vendredi 9 avril 2021

Inde. Des luttes populaires actives, durables et auto-organisées débouchant sur des éléments de double pouvoir


Les luttes sociales qui de déroulent en Inde depuis plusieurs mois constituent un évènement considérable même si ça n’est guère apparu dans les grands media.  On a pu lire qu’il s’agit du mouvement social numériquement le plus important des 21ème et 20ème siècle, ce qui est vrai, ceci étant lié au statut de l’Inde « plus grande démocratie du monde » avec   une population se situant au deuxième rang mondial. 

L’Inde est un état fédéral, avec un pouvoir réel   des gouvernements régionaux. Ceci entraine des disparités importantes dans les politiques menées par exemple entre   New Delhi et le Kerala seul Etat dirigé par le Parti communiste d’Inde (marxiste). Le gouvernement actuel du pays est dirigé par Narendra Modi du BJP, parti nationaliste, qui a profité de l’épuisement du Parti du Congrès dirigé depuis l’indépendance par la « famille » Gandhi Nehru.

Son slogan « Shining India » (L’inde brillante) a un double sens : d’un côté, un ultra nationalisme religieux hindouiste, de l’autre.   La    volonté de remplacer une économie avec un    fort    rôle de l Etat par   une   économie libéralisée capitaliste de marché moderne. Après l’indépendance, une économie très centralisée à grande participation étatique et ultra nationale a permis un développement finalement assez lent, mais aussi, ne ‘l’oublions pas, la « révolution   verte » donc la fin non de la   grande pauvreté mais de la   famine. Cette ère, très marquée par le parti du Congrès, a cédé la place à une ère de porosité aux grands investissements étrangers et, à l’inverse, d’investissements Indiens à l’étranger (ex.  Arcelor Mittal…). Surtout, dans une   deuxième étape, correspondant peu ou prou à la montée du BJP, s’est instauré un capitalisme de libre entreprise. 

Si l’Inde  s’est indiscutablement modernisée  et  a à présent  accès aux  technologies  les plus modernes  (dans les domaines de l’informatique , des   biotechnologies et  du  spatial, par exemple), les  inégalités se  sont  fortement  accrues  (et elles  étaient  déjà extrêmement  importantes) , et  même    il existe  une  ségrégation  géographique entre  des  zones  résidentielles  pour  cadres  (Vasant Vihar  par  exemple à  New  Delhi) et les  bidonvilles installés jusque dans le cœur des villes. De nombreuses coexistences choquantes existent avec   un exemple extrême quasi caricatural à Mumbai (Bombay).  Le célèbre hôtel Taj Mahal et sa vue sur la Porte des Indes donnent directement sur des rues nettement plus pauvres et où il y a toujours des mendiant.es très très pauvres 5 mètres après la sortie.  Surtout, les migrations dans les grandes villes se sont accompagnées de l’extension pharamineuse des bidonvilles (les fameux « slums »). Pire encore, si la famine a dans l’ensemble disparu, ainsi que les grandes épidémies (à part le Covid, bien sûr, dont seule la nouvelle flambée après la fête des couleurs – Holi- est une caractéristique spécifique du pays). Il existe à présent de grands centres industriels « classiques »   et textiles dont évidemment les bas prix sur le marché mondial sont dus au recrutement des personnels dans les slums.  Enfin    le système des castes, officiellement aboli, reste très visible, en réalité, ne serait-ce que par des attitudes et accents dans le langage qui identifient quasi à   coup sur un Brahmane. Le développement des campagnes est encore plus inégalitaire que celui des villes et les habitant.es des villages sont souvent encore très pauvres avec des exceptions notables suivant les Etats (Goa, Kerala, par exemple, où ils ont un niveau supérieur à la moyenne). 

Deuxième caractéristique du BJP : Un ultra nationalisme hindouiste visant à faire des musulman.nes des citoyen.nes de 2ème zone associée à une position très dure vis à vis du Pakistan ou des régions contestées :  le Cachemire est sous quasi état de siège après une vraie période d’isolement complet (y compris avec coupure des communications) avec une occupation par l’armée fédérale et la révocation de son statut d’autonomie.  Surtout, les lois sur la nationalité passées par le BJP font effectivement de ces derniers des citoyen.nes de deuxième zone à qui la nationalité indienne peut être refusée. Le passage de cette législation a entraîné   des émeutes de la population musulmane   dans les grandes villes suivies de contre manifestations aux allures de pogromes y compris dans les universités centrales (cas de la JNU Jarwahal Nehru Université à New Delhi par exemple) dont les étudiant.es se sont élevé.es toutes religions confondues. Des mini pogromes se sont déroulés avec la   complicité de la police malgré le désaveu des autorités municipales de Delhi contre le pouvoir   central…. 

A l’encontre de la politique menée par Modi le mouvement actuel est totalement   inter castes chez les hindouistes et totalement inter religieux. Son origine est une opposition à la volonté politique du gouvernement Modi   de poursuivre la libéralisation de l’économie. Jusqu’ici, depuis les premiers gouvernements du Congrès, l’Etat était très interventionniste   dans la fixation des prix agricoles    assurant ainsi un   revenu minimal aux paysan.nes   qui à 95 % ne disposent que de petites exploitations. Désormais, les paysan.nes peuvent vendre leurs denrées, sans intermédiaires, à des acheteurs privés et court-circuiter les « mandits », les vieux marchés réglementés, où l’État assurait un prix minimal sur certains aliments de base, principalement le blé et le riz. Ce choix a été décidé en pleine crise sanitaire sans aucune concertation avec les organisations paysannes. La promulgation de ces lois a eu lieu mi-septembre, et celles-ci ont très vite été analysées comme ultralibérales, dans le contexte du passage à une économie capitaliste débridée allant à l’encontre des régulations mises en place dès les années 50, qui ont tout de même permis la « révolution   verte ». 

Dès lors l’objectif est évident. Copie résumée d’un article de   la Croix paru   en   Décembre 2020, à l’issue du 1er mois de mouvement et dans la préparation du blocage de Delhi. « Le recul de l’État dans le secteur suscite cependant une immense inquiétude dans les campagnes, tant le monde paysan se porte mal. Les agriculteurs sont de plus en plus vulnérables, dans un contexte de crise agraire qui s’intensifie. En 2019, 10 281 Indiens vivant de l’agriculture se sont suicidés. La problématique de la fragmentation des terrains agricoles est un cycle infernal, avec 86,2 % des agriculteurs ne possédant que des surfaces de moins de 2 hectares. Désormais, les paysan.nes redoutent de devenir les victimes des intérêts des géants de l’agroalimentaire et de la distribution. « Les grandes compagnies vont ruiner nos vies ! », lance Prem Singh, un fermier de 50 ans. Il a rejoint le site de Singh avec une vingtaine d’hommes de son village du Pendjab. Dans leurs rangs, le discours anticapitaliste est devenu la norme. « Boycottez Reliance !», peut-on lire sur une pancarte accrochée à un tracteur qui cible ainsi le conglomérat de l’homme d’affaires Mukesh Amani. D’autres écriteaux visent celui de Gautam Adjani. Ces deux milliardaires indiens sont suspectés de vouloir exploiter la filière sur le dos des paysan.nes. « Ce gouvernement travaille pour Adjani et Amani, par pour nous, affirme Gardée Singh, représentant d’un syndicat paysan. Ils vont nous prendre nos terres de force. Nous voulons garder le système des mandits et des prix minimaux ! » 

Il s’agit aussi de   réformer et supprimer les « mandits », ces marchés d’Etats régionaux ou provinciaux où les marchandises sont achetées à prix fixe pour les plus nécessaires (blé, riz par exemple) et peuvent également être achetées, en dernier ressort, par l’agence alimentaire nationale, la Food Corporation of India, pour soutenir les prix depuis la révolution verte., qui redistribue si nécessaire à bas prix aux défavorisé.es. 

 Nouvelle citation. Aux yeux de Bruno Dorin, économiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) en poste à New Delhi, « les conséquences possibles sont plus complexes : L'implication de multinationales indiennescapables de fournir d’importants investissements de stockage ou de réfrigération, pourrait conduire à ce qu'elles acquièrent localement des positions monopolistiques, autrement dit le pouvoir de contrôler les prix ».  C’est évidemment l’objectif principal…Mais on ne comprend pas le soutien populaire si on oublie que les « mandits » ont un rôle   distributif : des quantités de blé, de riz, et d’une vingtaine d’autres denrées achetées par les pouvoirs publics sont revendues à très bas prix aux plus pauvres dans des échoppes gouvernementales. 

D’emblée, le mouvement d’opposition à ces lois  a réuni  des   masses  importantes, au  départ  du  Pendjab  (forte majorité  Sikh,   d’où  le nombre  de turbans vu  sur   certaines photos),   qui  ont  dès le 25  Novembre  convergé  sur New Delhi  pour  établir  un gigantesque campement  ,   avec leurs  tracteurs   vite  rejoints   par des originaires  des  Etats  voisins (Haryana, Uttar Pradesh, et Rajasthan).Il   en  a  été  de  même quasi  immédiatement  aux  alentours de Mumbai  (Bombay), état du   Maharastra  , mais  aussi  dans  une  moindre mesure  Calcutta , état du  Bengale occidental,  et Chennai  (Madras),   état du  Tamil Nadu  Deux  dates  de  grève générale ont  été  fixées : les 26 novembre et 8 décembre 2020, avec une dynamique quasi insurrectionnelle, les tracteurs marchant  sur  New Delhi, avec l’appui  des organisations syndicales ouvrières. Une 1ere journée de grève nationale ouvriers paysans   a   réuni le 8 janvier plus de 250 millions de personnes (les syndicats ouvriers se limitant à des revendications économiques). 

Le gouvernement Modi a suspendu ces lois après un arrêt de la Cour Suprême du 12 Janvier, mais cela n’a pas suffi, Les affrontements ont été alors très durs, les barrages policiers étant plusieurs fois débordés à Delhi, et lors d’une nouvelle manifestation, le Fort Rouge (palais forteresse des Moghols) envahi par certains manifestant.es lors d’une nouvelle grosse manifestation à Delhi le 26 janvier, après qu’une baisse   de soutien ait été   visible de la part des syndicats.  Le   gouvernement Modi a   tenté, sans succès, d’exploiter cette « intolérable violence »   présentée comme (ça l’est un peu) l’équivalent en France de l’envahissement de Versailles…. La question de savoir s’il y a eu action de provocateurs ou pas fait débat…. 

Depuis, le gouvernement ne recule plus, et a fait des pas en avant dans la répression, sans pouvoir   toutefois aller trop loin (il a des forces importantes bloquées au Cachemire,) et surtout perd peu à peu de l ‘influence dans la population. Surtout, le mouvement   s’est étendu effectivement à d’autres revendications dont la suspension de certaines privatisations, tandis que des actions unitaires se multipliaient. Par exemple, comme le cite Jacques Chastaing, dans l'Etat du Tamil Nadu en ébullition, en plus du soulèvement paysan, début mars il y a eu des grèves massives de dimension nationale des fonctionnaires d'Etat, des employé.es des crèches et garderies rurales, des employé.es des compagnies d'assurance, des banques, des cheminot.es, des étudiant.es, des électricien.nes...et l'AIADMK, le parti qui dirige l'Etat, allié du BJP, tremble, car les élections approchent…. 

Surtout, le mouvement s’est structuré. Les campements  sont  pérennes  (Delhi  est en  quelque  sorte  « semi assiégé »)  , et    sont  inter  castes/ confessions : Intouchables, ouvrier.es, jeunes, étudiant.es, syndicalistes, Adivasits des tribus, hindous, sikhs, musulman.es, bouddhistes... avec  des débats tous les soirs mélangeant  revendications  paysannes,  ouvrières, écologiques,  et  fait nouveau, l’entrée en lice massive de  femmes paysannes ou non, Intouchables, musulmanes, sikhs ou hindoues, souvent des employées des crèches rurales et aides-soignantes rurales en lutte elles-mêmes depuis des mois,  qui commencèrent à investir  la mobilisation paysanne à partir du 29 janvier 2021.  

Les « manhanpachayats »   structures traditionnelles d’Assemble paysannes qui se sont en Décembre Janvier    transformées en structures de démocratie directe du soulèvement actuel sont des assemblées générales   régulières locales ou   régionales ouvertes à toutes et tous, femmes, jeunes, ouvrier.es, Intouchables, musulman.nes, sikhs, hindous tous ensemble, ce qui il y a quelques mois était inenvisageable. Les « manhanpachayats » qui peuvent réunir jusqu’à des dizaines de milliers de partisan.nes sont des structures qui veillent à l'organisation concrète de la lutte, organisent les péages autoroutiers gratuits continus, le boycott des chaines de magasins, stations essence, entrepôts, entreprises des capitalistes qui soutiennent Modi, permettent aux campements paysans de Delhi regroupant des centaines de milliers de personnes, d'être alimentés en nourriture, eau, équipements divers... Ce sont elles qui mettent aussi peu à peu en place des structures pas seulement de lutte mais de vie quotidienne en rapport avec leurs idéaux et objectifs, de solidarité pour les plus pauvres, en matière de nourriture, de santé, d'école... et tous les aspects de la vie civile, jusqu'aux mariages, gratuits, sans prêtres, sans rituels religieux. 

Nouveau pas en avant en Mars :   le 5 grève générale massivement suivie contre les privatisations dans l'Etat de l'Andhra Pradesh notamment contre la privatisation de l'aciérie Viag (33 000 salariés) qui a été massivement suivie ; les transports publics étaient totalement arrêtés, comme les rickshaws, les écoles, les services publics, pas un seul magasin n'était ouvert, tout était arrêté.  Ce processus de privatisation a été lui aussi suspendu… 

.Nouvelle   journée de grève générale le 26 mars …La façon de riposter du gouvernement a été d’avoir recours à ses nervis, qui ont le 2 avril, tenté d'assassiner par tir de balles et jets de pierres, le leader paysan Rakesh Tikait, alors qu'il revenait d'un meeting qu'il avait tenu au Rajasthan….  Les  leaders  ont  annoncé  qu’ ils pourraient  rendre  œil pour œil, dent  pour  dent,  avec   de  l’autre  coté des menaces :  ainsi dans l'Etat de l'Haryana que le BJP dirige mais où il perd de plus en plus le contrôle de l'Etat,  un premier ministre a été empêché d'atterrir avec son hélicoptère dans son Etat et  de rentrer dans sa propre maison par les piquets paysans, le gouvernement  a sorti une nouvelle loi qui permet de prendre leurs propriétés aux personnes ayant participé à des manifestations illégales, ce qui a mis encore un peu plus en colère les paysan.nes. 

Conclusion provisoire. S’il est illusoire de faire des « manhanpachayats » actuellement des organes précurseurs   d’une prise de pouvoir par un   gouvernement « ouvriers paysans », on a au minimum une situation type 1968 en France, pire un succédané de 1905 en Russie.   En clair, ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés   comme avant ni du futur qu’on leur propose, ceux d’en haut perdent de plus en plus le contrôle général de la situation, et une répression massive sanglante est sans doute impensable, une partie de la police et de l’armée, à la différence de ce qui s’est passé au Cachemire, n’y étant pas prête…. Tout dépendra de façon ultime de la   capacité   de ces structures de double pouvoir partiel   à générer un programme politique central, de se diffuser dans l’ensemble du pays ce qui n’est pas le cas à ce stade   et   d’affirmer un leadership au plan national.  La situation actuelle est donc par beaucoup d’aspects pré révolutionnaire.   Sans plus mais pas moins, ce qui est déjà un événement considérable. Et la crise est partie pour durer et s’enraciner.    

  

Gérard CHOUAT avec la participation d’Henri MERME 

Commission internationale d’ENSEMBLE ! 

 

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