inédites. Pendant plus d’une année, plusieurs fois par semaine, des manifestations ont regroupé des dizaines de milliers, des centaines de milliers et exceptionnellement des millions de personnes. Comment expliquer ce phénomène qui peut être qualifié d’extraordinaire, au sens premier du mot ? Mais le Hirak, malgré son ampleur, sa durée, sa détermination n’est pas sorti vainqueur de son affrontement avec le pouvoir militaire. Et la pandémie de la Covid 19 a interrompu ce mouvement révolutionnaire et facilité le développement d’une répression déjà bien commencée. Mais le Hirak n’est pas seulement un mouvement, c’est d’abord une idée, et cette idée n’est pas morte ainsi qu’en témoignent les multiples manifestations du 22 février dernier, second anniversaire de la première grande manifestation du Hirak (ce qui a été appelé acte 105 du Hirak).
1 Le Hirak : le
retour du peuple sur la scène politique
Soudainement, en février 2019, la population algérienne
descend dans la rue pour protester contre le projet de candidature de la momie
Bouteflika à un cinquième mandat. Le vendredi (jour férié) 22 février, ce sont
des dizaines de milliers de personnes qui se retrouvent dans les rues d’Alger
(bravant l’interdiction de manifester dans la capitale qui date de 2001), ainsi
que dans les principales villes algériennes. Le 1er mars, les
manifestant-e-s sont des centaines de milliers dans toutes les grandes villes
algériennes, le 8 mars, ils sont des millions (dont plus d’un million à Alger),
dans les grandes villes, mais aussi les petites. Et le 15 mars, ils sont au
moins aussi nombreux que le 8 mars, et plus encore le 22 mars. En semaine,
différents groupes sociaux (avocat-e-s, journalistes, étudiant-e-s,
magistrat-e-s…) descendent à leur tour dans la rue. Ces manifestations du
vendredi 8 mars -où les femmes étaient particulièrement nombreuses- celles des
15 et 22 mars sont les plus importantes de l’histoire de l’Algérie
indépendante, c’est une lame de fond.
Ce qui est remarquable, c’est la résilience de cette
jeunesse qui est passée au-delà de la peur de la génération précédente, qui ne
veut pas revivre la tragédie des années quatre-vingt-dix, qui n’en peut plus de
la gérontocratie mafieuse qui s’accroche au pouvoir comme une sangsue, mais une
jeunesse qui veut simplement vivre dans une Algérie libre et démocratique et
qui invente des formes de dissidence alternative en rupture avec les schémas du
passé (les syndicats et les partis politiques -à de rares exceptions près- sont
absents des mobilisations). Mais cette jeunesse n’est pas seule, elle a été
rejointe par la génération précédente, celle qui devrait aujourd’hui détenir le
pouvoir économique et politique, et même par des ancien-ne-s combattant-e-s de
la guerre de libération (il faut noter en particulier la présence aux
manifestations de 2019 de Djamila Bouhired, 84 ans, icône de la Bataille
d’Alger de 1957, torturée et condamnée à mort).
Ce qui est très nouveau aussi, ce sont les formes de ces manifestations. Elles sont joyeuses, respectueuses (par exemple quand un cortège passe devant un hôpital, il devient silencieux pour ne pas gêner les malades) ; des petits groupes plus organisés essaient d’éviter les frictions avec les forces de sécurité et parfois offrent des fleurs (de ce fait, les incidents sont rares ; il y en a cependant eu à Alger à la fin de la manifestation du 8 mars, mais ils sont restés circonscrits) ; d’autres -et parfois des habitants qui regardent passer les manifestants- offrent des bouteilles d’eau ; à la fin des manifestations, des groupes de jeunes nettoient les rues… Et toujours l’humour incisif des slogans qui brocardent les puissants et en particulier « le cadre », c’est-à-dire la photo de Bouteflika encadrée qui supplée l’absence systématique du président aux cérémonies officielles ; sur les pancartes, on peut voire des centaines d’annotations humoristiques, telle « Tant qu’à être dirigés par un cadre, il vaut mieux que ce soit Mona Lisa », parfois plus fermes « Qu’il dégagent, tous ! », mais aussi parfois plus critiques « Tous les pays ont une mafia, mais la mafia a un pays : l’Algérie ! ».
Et ce qui est frappant, c’est que dans les
manifestations, on trouve toutes les composantes de ce peuple. Certes, les
jeunes sont dominants -mais ce n’est que le reflet de la structure
démographique de la population algérienne ; toutes les classes d’âge sont représentées,
des adolescents aux grands-parents, et parfois même des enfants dans les bras
de leurs mères ou sur les épaules de leurs pères ; tous les groupes
sociaux également : jeunes (lycéen-ne-s, étudiant-e-s…) en survêtements ou
en jeans, ouvrier-e-s, employé-e-s en tenue de travail, cadres et professions
libérales en costumes cravates ou en tailleurs, islamistes en kamis ou
en hidjab… ce qui est remarquable aussi, c’est la fraternisation entre
tous ces hommes et toutes ces femmes qui discutent, qui débattent, qui se
parlent. Et quand un groupe est spécifiquement attaqué en tant que tel, comme
ce fut le cas avec l’interdiction du drapeau amazigh dans les
manifestations algéroises, la réponse vient de groupes arabophones dans
d’autres villes qui défilent avec le drapeau amazigh. Et il faut
souligner la participation massive des femmes de tous âges, de toutes
conditions, de toutes cultures, de toutes catégories socio-professionnelles qui
apportent au Hirak leurs propres préoccupations, notamment leur souci de
la sécurité, du pacifisme et du féminisme : le Hirak a eu le mérite
de porter la question du féminisme au coeur du débat politique. Les femmes ne
soutiennent pas le Hirak, elles sont le Hirak. Elles sont
actrices du Hirak au même titre que les hommes et revendiquent
l’égalité, ce qui ne va pas toujours de soi, le machisme étant encore bien
présent dans la société algérienne.
2 Aux origines du Hirak
La cause immédiate du Hirak est le projet de
cinquième mandat de Bouteflika. En fait, cela n’a été que la goutte d’eau qui a
fait déborder un vase plein de la morgue, du mépris (Hogra), de la
corruption, de l’arbitraire, de l’autoritarisme d’une caste politico-militaire
qui dirige l’Algérie depuis la guerre de libération et qui n’a pas su ni voulu
se renouveler.
Déclenchée de manière très
volontariste le premier novembre 1954 par une nouvelle organisation, le Front
de Libération nationale (FLN), dirigée par une poignée d’hommes
particulièrement visionnaires, la guerre de libération s’est progressivement
structurée. Une étape essentielle fut le Congrès de la Soummam (13 au 20 août
1956) au cours duquel le FLN. se dote d'un programme et met en place une
direction. Il instaure, sous l’influence d’Abane Ramdane, sans doute le plus
« politique » des dirigeants du FLN, la primauté du politique sur le
militaire et de l’intérieur sur l’extérieur. Ces décisions -fondamentales pour
la lutte de libération et pour l’avenir du futur pays indépendant- seront
néanmoins remises en cause par la délégation extérieure basée au Caire (et donc
sous influence nassérienne) dirigée par Ahmed Ben Bella.
L’opposition entre « politiques » et
« militaires » (pour faire simple) s’aggrave au printemps 1957 alors
que la bataille d’Alger fait rage. Au cours de l’année 1957, le poids des
« extérieurs » (autour de Ben Bella) et des militaires (notamment le
colonel Boussouf) se renforce, au détriment des « politiques » et de
Abane Ramdane. Le programme du congrès de la Soummam est bafoué et l’année se
termine par l’assassinat de Abane Ramdane par Boussouf et ses sbires, le 27
décembre 1957. Les « militaires » ont
définitivement pris le dessus sur les « politiques »… et cela n’a pas
encore changé aujourd’hui. Notons que, depuis le début du Hirak, les manifestant-e-s n’ont pas oublié le Congrès de la
Soummam : ils/elles se réfèrent à ses conclusions et réclament la primauté
du politique sur le militaire en scandant “Dawla
madania machi âskaria” (État civil et non militaire) ; lors des
manifestations du 27 décembre 2019, il mettent à l’honneur Abane Ramdane,
assassiné 62 ans plus tôt jour pour jour.
Après l’assassinat d’Abane Ramdane,
l’armée joue un rôle central, pendant la suite de la guerre de libération, puis
dans l’Algérie indépendante, sous la direction de Boumédiène. Il est vrai que dans
une société algérienne totalement désorganisée par 132 années de colonisation
et près de huit ans de guerre, l’armée apparaît comme la seule structure sur
laquelle le pouvoir peut s’appuyer. Et cette armée n’aura de cesse que de
conforter son rôle et son pouvoir, surtout après la mort de Boumédiène où la
corruption se développera grandement, principalement au profit des familles de
militaires. Cette corruption, le discrédit du pouvoir, l’appauvrissement d’une
population de plus en plus nombreuse (elle est passée de 10 millions à 25
millions entre 1960 et 1990) sont à l’origine des émeutes de 1988 et de la
montée de l’islamisme. Il s’en suivra une guerre civile de 10 ans (1991-2000)
dont le bilan, mal connu, est d’environ 150 000 morts… puis en 1999, alors que
la guerre civile s’atténue, Abdelaziz Bouteflika, porté par
l’armée, ou au moins ses clans majoritaires, revient au pouvoir après une
éclipse de 20 ans, pour servir de façade civile à une armée, plus forte que
jamais, qui souhaite tirer bénéfice de son action contre les mouvements
terroristes islamistes pendant la dernière décennie du XXe siècle.
Les dernières
années du règne de Bouteflika sont marquées par la baisse des revenus des
hydrocarbures à partir de 2015, l’immobilisme du pouvoir, la diminution du
pouvoir d’achat de la population en raison de l’inflation et la montée d’une
contestation feutrée mais bien réelle, qui se manifeste en particulier dans les
stades où les chansons des supporters sont de plus en plus politiques (Cf La Casa del Mouradia). Mais le
potentiel de déflagration de ces signaux faibles n’était pas perçu par les
observateurs de la société et de la politique intérieure algériennes, il
manquait un élément fédérateur. C’est le pouvoir -incapable de se mettre
d’accord sur le nom d’un successeur à un Bouteflika momifié et cramponné à son
fauteuil- qui allait fournir cet élément le 10 février en annonçant la candidature
de Si Abdelaziz à un cinquième mandat
présidentiel. Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase d’une
contestation qui amena des millions de personnes dans les rues algériennes et
qui dure encore aujourd’hui.
3 Victoires, répression et
résurgence du Hirak
Le Hirak a connu des victoires, incontestables. Parmi ces victoires, il faut noter l’annulation du cinquième mandat auquel prétendait Bouteflika, suivie de sa démission (2 avril 2019), la chute de son clan symbolisé par l’emprisonnement de son frère Saïd et de ses proches, la fin des oligarques les plus compromis par leurs pratiques mafieuses et la chute d’une partie du sérail politico-administratif (Premiers ministres, ministres, députés, walis…) liés aux affairistes véreux. Les élections présidentielles prévues en avril puis en juillet n’ont pas eu lieu. Il faut ajouter la mise en évidence du rôle du haut commandement militaire qui était -et est encore- le réel détenteur du pouvoir politique : l’attitude du chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah donnant des ordres au président de la République par intérim, Abdelkader Bensalah, en est la meilleure illustration. Mais le plus important, c’est la reconquête de son rôle politique par le peuple algérien qui en avait été spolié par l’armée et les apparatchiks des partis gouvernementaux tels le FLN et le RND, ainsi que par les prétendues « organisations de masses » avec en tête de liste, l’UGTA. Le peuple algérien a repris son rôle politique, il s’est réapproprié son espace public, il a réoccupé la rue que le pouvoir bouteflikien lui avait interdite à la fin de la décennie noire, et c’est là un acquis majeur et désormais « rien ne sera jamais plus comme avant ».
Mais le Hirak n’a pas gagné. La répression, peu importante au départ, va petit à petit se développer : le 21 juin 2019, plusieurs manifestant.e.s algérois.es, arborant des drapeaux amazigh, sont arrêté.e.s. Au cours de l’été, des réunions associatives sont interdites. Après les vacances estivales, la répression s’accroît (multiplication des arrestations, tentatives d’interdiction de manifestations...) En fait, le système est resté en place et entend bien s’y maintenir. En septembre Gaïd Salah réussit à imposer une élection présidentielle qui aura lieu en décembre et son poulain, Abdelmadjid Tebboune, est élu président, très mal élu (le taux de participation a été particulièrement bas), mais cette élection a donné une légalité (à défaut d’une légitimité) au représentant de la haute hiérarchie militaire. Et le décès quelques jours plus tard de Gaïd Salah ne change rien à la prédominance de l’armée. Il est d’ailleurs rapidement remplacé par un autre général, Saïd Chengriha, qui appartient, comme Tebboune, à la vieille garde politico-militaire algérienne (ils sont tous les deux nés en 1945). Au début de son mandat, Tebboune semble vouloir dialoguer avec le Hirak ; il dit que le Hirak est une chance pour l’Algérie et il a décidé que le 22 février serait désormais la « Journée nationale de la fraternité et de la cohésion entre le peuple et son armée ». En fait, c’est une vaine tentative de récupération du Hirak par Tebboune en accord avec ses « parrains » militaires.
Les manifestations se sont poursuivies jusqu’au samedi 14 mars, mais suite à différents appels à la suspension des manifestations en raison de la pandémie du Covid-19, le Hirak décide de surseoir aux manifestations. Le 17 mars, Tebboune annonce « l’interdiction des marches et des rassemblements » au nom de la « protection de la santé publique ».
Mais le pouvoir accentue sa ligne répressive : il a
décidé de libérer 5000 détenus, mais aucun militant du Hirak n’a
bénéficié de cette mesure et, au contraire, il continue à instrumentaliser la
justice en faisant condamner de nombreux hirakistes pour « atteinte à
l’unité nationale », « outrage à corps constitué » ou
« incitation à la violence »… Les personnalités connues du Hirak sont
souvent particulièrement ciblées, telles le président du RAJ, A. Fersaoui,
condamné à un an de prison ferme, l’homme politique K. Tabbou dont la peine de
6 mois a été doublée en appel le jour où il devait être libéré… La liberté de
la presse est de plus en plus menacée (arrestations de journalistes, sabordage
du site satirique El Manchar le 13 mai…). L’arsenal juridique se renforce avec
l’inscription de nouvelles sanctions au code pénal par la loi du 29 avril 2020
quiconque « reçoit des fonds (…) pour accomplir (...) des actes
susceptibles de porter atteinte à la sécurité de l’État » sera « puni
d’un emprisonnement de 5 à 7 ans (...) ». La répression continue pendant
l’été et l’automne contre les militants et les militantes : par exemple en
octobre plusieurs féministes oranaises sont arrêtées lors d’une manifestation
de protestations contre les féminicides ; quelques mois plus tard, elle
seront condamnées à de lourdes amendes de plusieurs dizaines de milliers de
dinars.
Dès le début de son mandat, Tebboune
a envisagé une réforme
de la Constitution, mais il ne s’est agi que d’un toilettage qui a gommé les
aspects les plus anti-démocratiques de la Constitution, mais n’a rien changé
sur le fond. Cette réforme a été approuvée par un référendum à la date
symbolique du 1er novembre 2020 qui a été un vrai fiasco
électoral : officiellement, le taux de participation a été de 23 %,
avec un dixième de bulletins blancs ou nuls et un tiers de votes
négatifs ; de ce fait, la réforme constitutionnelle n’a été approuvée que
par moins de 15 % des électeurs algériens… à la condition que les
résultats officiels soient sincères !
La situation économique, déjà difficile en raison de la
forte baisse du prix du pétrole (moins de 60 dollars le baril pour la période
2016-2020 contre plus de 100 de 2010 à 2015), s’est largement dégradée depuis
le début de la crise sanitaire : 50 000 artisans et commerçants auraient
mis la clé sous la porte en moins d’un an et le taux officiel de chômage
pourrait bientôt dépasser les 15 % alors qu’il était inférieur à 12 %
en 2018. La question sociale s’ajoute maintenant à la frustration politique et
de plus en plus de manifestants bravent le couvre-feu. C’est ainsi qu’en
janvier dernier, à Jijel (Est du pays) de jeunes manifestants on mêlé des
chants du Hirak et des nouveaux slogans revendicatifs comme « Les
politiques ayant échoué sont plus dangereuses que le corona ».
Pour conclure, il nous faut rappeler que les révolutions, surtout quand elles sont pacifiques, sont des processus longs qui peuvent connaître des avancées, mais des reculs aussi. Et, en l’occurrence, il est clair que le pouvoir -dont la légitimité est très discutable- instrumentalise la pandémie actuelle pour aggraver la répression. Mais il est aussi nécessaire de remettre le Hirak dans la perspective internationale des mouvements qui se sont déclenchés dans le Monde Arabe depuis 2011. A cette époque, les Algériens avaient peu bougé : la guerre civile était encore bien présente pour la majorité de la population et le pouvoir avait d’importants moyens financiers qui lui ont permis d’acheter la paix sociale en augmentant les salaires et les subventions aux produits de première nécessité… Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, l’Algérie est quasiment exsangue. De graves difficultés l’attendent, des faillites menacent (Air-Algérie, par exemple), des usines (notamment de montage d’automobiles) ferment… Qui profitera de cette crise gravissime et complexe dont tous les effets ne sont pas encore connus ? Nous aimerions croire que ce sera le peuple, mais nous pouvons craindre que le premier bénéficiaire en soit la haute hiérarchie militaire et ses affidés ou, éventuellement, les islamistes.
Source :
Le Hirak, vers une nouvelle indépendance en Algérie. Dossier préparé par
la commission Palestine - Moyen-Orient – Maghreb d’Ensemble! Mars 2020, 40p, 2
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