nouveau mode de "privatisation" des responsabilités électives, lourd en privations de délibérations collectives et contradictoires, a affecté les quatre partis alors en place. N'y ont échappé que les formations privées de représentation municipale, en dépit de résultats aux élections dépassant régulièrement les 3% ou les 5%, ce qui, dans les pays voisins, est retenu comme seuil d'obtention des élu.e.s. 

Les partis de gouvernement ont trouvé dans ce système pervers de financement de la vie partidaire les armes pour encadrer le demi-million de mandats électifs dans un réseau d'allégeance multiforme, qui a par exemple tué les velléités de critique démocratique d'un parti comme le parti Vert de 1984. 

La conséquence la plus dramatique ne se situe pas sur le plan de l'impunité judiciaire des "grand.e.s élu.e.s" et des hauts fonctionnaires privé.e.s du BTP, de la promotion, de Veolia, de la grande distribution... L'ordre démocratique lui-même en est profondément perverti. 

La culture politique française a durablement intégré qu'il est ordinaire que des expressions politiques ne disposent que de moyens limités pour se faire connaître aux élections. L'élimination des Motivé.e.s à l'élection municipale de Toulouse en 2001 a ainsi cassé la dynamique politique émanant des groupes sociaux issus de la levée (tardive) de l'interdit gaulliste au regroupement familial. 

Une des raisons centrales de la présence de Le Pen face à Chirac au second tour de l'élection présidentielle de 2002 est dans cet événement majeur. Elle se prolonge aujourd'hui dans la surenchère à laquelle se livrent les trois forces de droite françaises : contre les réfugié.e.s, contre les travailleuses et travailleurs "détaché.e.s" citoyen.ne.s de l'Europe centrale, contre les banlieues, pour le renforcement permanent de l'état d'urgence. 

Un point encore fait également accord entre eux : les droits de s'opposer sont excessifs, un demi-million d'élu.e.s en France est également un héritage du passé qui n'a plus lieu d'être car facteur d'inefficacité. 

Pour avancer 

Il n'y a de démocratie que dans un mouvement continu, dans "une révolution démocratique permanente" enracinée dans la vie quotidienne, au travail, dans son quartier, son lieu d'études... 

Contre ces droites là, anti-démocratiques et prêtes à tous les arguments mensongers et populistes, il n'y a de confrontation démocratique possible que dans la structuration de contre-pouvoirs, de Nuits debout! 

Sur l'école, le droit de modifier l'agencement de son HLM, l'autorisation sans condition de louer à prix modique des locaux pour créer ou développer des activités commerciales, artisanales, de services... 

 Construisons nos pouvoirs d'agir dans nos villes pour changer notre quotidien maintenant, au travers de comités d'initiatives citoyennes, pour - à l'automne 2019 au plus tard - les réunir en forums d'organisation de listes et de campagnes citoyennes de gauche, antiracistes et féministes.

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