Les luttes sociales qui de déroulent en Inde depuis plusieurs mois constituent un évènement considérable même si ça n’est guère apparu dans les grands media. On a pu lire qu’il s’agit du mouvement social numériquement le plus important des 21ème et 20ème siècle, ce qui est vrai, ceci étant lié au statut de l’Inde « plus grande démocratie du monde » avec une population se situant au deuxième rang mondial.
L’Inde est un état fédéral, avec un pouvoir réel des gouvernements régionaux. Ceci entraine des disparités importantes dans les politiques menées par exemple entre New Delhi et le Kerala seul Etat dirigé par le Parti communiste d’Inde (marxiste). Le gouvernement actuel du pays est dirigé par Narendra Modi du BJP, parti nationaliste, qui a profité de l’épuisement du Parti du Congrès dirigé depuis l’indépendance par la « famille » Gandhi Nehru.
Son slogan « Shining India » (L’inde brillante) a un double sens : d’un côté, un ultra nationalisme religieux hindouiste, de l’autre. La volonté de remplacer une économie avec un fort rôle de l Etat par une économie libéralisée capitaliste de marché moderne. Après l’indépendance, une économie très centralisée à grande participation étatique et ultra nationale a permis un développement finalement assez lent, mais aussi, ne ‘l’oublions pas, la « révolution verte » donc la fin non de la grande pauvreté mais de la famine. Cette ère, très marquée par le parti du Congrès, a cédé la place à une ère de porosité aux grands investissements étrangers et, à l’inverse, d’investissements Indiens à l’étranger (ex. Arcelor Mittal…). Surtout, dans une deuxième étape, correspondant peu ou prou à la montée du BJP, s’est instauré un capitalisme de libre entreprise.Si l’Inde s’est indiscutablement modernisée et a à présent accès aux technologies les plus modernes (dans les domaines de l’informatique , des biotechnologies et du spatial, par exemple), les inégalités se sont fortement accrues (et elles étaient déjà extrêmement importantes) , et même il existe une ségrégation géographique entre des zones résidentielles pour cadres (Vasant Vihar par exemple à New Delhi) et les bidonvilles installés jusque dans le cœur des villes. De nombreuses coexistences choquantes existent avec un exemple extrême quasi caricatural à Mumbai (Bombay). Le célèbre hôtel Taj Mahal et sa vue sur la Porte des Indes donnent directement sur des rues nettement plus pauvres et où il y a toujours des mendiant.es très très pauvres 5 mètres après la sortie. Surtout, les migrations dans les grandes villes se sont accompagnées de l’extension pharamineuse des bidonvilles (les fameux « slums »). Pire encore, si la famine a dans l’ensemble disparu, ainsi que les grandes épidémies (à part le Covid, bien sûr, dont seule la nouvelle flambée après la fête des couleurs – Holi- est une caractéristique spécifique du pays). Il existe à présent de grands centres industriels « classiques » et textiles dont évidemment les bas prix sur le marché mondial sont dus au recrutement des personnels dans les slums. Enfin le système des castes, officiellement aboli, reste très visible, en réalité, ne serait-ce que par des attitudes et accents dans le langage qui identifient quasi à coup sur un Brahmane. Le développement des campagnes est encore plus inégalitaire que celui des villes et les habitant.es des villages sont souvent encore très pauvres avec des exceptions notables suivant les Etats (Goa, Kerala, par exemple, où ils ont un niveau supérieur à la moyenne).
Deuxième caractéristique du BJP : Un ultra nationalisme hindouiste visant à faire des musulman.nes des citoyen.nes de 2ème zone associée à une position très dure vis à vis du Pakistan ou des régions contestées : le Cachemire est sous quasi état de siège après une vraie période d’isolement complet (y compris avec coupure des communications) avec une occupation par l’armée fédérale et la révocation de son statut d’autonomie. Surtout, les lois sur la nationalité passées par le BJP font effectivement de ces derniers des citoyen.nes de deuxième zone à qui la nationalité indienne peut être refusée. Le passage de cette législation a entraîné des émeutes de la population musulmane dans les grandes villes suivies de contre manifestations aux allures de pogromes y compris dans les universités centrales (cas de la JNU Jarwahal Nehru Université à New Delhi par exemple) dont les étudiant.es se sont élevé.es toutes religions confondues. Des mini pogromes se sont déroulés avec la complicité de la police malgré le désaveu des autorités municipales de Delhi contre le pouvoir central….
A l’encontre de la politique menée par Modi le mouvement actuel est totalement inter castes chez les hindouistes et totalement inter religieux. Son origine est une opposition à la volonté politique du gouvernement Modi de poursuivre la libéralisation de l’économie. Jusqu’ici, depuis les premiers gouvernements du Congrès, l’Etat était très interventionniste dans la fixation des prix agricoles assurant ainsi un revenu minimal aux paysan.nes qui à 95 % ne disposent que de petites exploitations. Désormais, les paysan.nes peuvent vendre leurs denrées, sans intermédiaires, à des acheteurs privés et court-circuiter les « mandits », les vieux marchés réglementés, où l’État assurait un prix minimal sur certains aliments de base, principalement le blé et le riz. Ce choix a été décidé en pleine crise sanitaire sans aucune concertation avec les organisations paysannes. La promulgation de ces lois a eu lieu mi-septembre, et celles-ci ont très vite été analysées comme ultralibérales, dans le contexte du passage à une économie capitaliste débridée allant à l’encontre des régulations mises en place dès les années 50, qui ont tout de même permis la « révolution verte ».
Dès lors l’objectif est évident. Copie résumée d’un article de la Croix paru en Décembre 2020, à l’issue du 1er mois de mouvement et dans la préparation du blocage de Delhi. « Le recul de l’État dans le secteur suscite cependant une immense inquiétude dans les campagnes, tant le monde paysan se porte mal. Les agriculteurs sont de plus en plus vulnérables, dans un contexte de crise agraire qui s’intensifie. En 2019, 10 281 Indiens vivant de l’agriculture se sont suicidés. La problématique de la fragmentation des terrains agricoles est un cycle infernal, avec 86,2 % des agriculteurs ne possédant que des surfaces de moins de 2 hectares. Désormais, les paysan.nes redoutent de devenir les victimes des intérêts des géants de l’agroalimentaire et de la distribution. « Les grandes compagnies vont ruiner nos vies ! », lance Prem Singh, un fermier de 50 ans. Il a rejoint le site de Singh avec une vingtaine d’hommes de son village du Pendjab. Dans leurs rangs, le discours anticapitaliste est devenu la norme. « Boycottez Reliance !», peut-on lire sur une pancarte accrochée à un tracteur qui cible ainsi le conglomérat de l’homme d’affaires Mukesh Amani. D’autres écriteaux visent celui de Gautam Adjani. Ces deux milliardaires indiens sont suspectés de vouloir exploiter la filière sur le dos des paysan.nes. « Ce gouvernement travaille pour Adjani et Amani, par pour nous, affirme Gardée Singh, représentant d’un syndicat paysan. Ils vont nous prendre nos terres de force. Nous voulons garder le système des mandits et des prix minimaux ! »
Il s’agit aussi de réformer et supprimer les « mandits », ces marchés d’Etats régionaux ou provinciaux où les marchandises sont achetées à prix fixe pour les plus nécessaires (blé, riz par exemple) et peuvent également être achetées, en dernier ressort, par l’agence alimentaire nationale, la Food Corporation of India, pour soutenir les prix depuis la révolution verte., qui redistribue si nécessaire à bas prix aux défavorisé.es.
Nouvelle citation. Aux yeux de Bruno Dorin, économiste au Centre
de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement
(Cirad) en poste à New Delhi, « les conséquences possibles sont plus
complexes : L'implication de multinationales indiennes, capables
de fournir d’importants investissements de stockage ou de réfrigération,
pourrait conduire à ce qu'elles acquièrent localement des positions
monopolistiques, autrement dit le pouvoir de contrôler les prix ». C’est évidemment l’objectif
principal…Mais on ne comprend pas le soutien populaire
si on oublie que les « mandits »
ont un rôle distributif : des quantités
de blé, de riz, et d’une vingtaine d’autres denrées achetées par les pouvoirs
publics sont revendues à très bas prix aux plus pauvres dans des échoppes
gouvernementales.
D’emblée, le mouvement d’opposition à ces lois a réuni des masses importantes, au départ du Pendjab (forte majorité Sikh, d’où le nombre de turbans vu sur certaines photos), qui ont dès le 25 Novembre convergé sur New Delhi pour établir un gigantesque campement , avec leurs tracteurs vite rejoints par des originaires des Etats voisins (Haryana, Uttar Pradesh, et Rajasthan).Il en a été de même quasi immédiatement aux alentours de Mumbai (Bombay), état du Maharastra , mais aussi dans une moindre mesure Calcutta , état du Bengale occidental, et Chennai (Madras), état du Tamil Nadu Deux dates de grève générale ont été fixées : les 26 novembre et 8 décembre 2020, avec une dynamique quasi insurrectionnelle, les tracteurs marchant sur New Delhi, avec l’appui des organisations syndicales ouvrières. Une 1ere journée de grève nationale ouvriers paysans a réuni le 8 janvier plus de 250 millions de personnes (les syndicats ouvriers se limitant à des revendications économiques).
Le gouvernement Modi a suspendu ces lois après un arrêt de la Cour Suprême du 12 Janvier, mais cela n’a pas suffi, Les affrontements ont été alors très durs, les barrages policiers étant plusieurs fois débordés à Delhi, et lors d’une nouvelle manifestation, le Fort Rouge (palais forteresse des Moghols) envahi par certains manifestant.es lors d’une nouvelle grosse manifestation à Delhi le 26 janvier, après qu’une baisse de soutien ait été visible de la part des syndicats. Le gouvernement Modi a tenté, sans succès, d’exploiter cette « intolérable violence » présentée comme (ça l’est un peu) l’équivalent en France de l’envahissement de Versailles…. La question de savoir s’il y a eu action de provocateurs ou pas fait débat….
Depuis, le gouvernement ne recule plus, et a fait des pas en avant dans la répression, sans pouvoir toutefois aller trop loin (il a des forces importantes bloquées au Cachemire,) et surtout perd peu à peu de l ‘influence dans la population. Surtout, le mouvement s’est étendu effectivement à d’autres revendications dont la suspension de certaines privatisations, tandis que des actions unitaires se multipliaient. Par exemple, comme le cite Jacques Chastaing, dans l'Etat du Tamil Nadu en ébullition, en plus du soulèvement paysan, début mars il y a eu des grèves massives de dimension nationale des fonctionnaires d'Etat, des employé.es des crèches et garderies rurales, des employé.es des compagnies d'assurance, des banques, des cheminot.es, des étudiant.es, des électricien.nes...et l'AIADMK, le parti qui dirige l'Etat, allié du BJP, tremble, car les élections approchent….
Surtout, le mouvement s’est structuré. Les campements sont pérennes (Delhi est en quelque sorte « semi assiégé ») , et sont inter castes/ confessions : Intouchables, ouvrier.es, jeunes, étudiant.es, syndicalistes, Adivasits des tribus, hindous, sikhs, musulman.es, bouddhistes... avec des débats tous les soirs mélangeant revendications paysannes, ouvrières, écologiques, et fait nouveau, l’entrée en lice massive de femmes paysannes ou non, Intouchables, musulmanes, sikhs ou hindoues, souvent des employées des crèches rurales et aides-soignantes rurales en lutte elles-mêmes depuis des mois, qui commencèrent à investir la mobilisation paysanne à partir du 29 janvier 2021.
Les
« manhanpachayats » structures traditionnelles d’Assemble
paysannes qui se sont en Décembre Janvier transformées en structures de démocratie directe
du soulèvement actuel sont des assemblées générales régulières
locales ou régionales ouvertes à toutes et
tous, femmes, jeunes, ouvrier.es, Intouchables, musulman.nes, sikhs, hindous
tous ensemble, ce qui il y a quelques mois était inenvisageable. Les
« manhanpachayats » qui peuvent réunir jusqu’à des dizaines de milliers de
partisan.nes sont des structures qui veillent à l'organisation concrète de la
lutte, organisent les péages autoroutiers gratuits continus, le boycott des
chaines de magasins, stations essence, entrepôts, entreprises des capitalistes
qui soutiennent Modi, permettent aux campements paysans de Delhi regroupant des
centaines de milliers de personnes, d'être alimentés en nourriture, eau,
équipements divers... Ce sont elles qui mettent aussi peu à peu en place des
structures pas seulement de lutte mais de vie quotidienne en rapport avec leurs
idéaux et objectifs, de solidarité pour les plus pauvres, en matière de
nourriture, de santé, d'école... et tous les aspects de la vie civile,
jusqu'aux mariages, gratuits, sans prêtres, sans rituels religieux.
Nouveau pas en avant en Mars : le 5 grève générale massivement suivie contre les privatisations dans l'Etat de l'Andhra Pradesh notamment contre la privatisation de l'aciérie Viag (33 000 salariés) qui a été massivement suivie ; les transports publics étaient totalement arrêtés, comme les rickshaws, les écoles, les services publics, pas un seul magasin n'était ouvert, tout était arrêté. Ce processus de privatisation a été lui aussi suspendu…
.Nouvelle journée de grève générale le 26 mars …La façon de riposter du gouvernement a été d’avoir recours à ses nervis, qui ont le 2 avril, tenté d'assassiner par tir de balles et jets de pierres, le leader paysan Rakesh Tikait, alors qu'il revenait d'un meeting qu'il avait tenu au Rajasthan…. Les leaders ont annoncé qu’ ils pourraient rendre œil pour œil, dent pour dent, avec de l’autre coté des menaces : ainsi dans l'Etat de l'Haryana que le BJP dirige mais où il perd de plus en plus le contrôle de l'Etat, un premier ministre a été empêché d'atterrir avec son hélicoptère dans son Etat et de rentrer dans sa propre maison par les piquets paysans, le gouvernement a sorti une nouvelle loi qui permet de prendre leurs propriétés aux personnes ayant participé à des manifestations illégales, ce qui a mis encore un peu plus en colère les paysan.nes.
Conclusion provisoire. S’il est illusoire de faire des « manhanpachayats » actuellement des organes précurseurs d’une prise de pouvoir par un gouvernement « ouvriers paysans », on a au minimum une situation type 1968 en France, pire un succédané de 1905 en Russie. En clair, ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés comme avant ni du futur qu’on leur propose, ceux d’en haut perdent de plus en plus le contrôle général de la situation, et une répression massive sanglante est sans doute impensable, une partie de la police et de l’armée, à la différence de ce qui s’est passé au Cachemire, n’y étant pas prête…. Tout dépendra de façon ultime de la capacité de ces structures de double pouvoir partiel à générer un programme politique central, de se diffuser dans l’ensemble du pays ce qui n’est pas le cas à ce stade et d’affirmer un leadership au plan national. La situation actuelle est donc par beaucoup d’aspects pré révolutionnaire. Sans plus mais pas moins, ce qui est déjà un événement considérable. Et la crise est partie pour durer et s’enraciner.
Gérard CHOUAT avec la participation d’Henri MERME
Commission
internationale d’ENSEMBLE !
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