mercredi 18 janvier 2017

"La question centrale est celle de la stratégie". Entretien avec Henri Lefebvre (1979)


Peu avant le premier terme de l'alternance, au milieu des années quatre-vingt, Henri Lefebvre s'engagea dans la création de la revue Marxisme, Mouvement, Modernité en même temps qu'il réunit un groupe de travail autour de la question "quel projet de société porter ?" Le texte ci-dessous est un peu antérieur et éclaire la visée. 

Publié en 1979, en parallèle de la publication de ses dialogues avec Catherine Régulier ("La révolution n'est plus ce qu'elle était"), il met à jour la question d'une stratégie de ruptures et d'ouvertures pour notre époque.

Aujourd'hui, en partie dans d'autres conditions et d'autres termes, cette question de la stratégie se repose pleinement. Le mouvement contre la loi travail s'est heurté au mur de l'État mais il a nourri l'expérimentation spontanée de formes démocratiques en renouvellement, explicite dans Nuit debout! 

À nouveau à l'aube d'un nouveau moment politique, la question première redevient la stratégie autogestionnaire dont l'auteur esquisse de précieux jalons ici.   

Eugène Begoc





Extraits de « Une vie pour penser et porter la lutte des classes à la théorie », La Nouvelle Critique, n°125, juin 1979 - Entretien avec Bruno Bernardi 

Il y a une invention à faire qui est barrée, contrariée, je ne sais pas très bien comment. J’ai tendance à attribuer ce barrage visible ou invisible à l’État (...) la mondialisation de l’État et sa terrible violence s’exercent de cette manière-là : en barrant non seulement l’imagination, mais l’invention théorique et pratique. Comment rompre ce barrage imaginaire et réel, fictif et pratique à la fois ? 

J’ai proposé et propose encore de constituer une stratégie de l’autogestion. Je vais tenter de donner une définition théorique de l’autogestion : quand un groupe, au sens large du terme, c’est-à-dire les travailleurs d’une entreprise, mais aussi les gens d’un quartier ou d’une ville, n’acceptent plus passivement les conditions d’existence, quand ils ne restent plus passifs devant ces conditions qu’on leur impose ; lorsqu’ils tentent de les dominer, de les maîtriser, il y a une tentative d’autogestion. 

En ce sens, et j’insiste beaucoup, l’autogestion n’est pas un système juridique : l’erreur des Yougoslaves, c’est que l’autogestion ne peut pas être un système établi, parce qu’elle est une voie, une lutte perpétuelle et perpétuellement renaissante. 

Une tentative autogestionnaire est quelque chose d’essentiel et de fondamental, puisque c’est la maîtrise des conditions d’existence. (...) les fondateurs du marxisme (...) semblent avoir été d’une grande naïveté. Ils ont cru que l’État allait se suicider lui-même, et Engels l’a dit : le dernier acte sera de déposséder la bourgeoisie et d’instituer la propriété collective. 

Mais l’État, c’est comme l’armée : quand il détient quelque chose, il ne le lâche pas si facilement. C’est là le redoutable danger étatique : l’État ne se suicide pas. Il faut lutter contre lui du dedans, et le saper par la base. C’est là probablement le cas de l’autogestion. Car il ne peut pas ne pas y avoir une contradiction nouvelle entre la tendance autogestionnaire et la tendance étatique, entre la tendance qui fait de l’État un absolu, et l’autogestion comme moyen pratique de lutte. 

L’intérêt de la Yougoslavie n’est pas qu’elle ait tenté d’établir un système d’autogestion, mais l’autogestion y apparaît comme révélatrice des contradictions d’un pays et d’un État qui se veut socialiste. Et ces contradictions sont innombrables. 

Ces paroles risquent de me brouiller avec eux, mais je n’y puis rien : là aussi il faut dire la vérité sociale contre la vérité politique.L’idée d’un État de l’autogestion est une idée plus que contestable, elle est profondément contradictoire. (...) 

Il est tout à fait exact de dire que l’autogestion est sur le plan de la société civile : ce sont les rapports sociaux qui sont le lieu, le terrain de naissance de l’autogestion. Ce n’est ni l’économique, ni le politique pris séparément. Il faut beaucoup insister là-dessus. 

Le concept de la société civile se retrouve chez Gramsci, il le remarque. Mais il est un peu en filigrane dans le marxisme, pas extrêmement développé. Pour Hegel, la société civile c’est la société bourgeoise, mais quand il parle de cette dernière il ne le fait pas du tout comme Marx, il en parle d’une manière qui reste extrêmement intéressante et sur laquelle il faut un peu insister. La société bourgeoise fonde la société civile en ce sens que c’est une société qui a ses principes en elle-même, qu’elle ne tient ni de la religion, ni de Dieu, ni du pouvoir politique de la monarchie. C’est une idée française du 18ème siècle. 

En fait Hegel développe sur le plan théorique et philosophique ce qui s’est passé en France au 18ème siècle durant la Révolution française et au début du 19ème siècle. Il y a une société civile parce qu’il y a une civilisation et parce qu’il y a une civilité : tout cela va ensemble (...) une société civile (...) va obtenir son droit, qui ne sera plus de droit criminel et encore moins de droit canonique et religieux : le droit civil. 

Toutes ces idées apparaissent simultanément et (...) il faudrait les défendre et les reprendre méthodiquement contre l’attaque extrêmement pénible que l’on mène contre le 18ème siècle français (...) c’est le moment où l’aveu cesse de faire preuve, où l’aveu arraché pendant la torture n’est plus considéré comme preuve, où lentement l’idée germe que c’est à l’accusation de faire preuve et que tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’on ait prouvé sa culpabilité. 

Un des drames de la société française est que c’est elle qui a instauré ces principes – peut-être influencée par l’Angleterre – mais qu’ils y ont disparu depuis, puisque maintenant tout le monde est présumé coupable. L’idée d’une société civile était révolutionnaire. Elle a émergé dans le Code civil qui, bien que formulé et promulgué sous Napoléon, est une création de la Révolution. 

Je crois que cette idée de la société civile, c’est l’idée des rapports sociaux, c’est-à-dire de rapports régis par les contrats, l’idée des droits de l’homme. Ils font aussi partie de la société civile, ces droits qui se développent depuis presque deux siècles et qu’on ne peut pas laisser tomber impunément. 

Je sais tout ce qu’on peut dire sur les limites des droits de l’homme, mais je ne pense pas qu’on puisse les laisser tomber.Il faut tenter l’analyse de la société civile, de son développement et ensuite de son écrasement entre le politique et l’économique. J’ai l’impression qu’aux États-Unis l’écrasement se fait surtout par l’économique et que dans les pays socialistes le politique tend aussi à accabler la société civile. 

L’autogestion, elle, se constitue sur le plan des rapports sociaux, s’étend à partir de là vers l’économie et le politique. Il ne faut pas concevoir la lutte des classes de façon fixe et définie une fois pour toute (...) 

Nous sommes amenés à des analyses de stratégie par exemple qui ne sont pas simples : quelles sont les stratégies qui s’affrontent à l’échelle mondiale et quels sont leurs rapports avec les classes ? La lutte des classes se diversifie, elle va du quotidien au mondial (...) 

La lutte pour l’autogestion reprend tous les caractères de la lutte des classes et les porte à une précision, une échelle, une intensité nouvelles. Elle n’abolit pas les données quantitatives de la lutte des classes, mais des revendications nouvelles sont apparues (...) 

Mettre l’accent seulement sur les questions qualitatives serait une erreur tactique et stratégique à la fois. Le mettre par contre exclusivement sur les revendications quantitatives peut avoir un certain succès tactique, mais c’est une erreur stratégique. 

La question centrale est celle de la stratégie. 

Il faut sur le plan théorique faire toute sa place au concept de stratégie. Il a déjà un siècle et demi d’histoire et s’élabore de manière très scientifique. Je crains que, là aussi, il n’y ait un certain retard de la pensée marxiste. On a cru que la lutte des classes constituait une stratégie alors qu’il faut concevoir une stratégie de la lutte de classe (...) 

En ce qui concerne la pensée marxiste (...) en fétichisant le réel, non seulement elle s’est clôturée, elle s’est fermée, elle s’est dégradée, mais elle est devenue l’équivalent d’un empirisme (...) 

Si le réel est ce qu’on en dit, il n’y a plus qu’à le décrire et tout est dit. Tout est achevé. Tandis que si le réel est mouvant, à chaque instant doit apparaître la possibilité. Et la possibilité fait partie de la réalité. Le virtuel est une catégorie de la pensée aussi importante que le réel. L’idée de nécessité, de détermination a subi quelques avatars (...) 

On allait même jusqu’à exploiter cette formule quelque peu contestable de Hegel que la liberté est la connaissance du déterminisme. Le réel devient ainsi unidimensionnel et s’aplatit (...) Il faut retrouver le sens du virtuel, du possible et l’idée que le possible aussi se connaît, se recherche, s’explore. Il n’y a pas de pensée politique sans pensée du possible. C’est en raison de cette fétichisation du réel qu’on en est venu à cette très plate vision des échéances (...) C’était une non-exploration du possible. 

Et il y a eu des hommes d’action qui ont su avoir une vision du possible, de leurs possibles : on réduit ainsi la stratégie à la tactique, et la tactique à un très faible calcul des chances à court délai. La pensée stratégique tend à disparaître. Réintégrer le possible et le virtuel, c’est aussi réintroduire l’idée de tendance et assouplir dialectiquement l’idée de « loi ». 

Il y a eu mécanisation de la dialectique à partir de l’idée de loi, par alignement sur les lois de la nature. Cela évacue le temps, non le temps historique, le temps passé, mais celui des virtualités et des possibilités. 

En restituant le virtuel et le possible, on restitue dans toute son importance la notion de tendance, puis celle de temps, puis celle de stratégie. Une stratégie prévoit et évalue des possibilités diverses, une multiplicité d’objectifs entre lesquels il y a à choisir. (...) 

Il faut réhabiliter la stratégie par rapport à la notion de ligne, surtout de ligne juste, de ligne vraie (...) C’est le moment de la décision, le moment critique qui est le plus important, et ce sont toujours ceux qui ont une stratégie, fût-elle faiblement élaborée, qui l’emportent. La réflexion sur le possible doit donc être reprise à la base. (...) Le prospectivisme (..) ne fait que des projections, prolongement de lignes présentes dans l’avenir. 

Mais du côté marxiste il y a une ambiguïté à dissiper : (...) est apparu un concept particulier, celui de conscience possible. C’est autre chose que ce que nous appellerions conscience du possible. Cette dernière se déploie, se développe, découvre et devient nécessairement une pensée stratégique. Tandis que la conscience possible n’est qu’une prise de conscience du réel. (...) 

Mais c’est aussi au niveau de la réalité que la pensée du possible se voit barrer la route : la transition est figée captée immobilisée par l’État. C’est une des fonctions négatives de l’État (...) 

L’État actuel (...) sous son masque de néo-libéralisme à non seulement tendance à confondre connaissance et information mais possible et information (...) cette hypothèse actuelle d’une information générée et répartie par l’État est encore un instrument de blocage du possible dans sa conception et son imagination. 

Jamais les possibilités n’ont été aussi grandes ; et en même temps nous nous trouvons devant de terribles puissances de blocage qui arrêtent non seulement la réalisation, mais même la pensée ou l’imagination de ces possibilités.

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