Voici le texte de l'intervention introductive de Gilbert :
Je vous dois quelques mots sur mon parcours parce qu’ils sont
éclairants pour le sujet d’aujourd’hui. Ce n’est évidemment pas ma seule
casquette de psycholinguiste qui m’autorise à traiter dans un même exposé des
bienfaits du bilinguisme et de la légitimité des mouvements régionalistes ou
autonomistes, dans lesquels les langues jouent un rôle important, mais pas décisif,
comme on va le voir.
Il a
fallu qu’à cette 1ère casquette vienne s’ajouter un autre parcours, cette fois
plus politique, en parallèle du parcours professionnel. Ce second parcours a
commencé pour moi avec cette rupture en 1963-65 au sein de la 4e Internationale
et l’apparition du courant pabliste autogestionnaire . Mon orientation la plus
ancienne et la plus constante est celle d’un autogestionnaire de la première
heure.
C’est
ainsi que mon combat de linguiste pour la glossodiversité – ou diversité
linguistique – dans l’éducation et dans les sociétés – est devenu inséparable
de mon engagement pour une société autogestionnaire.
Avec ce
prolongement logique depuis les années 80 : mon soutien et mon action
concrète en faveur de la réappropriation des langues par l’ouverture partout de
filières bilingues précoces français/langue régionale. Cela a commencé avec les
filières associatives qui furent pionnières : Diwan, les Ikastolas, les
Calendretes et en Alsace les classes IBCM-Zweisprachigkeit que j’ai soutenues
de plusieurs façons. C’est beaucoup plus tard que l’Education nationale a enfin
ouvert ses propres filières bilingues, bientôt suvie par certaines écoles
confessionnelles en Bretagne (mais le breton vaut bien une messe .. .).
Mon
propos va s’articuler en deux temps : d’abord quelques données rapides sur
ce que signifie une éducation bilingue, ses bénéfices et ses conditions ;
et dans un second temps la place des langues et cultures dans l’émergence des
mouvements régionalistes et autonomistes.
I. Bénéfices et conditions d’une éducation bilingue
précoce :
Sans tomber ici dans un
cours exhaustif, il me faut rappeler quelques données de base, devenues
aujourd’hui des banalités, mais des banalités essentielles.
1. Un seconde langue précoce, entre zéro et sept ans – donc dès
la maternelle – ne s’acquiert pas au détriment de la langue première, ici le
français, mais au contraire elle renforce et enrichit la pratique du français.
Ce, en raison des nombreux aller-retours que l’enfant/l’élève est amené
à faire, le plus souvent inconsciemment, entre la L1 et la L2. Très vite le
bain linguistique en classe bilingue va doter l’élève de deux stocks de sons,
de deux stocks lexicaux et de deux logiciels morphosyntaxiques très tôt
automatisés au niveau de ses neurones. Les atouts de la précocité
tiennent aux 100 milliards de neurones dont nous sommes dotés à la naissance et
que nous ne garderons pas à ce haut niveau au-delà de l’âge de sept ans. Un
autre facteur décisif de la précocité tient à l’oreille très ouverte du bébé
humain : il arrive au monde avec une capacité de discrimination
auditive totale qui lui permet d’acquérir n’importe quelle langue du monde.
C’est une oreille universelle, mais qui sera bientôt un filtre, après l’âge de
sept ans.
Un filtre qui fait de nous, adultes, des
malentendants sélectifs face à une nouvelle langue et rend son apprentissage
plus difficile pour un adolescent ou un adulte.
2. Les aller-retours permanents entre les langues et ce double
stockage expliquent leur plus grande transférabilité plus tard à une 3e
ou une 4e langue, mêmes tardive. En bref, le petit bilingue précoce
est déjà sans le savoir un plurilingue en herbe. Ce fut mon cas :
je ne peux expliquer mes facilités pour les langues que par mon enfance
bilingue français/turc avec quelques rudiments d’arménien. Cela crée non
seulement des facilités, mais aussi des curiosités. C’est cette même
tranférabilité qui explique les bons résultats en langues des élèves issus de
l’immigration, lorsque la langue d’origine a été réellement transmise et
conservée.
3. L’éducation bilingue, surtout quand elle est précoce (chez l’enfant entre zéro et sept ans), pose – de façon inconsciente, mais profondément – les bases de l’ouverture à l’Autre. L’autre avec et malgré ses différences. Pourquoi ? Parce que le bilingue précoce a touché du doigt – tout petit déjà – la relativité des mots, des langues et des cultures. Plus basique encore, il aura fait l’expérience de l’arbitraire des signes : les mots, les formes de la langue où rien n’est logique, où tout est arbitraire, tout est convention héritée et transmise. Mais derrière toute cette relativité, le bilingue précoce perçoit aussi de façon vécue les universaux communs à toutes les langues, à toute l’humanité :
* fonction des phonèmes, lesquels servent dans toutes les
langues à opposer les mots parfois par un seul son ou phonème ;
* rôles communicatifs
présents dans toutes les langues : locuteur/auditeur/référent et à
l’écrit : scripteur/lecteur/référent ;
Autres universaux
encore :
* antériorité/postériorité (avant/après)et simultanéité ;
* Cause/effet (cau[salité) ;
* affirmation/négation/ doute ;
* et dans les temps des verbes : premier plan/arrière-plan
(il nageait [décor] quand son ami a plongé ou plongea [évènement]).
C’est ainsi que
le bilingue précoce découvre l’Autre à la fois comme différent et comme
semblable. Cet ensemble de bénéfices liés à une éducation bilingue précoce vaut
également pour la combinaison français/langues d’origine extra-européenne.
Hélas dans ce domaine les filières scolaires bilingues sont quasi inexistantes.
4. Pourtant une éducation bilingue exige certaines conditions, toutes reliées à la nécessité d’un environnement porteur afin de procurer aux élèves un vécu en langue régionale. Quand la famille ne peut fournir ce bain linguistique, ce sera à l’école de tenir le rôle de cheville ouvrière du bilinguisme ; encore faut-il préciser à quelles conditions et pourquoi. Entre zéro et sept ans l’enfant n’apprend pas de façon consciente et structurée, mais de façon involontaire et spontanée, dans les échanges, les jeux et les comptines, dans les interactions multiples de la vie quotidienne. Cela est vrai pour la L1, mais aussi pour la L2, même si les conditions en L2 ne sont réunies qu’à l’école.
Quelles sont ces
conditions d’un environnement porteur dans le système scolaire ? Elles
tiennent en deux mots : l’horaire consacré à la langue régionale et
l’usage qu’on fait de cet horaire.
5. Pour l’horaire il y a plusieurs dispositifs, parmi lesquels l’immersion
pratiquée depuis 50 ans déjà. Celle-ci consiste à consacrer la totalité du
temps scolaire à la langue minoritaire, parce qu’elle est en recul et parce
qu’elle est moins – ou pas du tout – présente dans la vie quotidienne de
l’élève. L’immersion se limite aux premières années de maternelle et du
primaire. Elle est pratiquée dans toutes les filières associatives qui ont été
pionnières dès les années 70 et qui ont réussi parfaitement à former des
bilingues à tous les niveaux : à l’oral, à l’écrit et dans les contenus
disciplinaires.
Le fleuron de
cette réussite, c’est le collège-lycée Diwan de Carhaix, plusieurs fois classé
meilleur lycée de France d’après les résultats du bac publiés chaque année.
L’immersion n’est
pas éradicatrice du français, comme le fut l’immersion de Jules Ferry :
car c’est bien l’école de Jules Ferry qui a inauguré le principe de l’immersion
totale, mais dans une entreprise d’uniformisation linguistique au
bénéfice exclusif du français. Elle l’a fait pour les mêmes raisons que nos
filières bilingues d’aujourd’hui, comme un dispositif compensatoire à
l’absence relative du français dans le milieu social. Mais avec un effet – et
même une visée – éradicatrice des langues premières des élèves. L’immersion de
Jules Ferry fut donc une submersion, ce qui n’est pas le cas des
filières français/langue régionale.
Aujourd’hui les filières immersives n’ont pas pour finalité de remettre en question l’unité linguistique de la France, mais de la compléter et de l’enrichir par la réappropriation des langues régionales. L’immersion en langue régionale est compensatrice, elle ne vise qu’à rééquilibrer les temps d’acquisition du français (omniprésent) et de la langue régionale (très en recul).
6. Les filières bilingues de l’Education nationale, en revanche, pratiquent une parité horaire entre les deux langues, dans la proportion de 50/50 % du temps. Mais là aussi les enseignants ont vite compris qu’il fallait faire une entorse au règlement en renforçant un peu ou beaucoup le temps consacré à la langue régionale dès la maternelle. Seul moyen d’assurer un vécu suffisant en L2.
En résumé,
l’immersion n’est pas ce qui a été dit lors des polémiques concernant la loi
Molac. Là, la confusion a été totale, parfois même chez les tenants du
bilinguisme. On a confondu le dispositif horaire de l’immersion avec cet autre
dispositif qui, lui, est commun aussi bien aux filières immersives qu’aux
filières à parité horaire de l’E.N. : il s’agit d’enseigner toutes les
matières en L2 comme en L1. Cela s’appelle la transdisciplinarité, l’usage
du breton ou du basque pour les sciences, les maths, l’histoire, etc.
Or cette
transdiciplinarité est aussi pratiquée dans les filières de l’E.N. et même dans
les classes européennes, mais ici, avec un horaire moindre. En remettant en
cause l’immersion, le Ministère – par un tour de passe-passe – a englobé dans
le rejet de l’immersion cette transdisciplinarité qu’elle pratique par ailleurs
depuis des années. Résultat de ce malentendu : le Ministre s’est tiré une
balle dans le pied.
C’est le type même de confusion qui se produit lorsqu’on cherche à flatter les vieux réflexes centralisateurs et jacobins dans une conception électoraliste de la politique.
II. La place des langues et des cultures au fil de l’histoire.
1. Les différents modes d’éradication des langues.
Le cas
espagnol :
Pendant les quarante longues années du franquisme, l’éradication
a été répressive et radicale, jusque dans la sphère privée et les relations
sociales.
La stigmatisation
de basque, du catalan et du galicien a fini par déboucher sur une révolte
puissante, une véritable lame de fond : c’est pourquoi la renaissance
depuis plusieurs années du basque et du catalan s’appuie sur une forte
motivation d’abord de résistance, puis de reconquête. D’abord clandestine sous
Franco, puis institutionnelle aujourd’hui.
On peut dire sans
erreur que la poussée indépendantiste est directement proportionnelle à la
violence de la répression subie. Elle est donc profondément politique, même
si ce sont bien les langues qui ont été un point de cristallisation majeur.
Le cas
français :
En France l’éradication des langues a suivi un parcours inverse
: d’abord cela s’est étalé sur 250 ans depuis l’Edit de Villers-Cotterets et
non pas sur 40 ans ; ensuite l’éradication fut plus prudente et plus
lente, et après la Révolution l’État jacobin ne s’intéressait qu’à l’usage du
français dans l’espace public.
Il faudra
attendre Jules Ferry pour assister à une éradication systématique à l’école. Et
ce n’est que dans les tranchées de la guerre de 14-18 que les poilus mobilisés
de toutes les régions seront obligés de se parler en français.
En bref, ici
l’État a imposé sa langue à tous, sauf dans l’espace privé où il était
« seulement » dévalorisé et stigmatisé en tant que patois. On peut en
déduire que la revendication linguistique a été en France d’autant plus faible,
parfois même absente, que l’éradication y a été plus lente, plus complexe et
plus sournoise.
Voici un témoignage édifiant sur cette éradication lente et ses effets. C’est le psychiatre Jean-Jacques Kress du CHU de Brest qui en est l’auteur. Que dit-il ? Il a constaté dans sa pratique médicale que les pathologies observées sont souvent liées à la perte de la langue, ici le breton. Kress va jusqu’à utiliser le terme de traumatisme, mais en précisant que dans ce cas il manque une des caractéristiques du traumatisme : la soudaineté. Car ce trauma s’étend sur 3 ou 4 générations. En quoi consiste-t-il ? En la perte des registres de langue qui permettaient auparavant d’exprimer les affects, les émotions, l’intimité, voire les épisodes de régression infantiles. En breton !
Cela tient au
fait que la première génération scolarisée en français est devenue bilingue,
mais avec un français scolaire, livresque et plutôt académique, dépourvu des
registres de l’émotion et de l’intime. Quand ceux-ci ont transmis leur français
à la génération suivante, ce fut ce même français appauvri, en parallèle avec
un breton déjà en recul.
Ici un extrait de
ce témoignage : « On remarque nettement dans les régions qui ont
changé de langue, une difficulté plus grande d’expression, tout
particulièrement sur le domaine de l’affectivité, des relations inter-humaines,
de la sensibilité individuelle. Cette difficulté, qui est parfois un obstacle à
la pratique psychiatrique, n’est guère attribuable à quelque carence ethnique
ou à quelque qualité régionale de pudeur et de discrétion… . Cette [première]
génération [bilingue], constituée psychiquement dans la langue bretonne, n’a
jamais assimilé qu’un français scolaire, instrumental, lié à l’écriture … mais
privé de la profondeur constituante de la langue maternelle. Cette seconde
langue instrumentale est transmise à la 3e génération, il en résulte
cet applatissement de l’expression qu’on constate actuellement ». (Cf.
‘Enfances plurilingues’, page 142).
Revenons à la
nature du régime politique qui a permis cette éradiction lente des langues de
France. C’est bien le type de régime républicain avec sa façade démocratique –
mais très centralisé – qui explique
l’apparition tardive aussi bien du renouveau linguistique que des
revendications régionalistes, ou autonomistes comme en Corse. Dans une vision d’unification
et de nivellement, la République jacobine a délibérément ignoré les multiples
racines de ses citoyens et citoyennes. Ce fut un universalisme sans les
hommes et les femmes aux racines si riches de ce pays composite. Pourtant
le succès de l’entreprise ne s’explique que par cette idéologie dominante de
l’unité linguistique à tout prix et par la lenteur du processus d’éradication.
La révolte est
toujours proportionnelle à l’oppression subie : on comprend
pourquoi en Espagne il y a des indépendantistes et pourquoi en France les
motivations sont plus contrastées et que l’on a surtout des efforts pour se
réapproprier les langues minorées et marginalisées. Ce qu’atteste de façon
lumineuse le fait que 80 % des parents qui choisissent une filière
bilingue pour leurs enfants sont eux-mêmes des monolingues francophones.
Que l’on tourne la question dans tous les sens, on parvient à cette même
conclusion : Bretons, Basques, Occitans ou autres, tous ont ressenti la
perte de la langue comme une perte inutile. Et c’est à la génération suivante
qu’ils délèguent le devoir de réappropriation linguistique. Car pour eux ce ne
sera plus jamais leur première langue.
Deux autres cas
de révoltes linguistiques sont intéressantes. Le premier en Inde où dans les
années 50 au début de l’indépendance le pouvoir central a voulu imposer le
hindi comme langue nationale. Tous les États du Sud se sont embrasés et
New-Delhi a dû abandonner sa réforme. Les roupies sont imprimées en quinze
langues, la seule langue commune reste l’anglais, mais la scolarité a lieu dans
la langue de chaque État. Dans cette Inde fédérale, pas de poussée
indépendantiste, sauf justement dans les régions de l’extrème Nord-Est qui sont
restés dans un rapport colonial avec le centre.
Un cas à l’opposé
du précédent est celui des Kurdes. Si les Kurdes ont réussi à s’organiser pour
une confrontation frontale avec l’État turc, c’est bien en raison de la
brutalité de la répression et pas seulement à cause de la minorisation
systématique de la langue kurde. Une autre solution linguistique est toujours possible
dans un cadre démocratique et fédéral. Comme en Inde.
Dernier exemple
plus près de nous : En Alsace, où il y a eu de la part des nazis à partir
de 1940 une entreprise de « défrancisation » forcée, la
‘Entwelschung’. Ce fut un argument de plus qui rendit impopulaire aux Alsaciens
l’occupation allemande. Mais cela a également eu un contrecoup après
1945 : une nouvelle éradication d’abord larvée, puis de plus en plus
insistante de l’alsacien et de son prolongement à l’écrit, l’allemand, par notre
République très ignorante des langues et des cultures régionales. Une réalité
linguistique plus respectueuse de l’alsacien et du mosellan existait depuis
1648 (Traité de Westphalie qui mit fin à la guerre de 30 ans, et au terme
de laquelle la stratégie de Richelieu et de Mazarin avait consisté à soutenir
le camp protestant et ‘échanger’ ce soutien par la cession au Royaume de France
de l’Alsace et de la Moselle).
2. Comment se construit une revendication régionaliste ou
autonomiste ?
Voci une première piste éclairante que nous livre le sociologue
Pierre Bourdieu dans « L’identité et la représentation. Eléments pour
une réflexion sur l’idée de région ». Je cite :
➢
«Les luttes à
propos de l’identité ethnique ou régionale sont toujours des luttes de
classement pour imposer une définition légitime des divisions sociales
➢ « Il suffit de penser à l’action du système scolaire en
matière de langue pour voir que la volonté peut défaire ce que l’histoire avait fait » (cf. Jules Ferry)
➢
« Les luttes
pour l’identité ont pour enjeu l’imposition de perceptions. Ce qui explique la
place déterminante des manifestations dans tous les mouvements régionalistes …
Exister, ce n’est pas seulement différer, mais c’est être reconnu comme
légitimement différent »
➢
« Lorsque les
dominés sont isolés, ils n’ont pas d’autre choix que l’assimilation qui suppose
un travail pour faire disparaître le stigmate (style de vie, vêtement,
prononciation, etc) en proposant des images de soi la moins éloignée de
l’identité dite légitime »
➢
« En revanche,
la lutte pour subvertir les rapports de forces symboliques vise non pas à
effacer les stigmates, mais à renverser la table des valeurs … Le
stigmate produit la révolte contre le stigmate [selon le modèle] ‘Black is
beautyfull’»
Cette
description nous conduit vers ces deux conclusions : la revendication est
d’autant plus radicale que les stigmates auront été oppressifs ; et c’est
bien l’histoire politique et non le territoire ou la langue qui constitue les
identités. L’histoire des dominations et des résistances.
A partir de ces réflexions nous avons la possibilité et le
devoir de donner une définition précise de l’internationalisme dont nous nous
réclamons. Je me cite (« Capitalisme à l’agonie : quel avenir pour
Homo Sapens ? L’Harmattan, 2012) :
« Si l’internationalisme ne se réduit pas à un pur
affichage idéologique, il doit respecter les langues, les cultures et la
volonté d’indépendance des peuples, régions et minorités. C’est toujours la
souveraineté imposée qui fait le lit des oppressions nationales » Et qui nourrit les résistances et les mouvements autonomistes.
Pourtant, on doit
aller au fond du problème, car les répressions culturelles ont souvent eu un
prolongement plus criminel encore : les ethnocides.
3. Ethnocides, capitalisme et histoire :
Pour y voir clair dans l’histoire des ethnocides, il faut
prolonger la réflexion du sociologue par celle de l’ethnologue, en l’occurrence
Pierre Clastres (« Recherches d’anthropologie politique »,éd.
Du Seuil).
Clastres fait un premier
constat : toutes les cultures sont ethnocentriques, mais toutes ne vont
pas jusqu’à l’ethnocide ; l’éradication des langues et des cultures –
l’ethnocide – est toujours en relation avec la formation des États.
Mais pourquoi la civilisation occidentale a-t-elle été à ce
point ethnocidaire, avec les conquistadores, puis la traite, l’esclavage et le
colonialisme ? Clastres répond :
« Ne serait-ce pas parce que la civilisation occidentale
est ethnocidaire à l’intérieur d’elle même
qu’elle peut l’être ensuite à l’extérieur ? ». Il faut donc se
tourner vers l’histoire : ce sont toujours les sociétés dotées d’un Etat
qui sont ethnocidaires.
Ce que Clastres précise ainsi : « Si l’État se proclame le centre de la société, il ne peut avoir qu’une vocation : le refus du multiple, la crainte et l’horreur de la différence ; pratique ethnocidaire et machine étatique … produisent les mêmes effets. L’expansion de l’autorité de l’État se traduit dans l’expansionisme de la la langue de l’État. [Cela] passe par la suppression des différences … laquelle procède par uniformisation du rapport qui lie [l’État] aux individus : l’État ne connaît que des citoyens égaux devant la loi … et acquis à la culture dominante ».
C’est donc toujours l’histoire des rapports de forces sous
l‘emprise d‘un État qui a généré les éradications et les ethnocides. Cependant
Clastres se méfie des généralisations hâtives qui feraient des ethnocides une
exclusivité du monde blanc. Il rappelle que l’empire des Incas eut une pratique
ethnocidaire et parfois génocidaire. Mais cette pratique cessa dès que l’État
inca ne courut plus aucun risque. Ce qui amène Clastres à cette
conclusion :
➢
« Que contient
la civilisation occidentale qui la rend plus ethnocidaire que toute autre forme
de société ? C’est son régime de production économique … espace infini de
la fuite en avant permanente. Ce qui différencie l’Occident, c’est le
capitalisme en tant qu’impossibilité de demeurer dans l’en-deçà d’une
frontière… . La société industrielle, la plus formidable machine à produire,
est pour cela même la plus formidable machine à détruire : espace, nature,
mers, forêts, sous-sols, tout doit être productif à son degré maximum
d’intensité » (texte rédigé en 1974!).
➢
«Voilà pourquoi
était intolérable, aux yeux de l’Occident, le gaspillage représenté par
l’inexploitation d’immenses ressources. Le choix laissé à ces sociétés était
… : ou bien céder à la production et [donc] à l’ethnocide ou bien
disparaître par le génocide. A la fin du siècle dernier les Indiens de la Pampa
argentine furent totalement exterminés afin de permettre l’élevage extensif des
moutons et des vaches, qui fonda la richesse du capitalisme argentin ».
Il apparaît assez clairement que, si les ethnocides sont
inhérents à la structure centralisatrice des États, ils ne deviennent
systématiques qu’avec la montée en puissance du capitalisme. Pourtant je
voudrais compléter cette réflexion par un examen plus complet des expériences
vécues au 20e siècle.
4. Force et limites de l’irrationnel :
L’analyse de Clastres est pertinente pour les expansions
conquérantes puis coloniales, mais elle ne prend pas en compte les génocides du
20e siècle. Il me semble que Clastres n’a pas perçu la dimension
d’irrationalité qui est présente dans certains ethnocides et génocides.
➢
« Ni le
génocide arménien, ni la Shoah, ni l’extermination des Roms, ni le génocide
Khmer, ni celui du Rwanda, ni l’épuration ethnique par les Serbes de Bosnie
n’étaient névessaires à un essor capitaliste quelconque… Non,
il fallut en outre la fixation irrationnelle sur un bouc émissaire et le mirage
d’une homogénéité ethnique – présents dans tous les régimes autoritaires
– pour ouvrir la voie au génocide des Arméniens de Turquie ou à celui des Juifs
allemands, premières victimes de la Shoah. L’idéologie a sa logique propre,
mais elle ne devient criminelle que lorsqu’elle est à la tête de l’Etat » (Extrait
de mon texte de 2021 déjà cité).
Il ne faut pas se dérober à cette grave question : d’où vient cette dérive sanglante du sentiment national ou ethnique ? Un sentiment qui commence toujours par l’amour des siens, du terroir, du groupe, mais qui finit trop souvent par la haine de l’autre. Avec cependant une exception pour les Khmers rouges : ceux-là ont innové en exterminant leur propre peuple. Là il ne s’agit plus d’une perversion du sentiment national, mais d’une auto-intoxication idéologique. Le summum dans l’irrationnel !
D’où vient cet irrationnel ? Comment le définir ? D’abord un constat : l’ethnocentrisme ancestral s’est très souvent traduit par le besoin de s’opposer à un ennemi. Cela est allé bien plus loin que la recherche de boucs émissaires. Pour ne prendre que quelques exemples, les Américains ont bâti leur identité nationale sur la chasse aux Indiens ; les Australiens se sont définis comme nation en pourchassant les Aborigènes ; quant aux Européens, ils ont nourri leurs incessantes guerres en se découvrant toujours des ennemis ‘héréditaires’ qui d’ailleurs changeaient selon les besoins du moment. L’histoire mondiale regorge de ces ennemis idéologiques, épouvantails censés souder le groupe, le clan, la nation.
Mais c’est toujours lorsque l’ethnocentrisme est relayé et instrumentalisé par un État ou un parti politique, qu’il devient criminel. Quand l’irrationnel est au pouvoir, il peut aller jusqu’au génocide : ce fut le cas avec le 3e Reich, avec le régime des Jeunes-Turcs en 1915, avec les Khmers rouges, et avec le génocide au Rwanda.
Il s’agit d’une tendance atavique qui surgit de notre préhistoire, que toutes les avancées civilisationnelles et culturelles n’ont pas réussi à éradiquer et que les États manipulent et instrumentalisent à leurs propres fins. Mais ce qui fut, dans la préhistoire, une façon de survivre en tant qu’ethnie, prend aujourd’hui une autre signification : nous sommes en présence d’une régression abyssale qu’aucune raison d’affirmation ethnique ne peut justifier, un retour en arrière auto-destructeur de toute humanité. S’y opposer sera le défi ultime pour les humains !
Or comment prévenir le retour de telles aberrations criminelles sans disqualifier le sentiment national en général et les revendications autonomistes ou indépendantistes ? Question fondamentale qui nous ramène à la juste définition de l’universalisme, dans un contexte de mondialisation qui a depuis longtemps rendu caducs tous les ethnocentrismes.
Il en est de l’universalisme comme des icebergs. Dans la perception d’un iceberg il est deux erreurs à ne pas commettre : l’une consisterait à ne voir que la partie émergée avec des formes, des reliefs, des vitesses et des dimensions à chaque fois différentes – ce sont les différences ethniques, culturelles et linguistiques.
L’autre erreur
serait de vouloir ne prendre en compte que l’énorme masse cachée sous la
surface en se focalisant sur le fait que tous les humains sont des Homo Sapiens
et en finissant par ignorer leurs différences. Ce serait alors un dérapage de
l’universalisme des intentions vers un anti-humanisme de fait.
Or les deux niveaux de l’iceberg sont inséparables : nous sommes déterminés par des universaux logiques et sémantiques, anthropologiques et linguistiques – c’est la partie cachée de l’iceberg, mais nous sommes également dotés de différences et de richesses qui nous distinguent les uns des autres. Il n’y a d’universalisme que s’il est pluraliste et soucieux de respecter cette pluralité et cette richesse. C’est aussi le fondement de l’internationalisme et peut-être aussi du féminisme.
Sous l’iceberg des différences il y a notre commune humanité. Dès lors où situer la limite entre l’autonomie légitime de chaque groupe humain et la nécessaire solidarité avec les autres groupes humains ? Il appartient à chaque groupe, région, ethnie, peuple – en fonction de son histoire – de décider de son degré d’autonomie compatible avec les nécessaires solidarités interrégionales ou internationales. La clé est toujours le principe d’autogestion, lequel respecte l’autogestion des autres.
Gilbert Dalgalian
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire