Par RACHIDA EL AZZOUZI . Médiapart.fr
Réunis pour une conférence intitulée « Liberté d’expression, laïcité, blasphème : à qui profite l’instrumentalisation ? », les islamologues Olivier Roy et Haoues Seniguer, ainsi que la diplomate Leïla Shahid, ont déploré que l’on « chasse le religieux de l’espace public ».
Ce nouvel attentat, commis en octobre à la veille des vacances scolaires par un jeune radicalisé de nationalité russe et d’origine tchétchène, a encore exacerbé les débats en France sur la laïcité et l’islam, à l’heure du procès des attentats de 2015, dont celui ayant visé Charlie Hebdo, et d’une multiplication d’attaques terroristes.
L’Iremmo, l’Institut
d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient, a réuni deux
islamologues – Olivier Roy et Haoues Seniguer –, ainsi qu’une
diplomate – Leïla Shahid –, pour débattre de ce sujet éminemment
sensible lors d’une conférence virtuelle intitulée : « Liberté
d’expression, laïcité, blasphème : à qui profite
l’instrumentalisation ? » (à voir ici).
Leïla Shahid est
diplomate palestinienne, ancienne ambassadrice de la Palestine auprès de
l’Union européenne. Elle observe depuis 25 ans l’évolution en France des
questions d’islam et de laïcité.
Haoues Seniguer est maître
de conférences en science politique à Sciences-Po Lyon, directeur adjoint de
l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman, auteur
de L’Islamisme décrypté (L’Harmattan, 2020)
Olivier Roy est politologue, spécialiste des religions, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS. Il dirige le programme Méditerranée de l’Institut universitaire européen de Florence, en Italie. Il est l’auteur de L’Islam mondialisé (Seuil, 2002), de La Laïcité face à l’islam (Stock, 2005), de Le Djihad et la mort (Points Essais, 2016), ou encore de L’Europe est-elle chrétienne ? (Seuil, 2019).
Comment
éprouvez-vous cette période ?
Leïla
Shahid : Je
sens une régression très grave dans un pays qui a sûrement l’érudition la plus
importante sur le monde arabe et musulman depuis des siècles, lequel monde
arabe est aussi chrétien. Comme s’il y avait une démission de la connaissance,
un refus d’aller au-delà de l’horreur que nous dénonçons tous. Pourquoi
acceptons-nous que des Zemmour manipulent les émotions, la peur des gens ?
Nous sommes en train de nourrir le terrorisme au lieu de le combattre.
Olivier
Roy : Nous
assistons à une exacerbation des passions, des émotions à l’entrecroisement de
deux tendances lourdes. D’un côté, le terrorisme qu’il faut traiter et qui,
sous sa forme actuelle, commence en 1995 avec Khaled Kelkal, à Lyon : des
jeunes nés ou éduqués en France, seconde génération ou convertis, qui
commettent des attentats aveugles et qui se tuent, se laissent tuer ou se font
tuer pendant leurs actions. De l’autre côté, une deuxième tendance qui a
commencé plus tôt, en 1989, avec l’affaire du voile à Créteil :
« Quelle est la place de l’islam en France ? » C’est la
problématique complexe de l’islam et de la laïcité.
Ces deux
tendances fusionnent dans les lois proposées à la suite de l’assassinat du
professeur Samuel Paty. Et avec elles, tous les problèmes français de ces
dernières années. L’idée explicite, le président l’a dit clairement : pour
mettre fin à l’islamisme radical, il faut formater l’islam, même s’il n’a pas
utilisé ce terme de « formater ». L’islamisme radical proviendrait
d’une crise de l’islam et le seul moyen de le résoudre, ce serait une réforme
de l’islam pour tendre vers un islam des Lumières, modéré, à la
française.
Haoues
Seniguer : Toutes
les mesures actuellement sur la table, la loi sur la Sécurité globale ou
celle « confortant les principes républicains », ne
résoudront en rien les problèmes de société majeurs que nous vivons. Soit ce
sont des lois politiciennes d’affichage, soit, plus inquiétant, ce sont des
lois qui ébrèchent nos libertés, en plus de jeter à la vindicte une partie de
nos concitoyens soupçonnés de mal agir, de mal penser.
L’État ne veut
plus seulement légiférer sur les comportements extérieurs, s’assurer que la loi
est respectée, mais il cherche à contrôler les visions, les représentations du
monde de nos concitoyens musulmans, au point de déceler derrière des
comportements extérieurs, conservateurs, visibles, la pointe avancée du
radicalisme qui passera à l’acte violent du terrorisme.
« Formater
l’islam », « contrôler
les visions du monde des concitoyens musulmans » : vous
employez des termes forts à propos du texte controversé « confortant
les principes républicains », jusque-là
appelé loi contre le séparatisme, qui doit combattre l’islamisme radical.
Qu’est-ce qui vous fait dire qu’il est pensé contre l’islam ?
Haoues
Seniguer : Chacun
reconnaît la nécessité d’agir contre les phénomènes de violence totale. Mais
l’action publique, l’action de l’État est tellement tendue par la lutte contre
le terrorisme que l’État, ce faisant, croit pouvoir le contenir ou le combattre
efficacement en voyant dans le conservatisme religieux musulman un signal
faible, le terreau fertile de la violence. Or un musulman, y compris
ultra-conservateur, rigoriste, condamne souvent avec énergie la violence au nom
de l’islam.
Plusieurs
postulats dans l’action de l’État sont discutables : les perquisitions,
par exemple. Des musulmans sont perquisitionnés sur la base de discours
publics, parce qu’ils ont critiqué la parole de l’État, l’islamophobie ou
dénoncé des formes d’atteinte aux libertés individuelles.
Il s’agit aussi
de forger, fût-ce au forceps, une autorité supposément régulatrice de l’islam
de France en exerçant sur les fidèles un contrôle strict sur les manières
d’agir et de penser. Or, précisément, les radicaux évoluent en dehors des
circuits ordinaires de sociologie religieuse et beaucoup plus à l’extérieur des
lieux de culte qu’en leur sein. Prenez l’exemple marocain. La commanderie des
croyants, soit la légitimité politico-religieuse du roi au Maroc, n’a jamais
empêché le terrorisme et encore moins la progression du rigorisme, voire du
séparatisme sur les ferments religieux.
Autre erreur :
l’État pense que la progression du libéralisme théologique musulman enrayera la
mécanique infernale du terrorisme. C’est louable mais ce libéralisme-là ne se
décrète pas, et certainement pas par le haut. Il peut se construire par le bas,
à travers les premiers concernés, mais il ne peut être initié par le haut au
risque de paraître suspect pour les musulmans.
Olivier
Roy : Prenons
la liste des mesures et posons-nous la question : si elles avaient été
prises il y a vingt ans, auraient-elles empêché le terrorisme ? La
réponse est évidemment non. L’interdiction des certificats de virginité, une
plus grande restriction de la polygamie, la scolarisation à trois ans,
l’interdiction de la scolarisation à la maison… : tout cela ne fait aucun
sens.
On sait que les
terroristes qui ont agi sur le territoire français ainsi que la plus grande
partie des djihadistes ne proviennent pas de lieux de socialisation islamiques
en France. Ils sont tous à la marge de socialisation des populations
musulmanes. On sait qu’ils ont une faible formation religieuse pour la plupart
d’entre eux et que le terrain de radicalisation, c’est Internet et la bande de
copains. Il n’y a aucune loi contre cela car, pour de bonnes et de mauvaises
raisons, on ne peut pas légiférer comme cela sur Internet.
L’objectif de
ces nouvelles lois n’est pas de lutter contre le terrorisme mais de formater
l’islam. Et cela pose un problème beaucoup plus fondamental. Cela implique un
changement du concept de laïcité et modifie en profondeur l’esprit et la lettre
de la loi 1905. C’est complètement nouveau.
La loi sur les
valeurs républicaines est une loi qui touche toutes les religions. Elle impose
en particulier aux jeunes dans les écoles d’adhérer aux valeurs de la
République. Une valeur, c’est un contenu, des idées précises, des visions du
monde, or ces valeurs de laïcité s’opposent par définition même à un certain
nombre de valeurs religieuses.
Pour toute religion
révélée monothéiste, la parole ou la loi de Dieu est supérieure à la loi des
hommes. Le pape l’a dit, le pasteur Boegner l’avait dit en 1941 quand le
maréchal Pétain avait sorti le statut des juifs. Cette obligation d’adhérer aux
valeurs de la République est contradictoire avec le principe de la liberté
religieuse et c’est dangereux. Car on ne sait pas ce qu’un gouvernement
républicain peut faire tôt ou tard. On a eu Pétain.
L’ignorance du
religieux se traduit par la volonté de ne plus voir de religieux dans l’espace
public, de le chasser jusqu’au tréfonds de l’intériorité individuelle. C’est le
sens des instructions dont on bombarde les enseignants dans les collèges et les
lycées : empêcher les enfants de parler de leur foi ou de dire « bah
ma religion dit ceci ». Et s’ils continuent à en parler, il faut les
signaler.
On a vu ce que
cela a donné à Albertville, où des gamins ont été interpellés par des gendarmes
qui n’étaient pas demandeurs. Cette idée que la laïcité est plus qu’un principe
juridique et constitutionnel mais un système de croyance est très grave. On est
en train de mettre sur pied une religion civique qui serait obligatoire.
Depuis plus
de trente ans, les pouvoirs publics tentent d’institutionnaliser un « islam
de France » et enchaînent les échecs. Comment
l’expliquez-vous ?
Leïla
Shahid : En
1975, je menais une enquête dans le cadre de mes études dans les quartiers
populaires en région parisienne. J’ai été effarée de voir que tout
l’encadrement des mosquées était fait par des Saoudiens, des Marocains ou des
Algériens. À l’époque, il n’y avait pas les Turcs, qui n’étaient pas encore
assez nombreux. Aujourd’hui, ils sont les premiers à financer les mosquées et
les écoles coraniques.
Je disais aux
élus locaux : « Mais comment pouvez-vous leur confier la
formation des imams et la gestion des mosquées ? Les Saoudiens prônent
l’islam wahhabite, salafiste, un islam très conservateur. Leur vision du monde
n’a rien à voir avec la vision de ces musulmans qui habitent en France, qui
veulent être français. » Ils me répondaient : « En
tant que laïques, on ne peut pas s’occuper des religions. »
Non seulement
l’État français a confié aux Saoudiens, aux Turcs, aux Marocains, aux Algériens,
aux étrangers, cette gestion mais en plus les instances déléguées chargées de
l’islam sont tout sauf élues par les musulmans. Elles sont parachutées par le
haut et elles ne parviennent pas à mobiliser les concernés.
Le contexte
mondial politique est aussi très important. Ce qui influence les terroristes,
c’est ce qui se passe dans le monde. Depuis vingt ans, des guerres ont
exterminé des populations civiles de pays à majorité musulmane :
Afghanistan, Irak, Syrie, Yémen. La télévision et les réseaux sociaux montrent
ces morts. L’assassin de Samuel Paty n’a pas été influencé par le Coran, qu’il
ne savait pas lire, mais par sa Tchétchénie, mise à bas par le régime de
Poutine.
Haoues
Seniguer : La
France n’est pas au milieu de nulle part. Les imaginaires, les idéologies
circulent. L’État français entretient des relations pérennes avec des États
ultraconservateurs. Pourquoi pas au nom de la realpolitik ?
Mais ce discours est difficilement mobilisable à l’échelle nationale.
Quand vous
entretenez des relations de proximité avec l’Arabie saoudite, responsable de la
promotion d’un islam ultraconservateur, néosalafiste, comment justifier un
discours qui remet en cause le salafisme sur le territoire national ?
D’autant que ce salafisme, qu’il faut combattre philosophiquement,
culturellement, comment pouvez-vous l’interdire par la loi, même si cette
pensée vous dérange ?
Olivier
Roy : Le
problème, c’est le présupposé théologique sur lequel est basée toute la
politique gouvernementale, l’idée qu’il y a un logiciel théologique qui
implique une salafisation, une vision purement normative du religieux, et que
ce radicalisme théologique débouche sur un radicalisme politique, la violence
politique.
La
radicalisation violente serait fille de la radicalisation théologique, le tout
provenant d’une mauvaise lecture du Coran ou, pour les gens comme Zemmour, du
Coran lui-même. Or on ne comprend rien ni à la salafisation ni à la
radicalisation terroriste si on en fait une question théologique.
Il est évident
que salafistes et terroristes vont puiser dans un répertoire théologique pour
justifier ce qu’ils font mais cela n’explique pas pourquoi cela marche. La
salafisation marche très bien avec ce que j’ai appelé la
« déculturation » des catégories de population coupées pour des tas
de raisons d’un islam traditionnel, qui sont dans la globalisation et qui
trouvent dans la salafisation une manière de vivre la globalisation et de se
passer de tout ancrage culturel. Cela marche dans les milieux
« déculturés » comme les secondes générations des quartiers par
exemple.
La violence
politique est une violence de la rupture absolue. Il y a une dimension
générationnelle très forte chez les jeunes radicaux. Ils se considèrent plus
musulmans que leurs parents. Ils sont dans une table rase, et comme ils sont
dans la table rase, ils sont autorisés à faire la table rase, à détruire,
briser, casser les cultures, les idoles, les temples de Palmyre. Dans le grand
récit d’Al-Qaïda et de Daech, ils trouvent une manière de se réaliser comme
héros négatifs.
Cela fait
plusieurs décennies que le gouvernement s’accommode très bien de la prédication
de type salafiste et qu’il signe des accords avec des gouvernements comme celui
du Maroc, qui nous envoie des imams qui ne sont pas forcément salafistes mais
qui sont très conservateurs, très traditionalistes.
On a des accords
avec les Marocains, les Algériens, les Turcs, on essaie avec les Égyptiens, on
fait des risettes aux Saoudiens et aux Émiratis, à des personnes qui mettent
sur le marché un islam qui n’a rien à voir avec l’islam des Lumières qu’on
espère. On gère tout cela d’en haut. Le gouvernement suggère fortement au
Conseil français du culte musulman (CFCM) de mettre en place une filière de
formation des imams qui auront un certificat et qui seront autorisés à
prêcher.
Le problème,
c’est qu’on trouve dans ce CFCM tous les acteurs étrangers dont on veut se
débarrasser ! Le gouvernement dit : « On ne prendra plus
d’imams marocains, algériens, turcs » et il négocie avec une
organisation composée d’organisations algériennes, marocaines et turques. On
est dans une incohérence totale. Je le dis sans aucun procès en arrière-pensée
idéologique.
Comment sortir de ce cycle
qui semble voué à l’échec ? Quels sont les obstacles à l’action du
gouvernement et à la défense de son idéologie ?
Olivier Roy : Sur
le plan institutionnel, l’État cherche à construire une Église musulmane. Faute
de pape, il essaie de créer des évêques. Cela tombe mal : les
représentants du CFCM ne sont pas des imams mais des notables. Ils ont le droit
de s’intéresser à la construction d’une communauté religieuse mais ils ne sont
pas théologiens. Et ils sont très liés à des États étrangers.
On rejoue ici un mauvais
jeu qui existe en Europe depuis le XIe siècle : quel
rapport entre l’Église et la nation, entre une Église qui veut être au-dessus
de la nation et une nation qui veut une Église à son image ? C’est ce
qu’on appelle le gallicanisme, qui a été le plus fort sous Louis XIV, cette
idée que c’est le prince qui décide du religieux, qui nomme les évêques.
On essaie de créer une
Église musulmane de France comme on essayait au XVIIe siècle de
créer une Église nationale gallicane qui obéirait au roi. À l’époque, on avait
des évêques, des vrais, mais là non, ceux qui parlent au nom de l’islam ne sont
désignés par personne et sont largement autoproclamés. Cela ne marchera
pas.
L’islam de France, ce sont
les musulmans du coin. Comme il y a l’épicier de la rue, il y a le musulman du
coin. Il veut une mosquée après le coin de la rue, une mosquée locale, de
proximité. Les grandes mosquées cathédrales ne correspondent pas à une demande
populaire chez les musulmans de France. Elles correspondent à des projets
interétatiques avec l’Arabie saoudite, le Maroc, etc., qui signent un accord
tantôt avec une municipalité, tantôt avec le gouvernement.
Les fidèles ne veulent pas de ces
mosquées de prestige, ils veulent cet islam paroissial, avec des imams locaux,
régionaux, qui ont un meilleur ancrage. Aujourd’hui, le gouvernement pense
l’islam dans le cadre des quartiers difficiles. Même des collègues associent
révolte de quartier et islamisme. Comme si le comité Adama était un comité
islamiste, comme si les émeutes de 2005 étaient des émeutes islamistes. On fait
constamment ce lien.
Or il y a eu une évolution
lente mais considérable dans l’islam français, qui s’est constitué à partir
d’une immigration de travail dans les années 1970. On a aujourd’hui des classes
montantes de musulmans qui sont le produit de cette immigration de travail, des
médecins, des avocats. On le voit dans les élections municipales. Mais le
gouvernement ne leur parle jamais. Il s’adresse soit aux « jeunes de
banlieue », soit aux imams étrangers, soit à certains notables qui courtisent
la cour présidentielle.
On oublie que ces classes
moyennes montantes jouent un rôle dans la cité. Elles peuvent se ficher
complètement de la religion musulmane mais y être attachées par la famille, la
culture ou être croyantes et essayer de vivre leur religion dans un cadre
français. Ces croyants-là ne veulent pas un couscous tagine mais un bourguignon
halal. Ils sont dans une recherche d’articulation des marqueurs de pratique
religieuse avec une culture français moderne, contemporaine.
On ne leur parle pas ou
alors ils ont droit à un mépris total, comme on l’a vu avec le ministre de
l’intérieur Gérald Darmanin, qui s’est mis à critiquer les têtes de gondole
halal dans les magasins Carrefour. S’il y a un marché du halal, c’est parce
qu’il y a une bourgeoisie, des classes moyennes halal, des gens qui essaient de
vivre leur religion de manière ouverte, partagée par d’autres, autrement ils en
seraient encore à tuer le mouton dans la baignoire. On voit les milieux
d’entreprise comprendre certaines évolutions de la société française. Pas les
politiques.
Leïla Shahid : Les « musulmans
du coin », comme les appelle Olivier, de pratique ou de culture,
veulent avant tout du respect, de la dignité, qu’on reconnaisse leur droit à
connaître cela. Ils ont vécu l’hystérie autour du voile qui a commencé avec
quelques élèves à l’école et fini avec une mère contrainte de quitter une
collectivité locale par un élu du Rassemblement national. Les musulmans ne
peuvent plus supporter ces humiliations. Dans leur passé colonial, ils l’ont
vécu avec beaucoup de souffrance.
À ce rejet s’ajoute le
rejet de l’arabe, la langue qu’ils parlent. On ne parle plus de l’enseignement
de l’arabe dans la nouvelle loi. Pourtant, le président en avait
parlé aux Mureaux. S’il y avait enseignement de l’arabe en France, il y
aurait enseignement de ce qu’a été la civilisation musulmane, ouverte,
œcuménique, coexistant avec les autres communautés. Et ils apprendraient
qu’il y a une laïcité dans le monde arabe. Elle ne s’est pas limitée aux frontières
de la France. Certains ont été assassinés par des conservateurs pour l’avoir
défendue.
Tout cela n’existe pas
dans l’enseignement public français. On préfère envoyer les enfants
apprendre l’arabe dans les écoles financées par l’Arabie saoudite,
le Maroc, l’Algérie. Si on veut revenir à une vision d’avenir, il faut
commencer par l’école.
Lorsque j’ai été
nommée en Hollande, le ministère m’a emmenée en voiture à mon arrivée
faire mes courses. J’ai dit : « Mais pourquoi va-t-on si loin
alors qu’il y a un marché pas loin d’ici ? » On m’a
répondu : « On t’amène faire tes courses au supermarché
musulman. » — « Quoi ? Vous avez un
supermarché musulman ? Mais qui vous a dit que je veux aller
là ? Je veux aller au marché à côté de ma maison. » Ils
pensaient très bien faire en m’emmenant là où il y avait les
Indonésiens, les Surinamiens, les Turcs, les Marocains.
C’est la conception de la laïcité à la hollandaise, à la manière
anglo-saxonne : respecter la culture de chacun. Mais, moi, je veux
aller au supermarché où tout le monde va, comme les musulmans de France qui
vont dans tous les supermarchés, là où le ministre Darmanin a trouvé des rayons
halal qui l’ont choqué.
Je pense réellement
que le modèle français est le bon, mais il est mal géré depuis longtemps.
Ce n’est pas seulement la responsabilité du gouvernement actuel. Liberté,
égalité, fraternité, cela doit devenir une pratique, pas un slogan au
fronton des mairies et des écoles. Ces jeunes ne sentent pas qu’ils ont
droit à ces liberté, égalité, fraternité. Ils ont envie de partager
cette laïcité. Surtout s’ils comprennent que ce n’est pas de
l’antireligiosité. Mais, pour cela, il faut qu’ils aient le sentiment que la
laïcité n’est pas une injonction à l’athéisme.
Comment remettre du
religieux dans le cadre de la laïcité ?
Olivier Roy : La
laïcité refuse de reconnaître le religieux. On parle dans les écoles du fait
religieux comme si c’était un fait extérieur – « il pleut
aujourd’hui, on va étudier le fait pluviométrique » –, sans
s’occuper du sens. On chasse le religieux de l’espace public mais aussi de
la tête des gens, et on le donne aux radicaux, aux personnes bien dans les
marges et qui considèrent qu’il faut rester dans les marges. La loi accentue la
marginalisation du phénomène religieux et fait de cette marginalisation le lieu
parfait pour la radicalisation.
En 1905, il n’y avait pas
de problème, les Français même les plus anticléricaux avaient une culture
religieuse. Aujourd’hui, on est dans l’inculture religieuse totale. Il suffit
d'écouter le ministre Gérald Darmanin. Au lieu d'accepter que le curé, le
pasteur, le rabbin, l’imam ne disent pas la même chose que le professeur, on
donne au professeur une formation pour qu’il puisse parler de la religion comme
culture. Mais il loupe l’essentiel : la religion, ce n’est pas une
culture. Toutes les religions, par définition, prétendent être au-delà.
Dans les prisons, ils ont
mis 15 ans à comprendre qu’il fallait des aumôniers musulmans, ce qui est
parfaitement légal. Dans les lieux fermés, où les gens ne peuvent pas sortir,
il est du devoir de l’État de donner accès à la pratique religieuse. Ce
que l’armée française a bien compris. Elle a mis sur pied toute seule un corps
d’aumôniers musulmans qui fonctionne très bien et il y a très peu d’incidents,
alors qu’elle est engagée sur des terrains qui sont essentiellement des
sociétés musulmanes. On a même un pèlerinage militaire français à La Mecque
parce qu’il y en a un à Lourdes.
On ne veut pas voir que
les expériences qui réussissent sont celles qui ne nient pas le fait religieux.
Il faut cesser cette politique qui consiste à refuser de voir le religieux, à
exclure tout ce qui apparaît comme religieux et qui est perçu comme signal
faible de radicalisation, accepter l’hétérogénéité, arrêter de mettre le
religieux dans des catégories qui ne sont pas les siennes.
Si l’islam se répand, ce
n’est pas par extension de la culture arabo-musulmane, c’est absurde, c’est parce
qu’il y a des gens qui se convertissent. Et on ne se convertit pas pour manger
du couscous mais parce qu’on trouve, à tort ou à raison, une expérience de
transcendance dans une religion donnée. Il faut l’admettre au lieu de le
criminaliser.
En quelques déclarations, le président
français s’est mis à dos de nombreux pays du monde arabo-musulman. Près de deux
mois après son discours promettant, lors de l’hommage à Samuel Paty, de ne
pas « renoncer aux caricatures » du Prophète
Mahomet, discours qui provoquera manifestations et appels au boycott, le climat
s’est apaisé mais la colère reste vive. La France est-elle aujourd’hui isolée
sur la scène internationale ? Y a-t-il une incompréhension culturelle sur
ce qu’est la laïcité française qui s’exacerbe?
Leïla Shahid : Ce
qui a mis en colère les opinions publiques dans la Méditerranée et jusqu’en
Asie, c’est avant tout le deux poids deux mesures. Qui sont les partenaires de
la France aujourd’hui ? L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis,
Monsieur Haftar, Monsieur Netanyahou, Monsieur Sissi, qui vient de recevoir la
Légion d’honneur. Il y a une déception très profonde vis-à-vis de la France,
qui n’est pas à la hauteur. À l’extérieur comme à l’intérieur de la France.
On ne veut pas regarder
les conditions sociales, économiques, de travail, d’emploi, d’éducation dans
ces banlieues où on a mis en vrac ces citoyens qu’on appelle
« musulmans » – on me met dedans, je leur dis : « Merci
mais je suis athée », car on a mis tout le monde dans un même
paquet.
En 2002, avec mes amis
Dominique Vidal et Michel Warschawski, nous avons fait la tournée de toutes ces
banlieues pour expliquer aux jeunes qui s’attaquaient aux synagogues et aux
citoyens juifs habitant ces quartiers qu’ils se trompaient d’ennemis, que nous
n’étions ni antijuifs français, ni même antijuifs israéliens. On est
contre la politique d’occupation et de colonisation du gouvernement israélien.
Ce fut extraordinaire, on en a fait un livre à la fin : Les
Banlieues, le Proche-Orient et nous (Éditions de l’Atelier).
Mais j’ai découvert une autre planète.
Depuis quarante-cinq ans,
j’entends parler d’un programme spécial pour les banlieues qui vont de mal en
pis. Où est-il ? La colère des jeunes est immense car ils n’ont pas droit
à l’égalité des chances. L’amateurisme gouvernemental produit du ressentiment.
Ceux qui sont confinés dans des appartements de 50 m2 avec cinq
enfants, vous pensez qu’ils avaient besoin d’être encore stigmatisés ? La
laïcité, comme dit Régis Debray, c’est une bataille pas une guerre.
Face à ce fléau mondial
terrible, il faut construire un avenir. Ce n’est pas au président français de
faire l’islam des Lumières, c’est aux musulmans, même si on n’a pas de Vatican,
pas de pape. On a des théologiens, des juristes, des philosophes. Comment
voulez-vous qu’un pratiquant ne se sente pas insulté de voir un chef d’État
étranger dire : « Votre islam n’est pas le bon, je vais vous
apprendre le bon. »
Que pensez-vous de la
position du gouvernement et du président sur les caricatures ?
Haoues Seniguer : Rien
ne justifiera jamais que l’on porte atteinte à l’intégrité morale et physique
de quelqu’un qui use de sa liberté de caricaturer, y compris le sacré. Mais la
liberté d’expression et de caricaturer, comme nous y invite le philosophe
Tzvetan Todorov, n’est-elle pas plus salvifique et redoutable encore quand elle
s’exerce contre des hégémonismes établis, et non contre les symboles d’une
religion révérée par des fidèles par ailleurs victimes de discriminations en raison
de leur appartenance réelle ou supposée à l’islam ?
Si l’on est attaché à la
liberté comme nous devons tous l’être, nous devons être attentifs à la liberté
de celles et ceux avec lesquels nous ne partageons pas les mêmes visions du
monde. Si elle est appliquée et applicable à la liberté de caricaturer, nous
devons être capables d’être sensibles et à l’écoute de ceux qui se sentent
blessés quand des caricatures n’attentent pas aux symboles révérés par des
terroristes ou radicaux que nous devons combattre mais à des musulmans
ordinaires qui vivent une double stigmatisation : victimes à la fois
des terroristes qui attentent à leur vie – souvenez-vous de l’attentat de Nice,
où un tiers des victimes étaient musulmanes –, et en plus mis à l’index par les
leaders d’opinion qui estiment que les musulmans n’ont pas le goût de l’humour.
Olivier Roy : L’erreur
du président a été de dire sur les caricatures : « Nous ne
céderons pas. » Ce n’est pas ce qu’il fallait dire, il
fallait dire : « Nous ne céderons pas sur la liberté
d’expression. » L’État doit assurer la liberté d’expression, mais
il n’a pas à endosser les caricatures. Et ce à quoi on assiste aujourd’hui,
c’est ce glissement de principes juridiques que l’État doit faire
respecter vers des valeurs ayant un contenu, ce fameux droit au
blasphème qui n’a aucun sens. Puisque la laïcité ne reconnaît pas la religion,
elle ne peut pas reconnaître un droit au blasphème, le blasphème n’existant pas
dans la laïcité. Là encore, c’est l’empiètement permanent de la laïcité sur le
contenu religieux qui pose problème.
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