Notre Réseau ayant prévu d'organiser un débat sur le thème "Groupe racisé, racisme, anti-racisme, islamophobie : quelles approches et quelles luttes ? fin mai-début juin, nous reproduisons ici les différents textes qui viennent de paraître dans Médiapart sous l'appellation "Les métamorphoses de la question raciale" et qui reflètent en bonne partie nos préoccupations.
Guy Giani
Les métamorphoses de la question raciale
Les controverses de la race
PAR JOSEPH CONFAVREUX
ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 26 DÉCEMBRE 2019
Pourquoi les antiracistes tiennent-ils à employer le
mot « race », quand les députés ne veulent plus en
entendre parler, au point d’avoir voté le retrait de ce
terme de la Constitution ? Cartographie des lignes de
front d’une controverse publique et politique parfois
décrite comme une guerre civile de basse intensité,
prête à exploser. Premier volet de notre série sur la
reconfiguration des débats intellectuels et militants
autour du racisme et de la question raciale.
« L’offensive des obsédés de la race », titre
Marianne. « Les décoloniaux à l’assaut des universités
», enchaîneL’Obs. « Le décolonialisme, une stratégie
hégémonique », dénonce un appel d’intellectuels
dans Le Point, journal qui s’en prend à « ces
idéologues qui poussent à la guerre civile ».
« Comment le racialisme indigéniste gangrène
l’Université », prétend dévoiler le FigaroVox…
À lire de nombreux titres de la presse française, la
France serait au bord de la guerre civile, en raison de
l’activisme de minorités issues des anciennes colonies,
décidées à dynamiter la République, disloquer
l’Universel et mener la lutte des races.
Si ces alertes
pyromanes étaient réservées à des journaux prêts à
flatter l’air du temps zemmourien pour pallier des
ventes déclinantes, il serait facile de résumer ces
saillies au retour régulier du refoulé raciste et colonial
et de se contenter de déplorer la reprise, par des médias
et intellectuels davantage mainstream, de l’offensive
idéologique de Causeur ou Valeurs actuelles.
Mais cette guerre civile de papier est le reflet
d’une inquiétude plus profonde. Parce qu’elle fait
écho à des détonations réelles, à l’instar de celles
qui ont endeuillé le territoire français lors de
plusieurs attentats djihadistes ou de celles qui ont
résonné récemment à la mosquée de Bayonne. Parce
qu’elle affleure désormais dans les prétoires, comme
lorsque la direction de BFM porte plainte contre le
chroniqueur de Télérama Samuel Gontier après un
tweet jugeant que « la ligne éditoriale de BFMTV
s’affermit : racisme, xénophobie et islamophobie à
tous les étages ». Mais aussi parce qu’elle percute en
profondeur, et parfois reconfigure, les lignes du débat
intellectuel et politique.
L’appréhension ou la méfiance vis-à-vis de certains
modes d’intervention de personnes dites « racisées »
parcourt ainsi désormais un spectre élargi. Gérard
Noiriel, historien pionnier de l’immigration avec son
livre Le Creuset français et intellectuel attentif aux
travers de la République comme il l’avait montré
dans son ouvrage sur Les Origines républicaines
de Vichy, s’en prend ainsià la « mouvance postcoloniale » en lui demandant de « faire un bilan de
ces trente années de polémiques identitaires » et de
son « impuissance politique » illustrée, selon lui, par
« l’extrême-droitisation des esprits ».
Des personnalités aussi engagées que variées, comme
les metteurs en scène Ariane Mnouchkine ou Wajdi
Mouawad, la philosophe et académicienne Barbara
Cassin, l’écrivaine Hélène Cixous, le traducteur André
Markowicz, la chorégraphe trans Phia Ménard ou
l’anthropologue Jeanne Favret-Saada, se dressent,
elles, contre l’action menée par des « activistes
se réclamant de l’antiracisme » ayant empêché
une représentation des Suppliantes d’Eschyle à la
Sorbonne, en jugeant que la « logique de censure
intégriste et identitaire est la même ».
Mais ce trouble dans la race ne se contente pas
de brouiller les lignes partisanes et les engagements
personnels. Il divise les professions, en particulier la
communauté enseignante, surtout depuis la polémique
sur des ateliers en « non-mixité raciale » organisés
par Sud Éducation 93. Et il s’immisce au coeur même
de certaines familles, en particulier celles métissées
ou ayant adopté des enfants venus d’autres continents,
tracassées par ce qu’elles perçoivent comme une
polarisation pigmentométrique excessive ou hors de
propos.
En 1900, le sociologue américain W. E. B. Du Bois,
dont l'ouvrage pionnier Les Noirs de Philadelphie
a été enfin traduit cette année par les éditions
La Découverte, désignait « la ligne de partage des
couleurs » comme le problème majeur du XXe
siècle. En ce début du XXIe siècle, le propos paraît
toujours d’actualité. Mais il s’est reconfiguré dans
un moment où les colères et revendications des
racisés sont parfois décrites comme des atteintes
à la République et au « vivre-ensemble ». Mais
aussi dans un contexte où certains arguments, modes
d’action et de mobilisation des racisés – au premier
rang desquels des espaces réservés aux non-Blancs
– suscitent des réticences, des résistances et des
réprobations de la part d’une gauche antiraciste ou
d’un monde enseignant traditionnellement attentif à
l’émancipation.
Ces métamorphoses intenses de la question raciale
travaillent donc les gauches et restructurent le champ
politique et intellectuel. Pourquoi donc, dans une
société de plus en plus métissée, les questions de race
deviennent-elles de plus en plus explosives ?
Peut-on
déminer un champ percuté à intervalles réguliers par
les anathèmes et les incompréhensions ? Pour cela, le premier risque à contourner est d’éviter de
renvoyer dos-à-dos, ou face-à-face, les Indigènes de la
République et les identitaristes blancs, la thématique
du « grand remplacement » et celle du « grand
effacement » de notre histoire coloniale, dénoncé
par la romancière Léonora Miano, reprochant à la
« parole réactionnaire » d’omettre « de rappeler que
d’autres firent l’expérience de la disparition du monde
connu et ne se lamentent pas tout le jour à cet égard ».
Contrairement à la rhétorique habituelle de la Licra
ou du Printemps républicain, il n’est pas possible
de dresser une symétrie, politique ou symbolique,
entre le Rassemblement national et la Brigade antinégrophobie
; entre le prétendu racisme « anti-
Blancs » et celui pesant sur les populations issues de
l’immigration, ni même de comparer.
L’impossible symétrie ou le paradigme du
racisme anti-Blanc
Cette symétrie « Indigènes/identitaires » est pourtant
répandue, et s’exprime hors des caricatures de
ce que la militante antiraciste Sihame Assbague
désigne comme un « journalisme de préfecture ».
Dans son dernier livre, intitulé Plaidoyer pour
l’universel, le philosophe Francis Wolff déplore ainsi
« partout les mêmes replis identitaires : nouveaux
nationalismes, nouvelles xénophobies, nouvelles
radicalités religieuses, nouvelles revendications
identitaires ».
L’essayiste et journaliste Reni Eddo-Lodge insiste,
dans son livre intitulé Le racisme est un problème
de Blancs, sur la violence de l’établissement d’un jeu
de miroirs frauduleux. Faisant part de sa colère face à
ceux qui ne reconnaissent pas l’existence du problème
lui-même, elle écrit : « Mais il y a pire : les Blancs
qui se disent prêts à envisager un tel racisme, mais
qui pensent que nous abordons la discussion d’égal à
égal. Ce qui n’est pas le cas. »
L’exemple paradigmatique de cette fausse symétrie
est la thématique du « racisme anti-Blancs », alors
que, rappelle Eddo-Lodge, « le racisme ne fonctionne
pas dans les deux sens ». Ainsi que l’écrit l’activiste
et essayiste Rokhaya Diallo : « Si des personnes
blanches peuvent être la cible de préjugés, d’attaques,
d’injures parce que perçues comme blanches, il faut le
condamner.
Mais il convient de rappeler qu’il n’existe
pas de théorie qui placerait les Blanc.he.s au bas
d’une hiérarchie raciale et qui se soit traduite par des
pratiques institutionnelles. C’est pour cela qu’on ne
peut parler de “racisme anti-Blancs”. Le racisme est
un système de domination qui ne se cantonne pas à des
interactions individuelles. »
Une analyse qui n’est pas réservée à celles et ceux que
leurs adversaires désignent comme des militants de la
race ou des universitaires complices. Le politiste Alain
Policar, dans une tribune pourtant intitulée « Limites
et dangers de l’antiracisme politique », dénonce lui
aussi « l’inanité de la notion de racisme anti-Blancs.
Rejeter celle-ci, ce n’est pas nier que des populations
désignées comme blanches puissent être victimes
d’injures ou de violences à caractère raciste. C’est, en
revanche, penser que ces populations ne subissent pas
de phénomènes de domination structurelle. »
Mais révoquer cette rhétorique du miroir ne suffit
pas. D’abord parce que la nécessité de se défaire des
symétries mensongères n’oblige pas à valider comme
telles toutes les formulations, problématisations et
stratégies des militants décoloniaux. Ensuite, parce
que la situation n’est pas celle d’un débat raisonné, où
chacun pourrait présenter ses arguments en espérant
convaincre l’adversaire du moment.
En effet, ainsi que l’explique le sociologue Fabrice
Dhume, ces polémiques à répétition constituent
davantage qu’un déni de réel ou une panique morale
et raciale. Pour lui, « l’antiracisme politique et la
recherche doivent désormais faire face à une stratégie
déployée par la droite et les réseaux majoritaires qui
utilisent la polémique pour maintenir l’ordre ».
Pour le sociologue Éric Fassin, le rejet virulent
du lexique racial issu du champ savant ou militant
constitue « le signe ambigu du renouveau de la
question raciale aujourd’hui: d’un côté, elle s’inscrit
dans la continuité d’une domination raciale ; de
l’autre, elle signifie que celle-ci ne va plus tout à fait
de soi ».
Dans un tel contexte, il est alors peu probable qu’il
suffise, pour « échapper au piège identitaire »,
de chercher, comme le fait l’anthropologue Jean-
Loup Amselle, une « voie moyenne » entre
« l’intransigeance des républicains et le relativisme
des décoloniaux », qui sauverait « l’universalisme sans
nier que ce principe ait pu à diverses époques justifier
la colonisation ou la domination du monde ».
Les conflits identitaires ou raciaux peuvent, certes,
avoir comme soubassement la question du rapport à
l’universel.
Et il peut être alors utile, ainsi que le faisait
Jean-Loup Amselle dans un livre de discussion avec
Souleymane Bachir Diagne, de chercher à savoir s’il
faut fonder la conception de l’universalité davantage
sur la « multiplicité des langues » pour reprendre les
termes du philosophe sénégalais, ou plutôt sur une
« pensée traversante » qui mette « l’accent sur les
similitudes entre les cultures », ainsi que le proposait
l’anthropologue français.
Mais l’idée d’une « voie moyenne » continue de
buter sur deux dimensions. D’abord, elle continue de
postuler des oppositions obsolètes et durcies entre
le minoritaire et l’universel, ou entre le particulier
et le général.
Cette manière dont les questions
raciales sont ainsi sans cesse rabattues sur de telles
dichotomies ressemble souvent à un faux problème
remontant au moment où la nation française s’est
unifiée, à la fin du XIXe siècle, en jugeant pour cela
nécessaire d’éradiquer les « petites patries » et les
langues régionales, comme le rappelle la tristement
célèbre injonction des écoles primaires interdisant de
« cracher et de parler breton ».
Au même moment, l’Allemagne dont la conception
de la nation est pourtant censée être plus essentialiste
– cette prétendue essence étant alors fondée sur la
culture, la langue, la religion ou la race – que la
conception contractuelle de la nation française définie
par Ernest Renan comme un « plébiscite de tous
les jours » encourage au contraire les manifestations
régionalistes en jugeant, pour le résumer brièvement,
que plus on est bavarois, plus on est allemand.
Dans la conception française, l’idée qu’on puisse être
à la fois musulman et français, algérien et parisien,
ou kanak et universaliste, demeure difficile à accepter.
Il n’y a pourtant aucune raison d’affirmer que la
revendication d’égalité exigée par les minorités ne
serait pas universaliste et de la brocarder comme
communautaire ou identitaire.
Cette difficulté à penser à la fois l’universel
et le singulier explique pourquoi les descendants
d’immigrés en général, et les musulmans
en particulier, sont toujours suspectés de
communautarisme, sauf à accepter de s’assimiler en
enfouissant pour cela des trajectoires, des histoires
et des mémoires qui sont pourtant différentes, voire
divergentes.
Face à un tel blocage, beaucoup choisissent la dérision.
Dans sa dernière pièce de théâtre, Des territoires
(… et tout sera pardonné), le metteur en scène
Baptiste Amann ouvre son spectacle sur une hilarante
parodie d’émission de radio dans laquelle un cinéaste
d’origine algérienne travaillant sur la mémoire de la
guerre d’Algérie est, immédiatement et agressivement,
interrogé sur le « repli identitaire ».
C’est aussi avec le sourire que la philosophe Nadia
Yala-Kisukidi révoque l’idée que deux « canons
de pensée », l’un universel et l'autre minoritaire,
se feraient face, « prêts à en découdre ». Pour
elle, une telle opposition revient le plus souvent
à affirmer sans complexe, face aux prétendues
« charges féroces des modes anglo-saxonnes et du
narcissisme minoritaire », les « droits du chauvinisme
intellectuel ».
Cette prétendue opposition nie
que les « postcoloniaux-postmodernes-décoloniauxféministes-
relativistes en tout genre, comme on aime
à les désigner d’un seul tenant », exigent simplement
un « universel vraiment universel » pour reprendre à
nouveau les mots de Souleymane Bachir Diagne ou, a
minima, un universel qui ne fasse « ni la leçon, ni la
morale » et qu’on ne brandisse pas « comme un fétiche
– objet de superstition auquel on attribue des pouvoirs
magiques de pacification ».
Pour la chercheuse, cet
antagonisme est également dépassé en ce qu’il revient
à dresser un « arbre mort » contre une « explosion de
sève ».
Si la « voie moyenne » paraît un espoir vain,
c’est aussi parce qu’elle risque de procéder d’une
forme d’oecuménisme inopérant, en cherchant à
réconcilier des analyses dont la divergence politique et
idéologique n’est pas une simple posture susceptible
de se régler par un compromis centriste.
Ce
que confirment les démonstrations diamétralement
opposées, mais tout aussi argumentées, des
philosophes Stéphanie Roza et Norman Ajari.
La première juge, dans un ouvrage à paraître en
janvier chez Fayard, La Gauche contre les Lumières,
que les critiques actuelles contre l’héritage des
Lumières, notamment l’universalisme, ne prolongent
pas celles des mouvements qui avaient pour horizon
un élargissement des combats des Lumières audelà
des sphères « bourgeoises » et « occidentales
», mais relèvent d’un genre inédit, où l’on passe
« d’une logique dialectique à une logique de
rupture » qui ne fait pas progresser l’émancipation et
s’avère « profondément contre-productive sur le plan
politique ».
Aux antipodes d’une telle analyse, le philosophe
Norman Ajari, dans La Dignité ou la mort. Éthique et
politique de la race, publié cette année aux éditions
La Découverte, prétend congédier « les enthousiasmes
universalistes » en jugeant qu’on « gagnerait à cesser
d’accorder une valeur positive par défaut à l’universel
et, à l’inverse, une valeur négative au particulier ».
Les positions politiques, mais aussi théoriques, se
sont radicalisées à un point tel que la situation exige
une sortie de crise radicale et non un ravalement
de façade, une cartographie dynamique des forces
en présence plutôt que la recherche d’une position
médiane.
Comment échapper alors à la fois à la
rhétorique de la guerre civile et à l’irénisme, en étant
soucieux de prendre en compte les revendications des
racisés tout en laissant un espace à celles et ceux qui
refusent de se positionner en fonction de leur couleur
de peau, sans nier pour autant la vigueur des problèmes
raciaux ?
Quelle est la latitude de celles et ceux
qui combattent l’intransigeance des néo-républicains mais refusent certaines stratégies des « décoloniaux »
sans pour autant flatter de frauduleuses symétries sur
l’identitarisme ?
Ainsi que le disait le philosophe Achille Mbembe en
ouverture d’un colloque tenu au printemps dernier
et consacré au mot « race » : « On a le sentiment
que l’atmosphère s’alourdit et que d’obscurs nuages
s’amoncellent sans que nul sache ce qu’ils annoncent.
Le sentiment se répand, et pas seulement parmi
les couches subalternes, qu’il devient chaque jour
plus difficile de respirer politiquement, et même
physiquement. »
L’illusion du post-racial ou du non-racial
L’organisateur de ce colloque – le sociologue Éric
Fassin – de même que le lieu où il se déroulait –
l’université Paris VIII à Saint-Denis – incarnent, aux
yeux des détracteurs de « l’antiracisme politique »,
du « décolonialisme » ou des « racisés », les dérives
d’un monde intellectuel soi-disant vendu à l’activisme
de minorités pour lesquelles la catégorisation raciale
serait devenue l’alpha et l’oméga de la politique et la
promesse d’une République divisée à l’infini.
Il s’agissait pourtant, ce jour-là, de déplier les contours
d’un « trouble dans l’ordre racial », dixit Éric Fassin,
qui se vérifie dans le refus croissant de parler de
race, comme l’a symbolisé la suppression décidée par
l’Assemblée nationale, à l’été 2018 et à l’unanimité
des parlementaires présents, du mot de la constitution
française, bien que le racisme et les discriminations
demeurent structurants dans l’espace public.
Dans cette configuration, « quiconque utilise le mot
race, même en revendiquant des fins antiracistes,
serait, sinon coupable, du moins comptable, de cette
poussée raciste » pour reprendre les propos d’Éric
Fassin.
Ce refus de nommer la race s’appuie sur une
réalité démontrée – les races biologiques n’existent
pas – mais sur une croyance illusoire – ne pas
nommer une réalité embarrassante permettrait de la
faire disparaître.
En effet, « la race n’existe pas, mais elle tue », pour
reprendre les analyses fondatrices de l’anthropologue
Colette Guillaumin.
Pour Magali Bessone, professeure
de philosophie politique à l’université Paris 1
Panthéon-Sorbonne, également présente à ce colloque,
prétendre fonder une décision juridique sur une réalité
biologique en supprimant le mot race de la constitution
est aussi vain qu’erroné. En effet, « le vrai ne dit pas
le droit et le droit ne dit pas le vrai. L’expression
publique de propos racistes est interdite parce qu’ils
sont nuisibles et non parce qu’ils sont faux ».
La chercheuse en veut pour exemple la façon dont la
Cour suprême américaine a été appelée à statuer, en
1893, sur la question de savoir si la tomate était un
fruit ou un légume, dans le cadre d’une loi douanière
qui taxait les légumes mais pas les fruits. La Cour
a jugé que, du point de vue botanique, la tomate est
certes un fruit, mais que l’acceptation populaire en fait
un légume, ce qui autorisait à la taxer. Pour Magali
Bessone, cela rappelle que « le droit pose donc la
norme du juste et injuste, et non du vrai et du faux.
Si le législateur français avait suivi une telle logique,
il aurait pu dire que le concept de race, même sans existence biologique, est un concept qui opère pour les
sciences sociales, et que le terme de race charrie une
histoire dont on n’arrive pas à se débarrasser. »
En conclusion du colloque, Achille Mbembe ironisait
donc amèrement sur la « solution » trouvée par les
parlementaires français : « En voulant extirper le terme
race du lexique constitutionnel, ils ont repris un terme
utilisé par les missionnaires espagnols cherchant à
extirper les idoles et les démons de l’âme des païens
qu’ils voulaient évangéliser. La République française
agit à la manière des exorcistes espagnols. Si la race
n’existe pas, le racisme n’existe pas et ceux qui en
parlent sont envoûtés. Il suffit alors de les désenvoûter
pour les rendre à la raison. »
Dans un entretien récent à Mediapart, l’exdéfenseur
international français Lilian Thuram
s’amusait de son côté du titre de la dernière université
d’automne de la Licra, « Au secours, la race revient !
». « Mais à quel moment la race est-elle partie ? »,
questionnait en retour le recordman du nombre de
sélections en équipe de France masculine de football, à
l’initiative de la fondation Éducation contre le racisme.
Sous d’autres latitudes circule une autre version de cet
effacement du mot race qui croit ainsi en finir avec
la réalité qu’elle désigne. Dans le monde anglo-saxon,
on parle pour cela de « post-racial ». Quand Obama a
été élu président, écrit ainsi Reni Eddo-Lodge, « tout
le monde s’est empressé d’affirmer que nous vivions
désormais dans une société post-raciale. Mais cet effet
d’annonce était aussi une manière d’enterrer toute
discussion relative au racisme ».
Ce monde post-racial
n’est pas seulement un mythe, mais aussi un masque,
qui se contente, selon elle, d’admettre le racisme du
passé et d’« accepter le racisme du présent, sans non
plus trop le ressasser, tout en espérant que l’utopie
post-raciste ne soit plus très loin ».
Le paradoxe que, pour imaginer un monde
véritablement post-raciste, davantage peut-être que
post-racial, il faille reconnaître la race plutôt que
l’invisibiliser n’est qu’apparent, même si, comme le
pointe Patrick Simon, il est « compliqué de concevoir
que pour arriver à ne plus parler de “race”, il faut
commencer par la prendre en compte ». D’autant
plus si l’on considère, à l’instar de ce chercheur de
l’INED, également préférable de conserver le mot
« race » plutôt que de le remplacer par « ethnies »
ou « nationalités » qui ont leurs significations propres,
ou, sinon, sont employés comme des euphémismes
charriant les « mêmes relents ».
Mais reste alors à déterminer comment on reconnaît la
race et ce qu’on fait de cette réalité. De nombreuses
enquêtes de terrain traduisent la persistance d’un ordre
racial invivable pour celles et ceux qui se trouvent en
bas de la hiérarchie tacite qu’il compose. Celui-ci se
ressent dans le monde professionnel, dans l’accès au
logement et jusque dans la pratique et la perception de
l’espace public. Une étude dirigée par Fabien Jobard
et René Lévy, publiée en 2009, montrait ainsi que
les personnes perçues comme « Noires » (d’origine
subsaharienne ou antillaise) ou comme « Arabes » ne
vivaient pas la ville de la même manière que celles
perçues comme « Blanches », notamment en raison
de la pratique fortement différenciée des contrôles
d’identité.
Reconnaître que la « socialisation de certains
individus reste marquée par l’expérience de leur
présence somatique au monde, notamment en raison
de la couleur de leur peau », pour reprendre
les termes de la philosophe et politiste Silyane
Larcher, constitue une étape certes nécessaire mais
non suffisante.
En effet, les rejeux des questions et des tensions
raciales expriment des revendications et suscitent
des inquiétudes qui, pour être véritablement prises
en charge, exigent tout autant de désamorcer des
peurs présentes que de réparer des crimes passés,
de transformer les imaginaires que de travailler les
réalités, de restructurer l’espace public que de modifier
les pratiques politiques… Un chantier monumental qui
suppose déjà de saisir les raisons contribuant à rendre
les questions raciales aussi inflammables.
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