Le texte ci-dessous d’Yvan Craipeau (1) paru dans Tribune Socialiste le journal du PSU date de quarante ans (n° 741 12 au 18 mai 1977) et développe l’idée que « l’autogestion est au cœur des débats du mouvement ouvrier ». A l’époque cette thématique lancée initialement, outre quelques intellectuels militants de renom, par le PSU et quelques groupes d’extrême gauche mais aussi par la grande organisation syndicale qu’était la CFDT et avait même était reprise, certes formellement et de façon déformée et édulcorée, par le PS et interrogeait aussi le PCF !
C’était un autre siècle, un autre monde aussi que les moins de soixante ans auraient du mal à imaginer ; un monde où l’espoir de « changer la vie » semblait pour beaucoup de militant-e-s à portée de nos luttes. Bref un des buts de notre Réseau n’est pas uniquement la nostalgie mais en publiant des textes souvent inconnus pour les jeunes générations de rappeler que connaitre ce qui était à l’ordre du jour hier ne devrait pas seulement être utile pour les livres d’histoire, mais , soyons fous, donner aussi quelques idées pour nos combats d’aujourd’hui qui, sans perspective d’un autre monde à construire, ne peuvent pour l’essentiel que reste défensifs.
Henri Mermé (assumant totalement sa nostalgie)
Dans Tribune socialiste n° 739, du 1er mai 1977, Yvan Craipeau rappelait l’histoire de l’autogestion — ou, plutôt, l’histoire des aspirations socialistes, « autogestionnaires-sans-le-savoir » puisque le mot lui-même n’existait pas — avant mai 68. Et après ? Yvan Craipeau montre ici comment s’est affiné et précisé un thème qui est désormais au coeur des débats du mouvement ouvrier.
La référence à l’autogestion symbolise en mai
1968 les aspirations des travailleurs à prendre en
main leurs propres affaires. Dans l’entreprise et la
production, mais aussi dans la vie quotidienne. Elle
recoupe des aspirations semblables à l’Université,
à l’école et dans tous les secteurs d’activité.
C’est
sans doute à Nantes que l’alliance des ouvriers, des
étudiants et des paysans travailleurs s’affirme alors
avec le plus de force et préfigure, pendant quelques
jours, le pouvoir des travailleurs.
Mais c’est encore une notion confuse. Elle se définit
avant tout négativement — en opposition au réformisme
qui vise à la gestion de l’Etat bourgeois, en
opposition au socialisme autoritaire et productiviste
qui vise à l’étatisation des structures économiques
et à la main-mise du parti (ou des partis) sur l’Etat.
Elle refuse le « modèle » du prétendu socialisme
des pays de l’Est, où les travailleurs sont privés de
tout pouvoir, mais ne se reconnaît pas non plus dans
le « modèle » yougoslave, où « l’autogestion » se
résume au pouvoir des technocrates.
Pour les militants de la CFDT, son contenu positif
est lié à leurs propres aspirations à changer la
nature même des rapports sociaux — par la remise
en cause de la hiérarchie et de la division capitaliste
du travail —, la nature des rapports de production,
la nature de la production elle-même, la nature de
l’école et des appareils d’Etat. Mais tout cela reste
vague.
La CFDT s’efforcera de le préciser après
1968, notamment au congrès de Nantes (1970).
Il faut d’abord dégager l’autogestion des mythes
proudhoniens de « l’atelier à l’ouvrier » : il ne s’agit
pas de faire des travailleurs les « propriétaires » de
leur usine, mais de mettre sous leur contrôle l’ensemble
des moyens de production. L’autogestion
ne s’oppose pas à la « planification démocratique »,
mais elle précise ce que signifie une planification
« démocratique ». Par là même, elle pose le problème
du pouvoir.
C’est ce que rappelle Krumnov
au congrès de la CFDT à Nantes : « // n’y aura pas
plus de planification démocratique que d’autogestion
dans le cadre de la société capitaliste... pour tout
cela, il faudra que la rupture soit radicale au point
qu’on pourrait se poser la question pourquoi, au
moment des mesures à prendre, nous arrêter à michemin
et surtout pourquoi ce serait à nous, syndicalistes,
de tracer les mi-chemins plutôt que d’avancer
très clairement l’ensemble des exigences que nous
portons pour le socialisme démocratique que nous
voulons ».
Du même coup apparaissent les objectifs nouveaux
de la planification : la satisfaction des besoins
réels et non le taux de croissance. « Le taux de
croissance, n’est-ce pas déjà une notion totalement
dénaturée, additionnant pêle-mêle les richesses et
les gaspillages d’un pays... Nous craignons que dès
qu’on se laisse aller, si peu que ce soit, à la séduction
du développement de la société industrielle en
tant que telle, commence la complicité avec ceux qui
sacrifient l’humain au développement du système. »
(Krumnov)
Au PSU : contrôler
aujourd’hui pour décider
demain
L’autogestion ne peut pas être octroyée.
Le PSU
depuis 1968 a mis au centre de son action la lutte
pour le contrôle ouvrier, c’est-à-dire pour la prise de
contrôle par les travailleurs (rendements, conditions
de travail...) L’idée a fait son chemin.
Mais c’est en décembre 1972 que le congrès
de Toulouse fait progresser réellement l’idée de
l’autogestion socialiste. Pas sans conflits internes
— contre Chapuis, qui voulait seulement montrer
qu’une société autogestionnaire était possible en
présentant un « projet de société » idéale, et surtout
contre Rocard, pour qui l’Etat est un appareil neutre, au-dessus des classes.
Le Manifeste « Contrôler
aujourd’hui pour décider demain » replace l’autogestion
dans la lutte des travailleurs, aujourd’hui pour
le contrôle, demain pour le pouvoir, ensuite pour
maintenir leur pouvoir contre la bureaucratie et la
technocratie : « L’autogestion ne sera pas octroyée.
Elle sera petit à petit imposée par les travailleurs et
définie par l’expérience même de leurs luttes et de
leurs réalisations, en fonction du développement de
leur prise de conscience. Le risque subsistera longtemps
de la création d’une nouvelle classe privilégiée
d’origine soit technocratique, par sa puissance
au sein des directions d’entreprises, soit bureaucratique,
par sa relation avec les appareils politiques et
administratifs. »
Le Manifeste souligne la nécessité des conseils
ouvriers et des comités populaires : « L’autogestion
n’est possible qu’après la prise du pouvoir par les
travailleurs et le renversement de l’Etat capitaliste.
L’objectif prioritaire est l’appropriation collective des
moyens de production et aussi de distribution... Cela
ne résout aucun des problèmes fondamentaux que
se posent les travailleurs, mais permet de créer les
conditions d’un bouleversement possible des rapports
de production et des rapports sociaux. »
Mieux que dix manifestes, la lutte exemplaire des
travailleurs de Lip va, en 1973, en faire la démonstration.
Krumnov en résume ainsi l’importance :
« Ce qui est le plus percutant dans le conflit de Lip
n’est pas l’ampleur de la solidarité ou la constante
recherche de l’unité d’action, mais la prise de pouvoir
des travailleurs en grève sur une partie de l’instrument
de production. C’est la première fois que
des travailleurs ont décidé de s’approprier une partie
de l’actif de l’entreprise et de le gérer en fonction
de leurs besoins (ou plutôt de leur survie) avec une
telle ampleur. Tout d’abord par la voie très classique
de l’occupation de l’entreprise, mais surtout en prenant
possession des stocks de montres, de pièces
détachées et en décidant de continuer la production
et d’en assurer la vente à leur profit. Rarement la
prise de pouvoir collective des travailleurs est allée
si loin.
C’est à partir de ces initiatives nouvelles, en mettant
en cause la légalité capitaliste, en mettant en
place, de fait, une légalité et un pouvoir ouvriers,
que les travailleurs de Lip ont ouvert une brèche et
indiqué une direction stratégique. »
Une idée contagieuse
Cette stratégie autogestionnaire n’a évidemment
rien de commun avec la caricature que donne de
l’autogestion le Parti socialiste — resucée de la cogestion
allemande et de la « participation ». Comme
le socialisme et le communisme, l’idée de l’autogestion
est récupérée, précisément parce qu’elle correspond
aux aspirations des masses populaires.
Les
sondages ont montré que la majorité des ouvriers
et des jeunes se reconnaissaient dans la lutte des
Lips. Des dizaines d’entreprises suivent l’exemple
de Besançon.
Mais les aspirations autogestionnaires ne s’expriment
pas seulement dans les entreprises. Elles
progressent au niveau des municipalités, suivant
l’exemple de Louviers. Les anciennes associations
familiales se transforment : locataires et habitants
de quartiers prennent en charge leurs problèmes.
Les femmes et les jeunes retrouvent, à l’occasion,
les motivations et les espoirs de 1968. Les soldats
constituent leurs comités et commencent à exiger
leur droit à se syndiquer. Les minorités nationales
s’expriment et réclament le droit des populations à
l’autodétermination. Les écologistes dénoncent les
nuisances de la production capitaliste et invitent la
population à réagir...
Vers une puissante force
politique autogestionnaire
Les élections municipales ont révélé la force de
ce courant, encore hétérogène et confus, et ses tendances
communes : l’espoir en un changement de
société et de pouvoir, l’aspiration à la démocratie
directe, la volonté d’unité contre la droite mais aussi
la défiance à l’égard de la gauche traditionnelle.
L’intervention des militants autogestionnaires dans
la crise politique et sociale de 1978 en décidera pour
une bonne part l’issue : ou bien un simple changement
gouvernemental, ou bien une avancée vers le
pouvoir des travailleurs et le socialisme.
Regrouper dans l’action les militants du courant
autogestionnaire, les aider à élaborer ensemble un
programme cohérent et une stratégie : telle est la
tâche principale du moment. Le congrès du PSU
de Strasbourg en a défini les moyens. Il s’agit de
préparer, à terme, l’émergence d’une force politique
autogestionnaire capable de peser efficacement
sur les événements. Non pas un parti qui cherche à
prendre le pouvoir et à diriger les travailleurs, mais
un intellectuel collectif qui leur permette de se diriger
eux-mêmes.
Yvan Craipeau
(1) Yvan Craipeau est un militant d’origine trotskyste, secrétaire de Trotsky en 1933 ayant joué un très grand rôle dans la Résistance pendant la seconde guerre mondiale. Elu secrétaire général du Parti Communiste Internationaliste ( PCI ) à la Libération et favorable à un rassemblement large il sera rapidement mis en minorité pour « déviation droitière ». Après sa rupture avec le mouvement trotskyste il participa à divers regroupements de la gauche critique et participa à la fondation du PSU dans lequel il fut un des principaux animateurs. Il a aussi écrit plusieurs livres en particulier de critique de « ces pays qui se disent socialistes ». Pour les amateurs de l’histoire du mouvement ouvrier on peut conseiller la lecture de son livre « Mémoires d’un dinosaure trotskyste » que l’on doit encore trouver en librairie.
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