Reid Donald, l'Affaire LIP, Rennes, PUR, 2020, 539 pages
Magistral ! Publié en anglais en récemment (Opening the Gates. The Lip Affair, 1968-1981, Verso 2018), voilà enfin la contribution indispensable à la compréhension de ce conflit du travail majeur de la fin des années 70. En effet, au fil des années, le nombre de mémoires, de thèses, de livres[1], de films, de pièces de théâtre….), n’a cessé de se poursuivre, sans que l’on ne dispose pour autant d’un texte présentant une synthèse de ce conflit.
Rappelons en quelques mots en quoi consiste « l’affaire Lip » pour titre retenu pour l’édition française. Lip est une des plus anciennes usines d’horlogerie en France, située dans la ville de Besançon. En 1973, un plan social vise à licencier la majorité du personnel. Le personnel de l’entreprise, sous l’égide des équipes syndicales, épaulées d’un comité d’action, va alors entreprendre une très longue mobilisation, sans entrer dans la grève stricto sensu, pour s’opposer au chômage. Au bout d’un an d’occupation de l’usine, d’AG quotidiennes associant la quasi-totalité des 1200 salarié.es, de remise en marche de la production et de ventes directes des montres, les Lip comme on les appelle vont réussir à faire échouer le plan de démantèlement et de licenciement envisagé. La totalité du personnel restant (un tiers du personnel ne participe pas au mouvement), sera finalement ré-embauché, avec un nouveau patron, Claude Neuschwander. Les Lip conduisent donc un mouvement de lutte contre le chômage qui se traduit par une victoire.
Deux ans plus tard, un nouveau plan de licenciements est conduit. Si lors du premier conflit le chômage est encore une réalité balbutiante, deux ans plus tard, il s’est installé comme un phénomène de masse, avec des plans sociaux dans des dizaines d’entreprises à travers le pays. Les LIP entament une nouvelle étape de leur lutte, avec des résultats beaucoup moins positifs. Le climat politique a lui aussi été modifié de fond en comble. La perspective de l’arrivée de la gauche au pouvoir dans le cadre de l’Union de la gauche s’est estompée, avec la rupture du programme commun peu de temps avant les législatives de 1978. Acculés, les LIP décident de s’engager dans le processus de construction de coopératives, pour durer. Hélas, l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en1981 ne donnera aucune perspective positive pour les LIP, dont la quasi-totalité des coopératives dépériront au fil des années 80. C’est ce conflit hors norme que décrit minutieusement l’historien américain au fil des pages, sur la base d’une documentation impressionnante par son volume. On laissera le soin aux lecteurs et lectrices de découvrir les soubresauts de ce conflit atypique.
Pourquoi atypique ? Les
raisons en sont multiples. Evoquons en trois. La première est la durée du
conflit. Notons d’ailleurs au passage que la narration de D. Reid ne se limite
pas à la période ouverte par le conflit, mais commence en 1968, par l’évocation
de la pratique (concertée entre les sections CGT et CFDT) de la grève active en
Mai et qui se poursuivra durant la période qui suit. Donald Reid a parfaitement
raison d’évoquer les années qui précèdent le conflit de 73, car celui-ci n’est
pas pensable sans prendre en compte la période qui précède. En effet, deuxième
raison, l’après Mai 68 jusqu’à l’éclatement de « l’affaire » est un
temps de renforcement d’une pratique syndicale portée par une équipe syndicale
CFDT d’exception (incarnée par l’émergence d’un leader charismatique, Charles
Piaget). Débutée dès les années d’après-guerre au sein de la CFTC, poursuivie
après la déconfessionnalisation, l’équipe syndicale promeut un syndicalisme
faisant de la participation et de la démocratie la plus large un axe d’action.
Conception qui sera mise en pratique lors du conflit et qui s’illustre par exemple
par le soutien aux formes d’auto-organisation des salarié.es (d’une partie
d’entre eux au moins) que constitue le comité d’action (CA). Regroupant de
nombreux non-syndiqués, mais aussi des syndiqués de la CFDT, ce CA constituera
l’aiguillon de la lutte durant la première phase du conflit (1973-74), puis une
pièce décisive dans le prolongement de la deuxième phase (1976-1981). Enfin,
dernier trait significatif de ce conflit, le renouvellement du répertoire
d’action collective. On l’a évoqué plus haut, le conflit ne s’est jamais
manifesté par une grève. Mais les formes les plus radicales du conflit ont été
mises en œuvre tout au long du conflit. On peut évoquer au moins trois de ces
formes. L’occupation de l’usine tout d’abord. Depuis les grèves du Front
populaire, cette technique n’avait plus été promue par les syndicalistes, sauf
à des moments limités (comme durant certaines grèves de la période suivant la
Libération). L’usine Lip occupée devient le fer de lance d’un vaste mouvement
d’actions directes conduites par les travailleurs. Les pouvoirs publics
réagiront en faisant occuper l’usine par des escouades de CRS durant l’été 73.
Mais, comme le déclarera Charles Piaget à l’occasion de la manifestation qui
succède à l’évacuation de l’usine : « Ce n’est pas des murs, l’usine.
C’est d’abord des travailleurs », la lutte se localisera dans
différents lieux de la cité bisontine. Ensuite, la décision est prise de se
constituer un « trésor de guerre », pour assurer la continuité
des paies. Le stock de montres est déménagé à la barbe de la police qui entoure
l’usine. La vente illégale (« sauvage ») à Besançon, puis dans
toute la France (des ventes seront même organisées à l’occasion du congrès
national du PS) permettra aux LIP de ne pas connaître la rupture de leurs
revenus et le découragement qui l’accompagne. Le slogan affiché à l’entrée de
l’usine illustre cette dynamique : « C’est possible, on fabrique,
on vend, on se paie ». Enfin, l’accent est mis sur la popularisation
du conflit. A l’aide d’une équipe de militants regroupée autour d’un journal
issu de 68, Les Cahiers de Mai, les Lip éditent un bulletin, LIP
Unité, diffusant à une échelle de masse, à travers tout le pays (et
au-delà, car des comités de soutien à Lip émergent à travers différents pays
européens), les informations sur les initiatives décidées par le collectif
mobilisé. De multiples commissions animées par des travailleur-euses du rang,
diffusent, informent, mobilisent, organisent la solidarité matérielle,
s’impliquent dans le conflit.
Retenons par ailleurs, que les
ouvrières de Lip seront particulièrement actives durant le conflit, ainsi qu’en
fait foi l’émergence d’un groupe de femmes, qui publieront une brochure,
d’abord éditée par le PSU, puis sous forme de livre par l’éditeur Syros,
« Lip au féminin ». Document assez critique sur la conduite
genrée de la lutte, manifestant l’émergence d’un féminisme populaire et
ouvrier. Ces différents aspects sont parfaitement analysés de manière précise
et détaillée au fil des chapitres par D. Reid. Après le rejet par une majorité
de l’AG d’un premier plan, proposé par le médiateur Giraud, nommé par le
gouvernement. Ce rejet provoquera la rupture entre la section CFDT et la CGT.
Cette dernière, « réaliste », acceptait ce premier plan qui
entérinait de nombreux licenciements. La lutte s’est donc poursuivie jusqu’à la
victoire obtenue lors à la suite des accords de Dole (830 salariés sont progressivement
ré-embauchés).
Cependant l’euphorie de la
reprise sera de courte durée. C’est d’ailleurs une des grandes qualités du
livre que de prolonger l’histoire au-delà de la période victorieuse et
d’analyser la phase amère et douloureuse de l’échec dans les années qui
suivent. Donald Reid livre aux lecteurs un récit ample et très informé de ces
années et des évènements qui les structurent. Les dissensions avec la
fédération métallurgie CFDT iront en s’accroissant au fil du temps. D’une part
la structure CFDT ne considère pas positivement les tentatives de coordination
des entreprises occupées que tentent de mettre en place les cédétistes de
l’usine. D’autre part, l’enjeu de la construction des coopératives ne revêt pas
le même sens pour les dirigeants fédéraux et confédéraux (la CFDT est entrée
dans sa période de « recentrage » à partir de 1978). Pour les
uns, les coopératives représentent un objectif final, pour les autres, un
support pour durer.
Si l’on ne peut qu’inviter les
lecteurs et lectrices à se plonger dans ce travail de longue haleine, il est
néanmoins nécessaire de souligner ses limites. On en retiendra deux. La
première est une limite temporelle. En choisissant 1981 comme borne arrêtant le
récit, même si quelques pages débordent cette barrière chronologique, Donald
Reid ne fournit pas éléments permettant de comprendre l’ampleur de la défaite
finale. Si en effet, les LIP se résolvent à construite des coopératives à
partir de 1978, ce n’est pas tant par un esprit autogestionnaire per se
que pour se donner les moyens de poursuivre la lutte et espérer une
transformation du climat politique offrant la possibilité d’une nationalisation
de l’entreprise dans le cadre de la construction d’un plan industriel pour
toute la filière horlogère. Cette perspective a toujours constitué la
revendication portée par la section syndicale CFDT de Lip. Or, l’opportunité se
présente finalement avec l’élection d’un président de gauche en 1981. Malgré de
multiples rencontres et échanges avec la nouvelle équipe gouvernementale,
l’ambition revendicative ne trouvera pas d’écho. Cette dimension du conflit
aurait pourtant mérité de trouver un développement dans le cadre du livre.
Le deuxième aspect porte sur la
place accordée au comité d’action dans le cadre de la seconde phase du conflit
(après le dépôt de bilan d’avril 1976). En effet, l’analyse que propose Donald
a été fortement influencée par la thèse d’un ancien militant de la Gauche
Prolétarienne, Dominique Bondu[2],
établi à Lip. Ce dernier défend l’idée (reprise de manière acritique par Reid[3])
que le conflit qui s’ouvre en 1976 marque le développement d’une forme
communautaire. Avec des accents lyriques assez déconnectés de la réalité.
Illustration à propos des coopératives : « Pour Dominique Bondu,
les ateliers et services de Palente[4]
étaient « en quelque sorte la mise en œuvre non préméditées des ‘séries
passionnées » chères à Fourrier, où les individus s’associent selon
leurs affinités et leurs centres d’intérêt », p. 369. Cette transition
d’un collectif de lutte en « communauté » fusionnelle
s’accompagne de développements plus ou moins mystiques [5]
(en lien avec l’origine catholique de la plupart des responsables de la CFDT),
bien éloigné de la réalité de la lutte en cours et des rapports de force qui y
prévalent. Les propos de Charles Piaget semblent nettement plus réalistes dans
l’analyse de la situation de la lutte des Lip : « Evoquant la fin de
la prospérité d’après-guerre et le film Le Dernier Rivage[6],
il faisait remarquer en 1980 : « Le syndicat a vécu en osmose avec
un capitalisme en expansion. C’est fini, mais on a du mal à l’admettre :
un peu comme un équipage de sous-marin qui réclamerait des « permes »
en surface quand la moitié de la planète a déjà explosé (….) Vrai ; vingt ans
de luttes nous ont robotisés. », p. 440. Entre la tonalité réaliste et les propos
prophétiques de Bondu, il y a plus qu’un fossé. Il apparaît donc dommage que l’usage
acritique par D. Reid de cadres d’analyse importés dans son intelligente et
convaincante mise en perspective conduise ce dernier à mobiliser des propos peu
convaincants, inutiles et même régressifs pour l’analyse du conflit[7].
Fort heureusement, l’ouvrage ne
se limite pas à ces passages pour le moins discutables. Le livre se termine par
l’évocation des principaux travaux et œuvres artistiques réalisés sur les LIP, films,
pièces de théâtre. Presque un demi-siècle après l’éclatement du conflit,
l’affaire LIP constitue un traumatisme pour les autorités, y compris pour la
gauche (qui dirige la municipalité depuis l’après-guerre) : « il
n’en reste aujourd’hui aucune trace mémorielle dans le paysage urbain de
Besançon », p. 504.
Georges Ubbiali
[1] Parmi
les derniers, citons notamment, Gourgues Guillaume, Neuschwander Claude,
Pourquoi ont-ils tué Lip ? De la victoire ouvrière au tournant néolibéral,
Paris, Raisons d’agir, 2018 ; Mamet Joël, Piaget. Avant-Pendant-Après
LIP. Charles Piaget, une figure du mouvement ouvrier international. Biographie,
Besançon, Les éditions du Sékoya, 2020. Ce dernier ouvrage a été publié après
celui de D. Reid.
[2] Bondu
Dominique, De l’usine à la communauté. L’institution du lien social dans le
monde de l’usine, Thèse de sociologie, EHESS, 1981.
[3] On retiendra
d’ailleurs que Dominique Bondu, au moins dans la dernière partie du livre, est
plus cité que Charles Piaget. Donald Reid reconnaît ainsi l’influence qu’a pu exercer
un post maoïsme imprégné de la pensée de Lévinas, tout en reconnaissant lui-même
le hiatus existant entre les élaborations alambiquées de ce dernier et le
sens de lutte vécu par les travailleurs de Lip : « En effet,
l’interprétation que font de leur expérience des personnes comme Dominique
Bondu ou les membres de la 2AL qui accompagnent les travailleurs dans leur
lutte, peut contribuer à la compréhension de cette lutte sans pour autant
correspondre à l’analyse que font de leur situation la plupart des ouvriers et
de leurs dirigeants », p. 474. La 2AL, Association des Amis de LIP,
structure d’aide aux salariés de Lip, a étéconstituée au moment du démarrage
des coopératives.
[4] Palente
est le nom du quartier dans lequel était localisée l’usine LIP. Initialement
LIP était le nom du fondateur de l’entreprise. Avec les coopératives, il
signifiait Les Industrie de Palente.
[5] Une
citation de Dominique Bondu, p. 488 : « Il y a bien longtemps que
notre aventure a tourné le dos au Bonheur. Notre longue marche ver le Royaume
semble s’être transformée en une descente au fond de la mine obscure, où chacun
a perLiendu ses habits de
lumière, son sourire resplendissant et sa magnificence. La plupart d’entre nous
se vivent commLiene des
vagabonds en haillons, aspirant à la sécurité de l’institution asilaire ».
[6] Le
Denier Rivage est un film de Stanley Kramer datant de 1959. L’histoire est
celle des derniers survivants attendant l’arrivée d’un sous-marin pour les
sauver après l’explosion atomique.
[7] Une
dernière illustration : « Dans une telle situation, affirme Dominique
Bondu, les travailleurs ne veulent pas l’autogestion ; croire le contraire
revient à attribuer « une mission messianique » à la classe ouvrière.
Les ouvriers sont l’incarnation de la « mauvaise foi » de Sartre,
clamant que les patrons les empêchent de changer les choses, alors que leur
volonté de conserver les avantages de leur situation les conduit à s’opposer au
changement », p. 475.
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