jeudi 7 janvier 2021

"La Laïcité n'est pas une injonction à l'athéisme". Débat


Par
RACHIDA EL AZZOUZI . Médiapart.fr

Réunis pour une conférence intitulée « Liberté d’expression, laïcité, blasphème : à qui profite l’instrumentalisation ? », les islamologues Olivier Roy et Haoues Seniguer, ainsi que la diplomate Leïla Shahid, ont déploré que l’on « chasse le religieux de l’espace public ».

 La décapitation d’un enseignant de l’école de la République, Samuel Paty, pour avoir montré des caricatures du Prophète Mahomet dans le cadre d’un cours sur la liberté d’expression et exercé son métier, a provoqué une onde de choc durable en France et au-delà. 

Ce nouvel attentat, commis en octobre à la veille des vacances scolaires par un jeune radicalisé de nationalité russe et d’origine tchétchène, a encore exacerbé les débats en France sur la laïcité et l’islam, à l’heure du procès des attentats de 2015, dont celui ayant visé Charlie Hebdo, et d’une multiplication d’attaques terroristes

L’Iremmo, l’Institut d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient, a réuni deux islamologues – Olivier Roy et Haoues Seniguer –, ainsi qu’une diplomate – Leïla Shahid –, pour débattre de ce sujet éminemment sensible lors d’une conférence virtuelle intitulée : « Liberté d’expression, laïcité, blasphème : à qui profite l’instrumentalisation ? » (à voir ici).

 

Leïla Shahid est diplomate palestinienne, ancienne ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne. Elle observe depuis 25 ans l’évolution en France des questions d’islam et de laïcité.

 

Haoues Seniguer est maître de conférences en science politique à Sciences-Po Lyon, directeur adjoint de l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman, auteur de L’Islamisme décrypté (L’Harmattan, 2020)

 

Olivier Roy est politologue, spécialiste des religions, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS. Il dirige le programme Méditerranée de l’Institut universitaire européen de Florence, en Italie. Il est l’auteur de L’Islam mondialisé (Seuil, 2002), de La Laïcité face à l’islam (Stock, 2005), de Le Djihad et la mort (Points Essais, 2016), ou encore de L’Europe est-elle chrétienne ? (Seuil, 2019).

 

Comment éprouvez-vous cette période ?

 

Leïla Shahid : Je sens une régression très grave dans un pays qui a sûrement l’érudition la plus importante sur le monde arabe et musulman depuis des siècles, lequel monde arabe est aussi chrétien. Comme s’il y avait une démission de la connaissance, un refus d’aller au-delà de l’horreur que nous dénonçons tous. Pourquoi acceptons-nous que des Zemmour manipulent les émotions, la peur des gens ? Nous sommes en train de nourrir le terrorisme au lieu de le combattre. 

 

Olivier Roy : Nous assistons à une exacerbation des passions, des émotions à l’entrecroisement de deux tendances lourdes. D’un côté, le terrorisme qu’il faut traiter et qui, sous sa forme actuelle, commence en 1995 avec Khaled Kelkal, à Lyon : des jeunes nés ou éduqués en France, seconde génération ou convertis, qui commettent des attentats aveugles et qui se tuent, se laissent tuer ou se font tuer pendant leurs actions. De l’autre côté, une deuxième tendance qui a commencé plus tôt, en 1989, avec l’affaire du voile à Créteil : « Quelle est la place de l’islam en France ? » C’est la problématique complexe de l’islam et de la laïcité.

Ces deux tendances fusionnent dans les lois proposées à la suite de l’assassinat du professeur Samuel Paty. Et avec elles, tous les problèmes français de ces dernières années. L’idée explicite, le président l’a dit clairement : pour mettre fin à l’islamisme radical, il faut formater l’islam, même s’il n’a pas utilisé ce terme de « formater ». L’islamisme radical proviendrait d’une crise de l’islam et le seul moyen de le résoudre, ce serait une réforme de l’islam pour tendre vers un islam des Lumières, modéré, à la française. 

 

Haoues Seniguer : Toutes les mesures actuellement sur la table, la loi sur la Sécurité globale ou celle « confortant les principes républicains », ne résoudront en rien les problèmes de société majeurs que nous vivons. Soit ce sont des lois politiciennes d’affichage, soit, plus inquiétant, ce sont des lois qui ébrèchent nos libertés, en plus de jeter à la vindicte une partie de nos concitoyens soupçonnés de mal agir, de mal penser. 

L’État ne veut plus seulement légiférer sur les comportements extérieurs, s’assurer que la loi est respectée, mais il cherche à contrôler les visions, les représentations du monde de nos concitoyens musulmans, au point de déceler derrière des comportements extérieurs, conservateurs, visibles, la pointe avancée du radicalisme qui passera à l’acte violent du terrorisme.

 

« Formater l’islam », « contrôler les visions du monde des concitoyens musulmans » : vous employez des termes forts à propos du texte controversé « confortant les principes républicains », jusque-là appelé loi contre le séparatisme, qui doit combattre l’islamisme radical. Qu’est-ce qui vous fait dire qu’il est pensé contre l’islam ? 

 

Haoues Seniguer : Chacun reconnaît la nécessité d’agir contre les phénomènes de violence totale. Mais l’action publique, l’action de l’État est tellement tendue par la lutte contre le terrorisme que l’État, ce faisant, croit pouvoir le contenir ou le combattre efficacement en voyant dans le conservatisme religieux musulman un signal faible, le terreau fertile de la violence. Or un musulman, y compris ultra-conservateur, rigoriste, condamne souvent avec énergie la violence au nom de l’islam. 

Plusieurs postulats dans l’action de l’État sont discutables : les perquisitions, par exemple. Des musulmans sont perquisitionnés sur la base de discours publics, parce qu’ils ont critiqué la parole de l’État, l’islamophobie ou dénoncé des formes d’atteinte aux libertés individuelles. 

Il s’agit aussi de forger, fût-ce au forceps, une autorité supposément régulatrice de l’islam de France en exerçant sur les fidèles un contrôle strict sur les manières d’agir et de penser. Or, précisément, les radicaux évoluent en dehors des circuits ordinaires de sociologie religieuse et beaucoup plus à l’extérieur des lieux de culte qu’en leur sein. Prenez l’exemple marocain. La commanderie des croyants, soit la légitimité politico-religieuse du roi au Maroc, n’a jamais empêché le terrorisme et encore moins la progression du rigorisme, voire du séparatisme sur les ferments religieux.

Autre erreur : l’État pense que la progression du libéralisme théologique musulman enrayera la mécanique infernale du terrorisme. C’est louable mais ce libéralisme-là ne se décrète pas, et certainement pas par le haut. Il peut se construire par le bas, à travers les premiers concernés, mais il ne peut être initié par le haut au risque de paraître suspect pour les musulmans. 

 

Olivier Roy : Prenons la liste des mesures et posons-nous la question : si elles avaient été prises il y a vingt ans, auraient-elles empêché le terrorisme ? La réponse est évidemment non. L’interdiction des certificats de virginité, une plus grande restriction de la polygamie, la scolarisation à trois ans, l’interdiction de la scolarisation à la maison… : tout cela ne fait aucun sens. 

 

On sait que les terroristes qui ont agi sur le territoire français ainsi que la plus grande partie des djihadistes ne proviennent pas de lieux de socialisation islamiques en France. Ils sont tous à la marge de socialisation des populations musulmanes. On sait qu’ils ont une faible formation religieuse pour la plupart d’entre eux et que le terrain de radicalisation, c’est Internet et la bande de copains. Il n’y a aucune loi contre cela car, pour de bonnes et de mauvaises raisons, on ne peut pas légiférer comme cela sur Internet. 

L’objectif de ces nouvelles lois n’est pas de lutter contre le terrorisme mais de formater l’islam. Et cela pose un problème beaucoup plus fondamental. Cela implique un changement du concept de laïcité et modifie en profondeur l’esprit et la lettre de la loi 1905. C’est complètement nouveau. 

La loi sur les valeurs républicaines est une loi qui touche toutes les religions. Elle impose en particulier aux jeunes dans les écoles d’adhérer aux valeurs de la République. Une valeur, c’est un contenu, des idées précises, des visions du monde, or ces valeurs de laïcité s’opposent par définition même à un certain nombre de valeurs religieuses.

 

Pour toute religion révélée monothéiste, la parole ou la loi de Dieu est supérieure à la loi des hommes. Le pape l’a dit, le pasteur Boegner l’avait dit en 1941 quand le maréchal Pétain avait sorti le statut des juifs. Cette obligation d’adhérer aux valeurs de la République est contradictoire avec le principe de la liberté religieuse et c’est dangereux. Car on ne sait pas ce qu’un gouvernement républicain peut faire tôt ou tard. On a eu Pétain. 

L’ignorance du religieux se traduit par la volonté de ne plus voir de religieux dans l’espace public, de le chasser jusqu’au tréfonds de l’intériorité individuelle. C’est le sens des instructions dont on bombarde les enseignants dans les collèges et les lycées : empêcher les enfants de parler de leur foi ou de dire « bah ma religion dit ceci ». Et s’ils continuent à en parler, il faut les signaler. 

On a vu ce que cela a donné à Albertville, où des gamins ont été interpellés par des gendarmes qui n’étaient pas demandeurs. Cette idée que la laïcité est plus qu’un principe juridique et constitutionnel mais un système de croyance est très grave. On est en train de mettre sur pied une religion civique qui serait obligatoire.

 

Depuis plus de trente ans, les pouvoirs publics tentent d’institutionnaliser un « islam de France » et enchaînent les échecs. Comment l’expliquez-vous ?

 

Leïla Shahid : En 1975, je menais une enquête dans le cadre de mes études dans les quartiers populaires en région parisienne. J’ai été effarée de voir que tout l’encadrement des mosquées était fait par des Saoudiens, des Marocains ou des Algériens. À l’époque, il n’y avait pas les Turcs, qui n’étaient pas encore assez nombreux. Aujourd’hui, ils sont les premiers à financer les mosquées et les écoles coraniques.

Je disais aux élus locaux : « Mais comment pouvez-vous leur confier la formation des imams et la gestion des mosquées ? Les Saoudiens prônent l’islam wahhabite, salafiste, un islam très conservateur. Leur vision du monde n’a rien à voir avec la vision de ces musulmans qui habitent en France, qui veulent être français. » Ils me répondaient : « En tant que laïques, on ne peut pas s’occuper des religions. »

Non seulement l’État français a confié aux Saoudiens, aux Turcs, aux Marocains, aux Algériens, aux étrangers, cette gestion mais en plus les instances déléguées chargées de l’islam sont tout sauf élues par les musulmans. Elles sont parachutées par le haut et elles ne parviennent pas à mobiliser les concernés. 

Le contexte mondial politique est aussi très important. Ce qui influence les terroristes, c’est ce qui se passe dans le monde. Depuis vingt ans, des guerres ont exterminé des populations civiles de pays à majorité musulmane : Afghanistan, Irak, Syrie, Yémen. La télévision et les réseaux sociaux montrent ces morts. L’assassin de Samuel Paty n’a pas été influencé par le Coran, qu’il ne savait pas lire, mais par sa Tchétchénie, mise à bas par le régime de Poutine. 

 

Haoues Seniguer : La France n’est pas au milieu de nulle part. Les imaginaires, les idéologies circulent. L’État français entretient des relations pérennes avec des États ultraconservateurs. Pourquoi pas au nom de la realpolitik ? Mais ce discours est difficilement mobilisable à l’échelle nationale. 

Quand vous entretenez des relations de proximité avec l’Arabie saoudite, responsable de la promotion d’un islam ultraconservateur, néosalafiste, comment justifier un discours qui remet en cause le salafisme sur le territoire national ? D’autant que ce salafisme, qu’il faut combattre philosophiquement, culturellement, comment pouvez-vous l’interdire par la loi, même si cette pensée vous dérange ? 

 

Olivier Roy : Le problème, c’est le présupposé théologique sur lequel est basée toute la politique gouvernementale, l’idée qu’il y a un logiciel théologique qui implique une salafisation, une vision purement normative du religieux, et que ce radicalisme théologique débouche sur un radicalisme politique, la violence politique. 

La radicalisation violente serait fille de la radicalisation théologique, le tout provenant d’une mauvaise lecture du Coran ou, pour les gens comme Zemmour, du Coran lui-même. Or on ne comprend rien ni à la salafisation ni à la radicalisation terroriste si on en fait une question théologique. 

Il est évident que salafistes et terroristes vont puiser dans un répertoire théologique pour justifier ce qu’ils font mais cela n’explique pas pourquoi cela marche. La salafisation marche très bien avec ce que j’ai appelé la « déculturation » des catégories de population coupées pour des tas de raisons d’un islam traditionnel, qui sont dans la globalisation et qui trouvent dans la salafisation une manière de vivre la globalisation et de se passer de tout ancrage culturel. Cela marche dans les milieux « déculturés » comme les secondes générations des quartiers par exemple. 

La violence politique est une violence de la rupture absolue. Il y a une dimension générationnelle très forte chez les jeunes radicaux. Ils se considèrent plus musulmans que leurs parents. Ils sont dans une table rase, et comme ils sont dans la table rase, ils sont autorisés à faire la table rase, à détruire, briser, casser les cultures, les idoles, les temples de Palmyre. Dans le grand récit d’Al-Qaïda et de Daech, ils trouvent une manière de se réaliser comme héros négatifs. 

Cela fait plusieurs décennies que le gouvernement s’accommode très bien de la prédication de type salafiste et qu’il signe des accords avec des gouvernements comme celui du Maroc, qui nous envoie des imams qui ne sont pas forcément salafistes mais qui sont très conservateurs, très traditionalistes. 

On a des accords avec les Marocains, les Algériens, les Turcs, on essaie avec les Égyptiens, on fait des risettes aux Saoudiens et aux Émiratis, à des personnes qui mettent sur le marché un islam qui n’a rien à voir avec l’islam des Lumières qu’on espère. On gère tout cela d’en haut. Le gouvernement suggère fortement au Conseil français du culte musulman (CFCM) de mettre en place une filière de formation des imams qui auront un certificat et qui seront autorisés à prêcher. 

Le problème, c’est qu’on trouve dans ce CFCM tous les acteurs étrangers dont on veut se débarrasser ! Le gouvernement dit : « On ne prendra plus d’imams marocains, algériens, turcs » et il négocie avec une organisation composée d’organisations algériennes, marocaines et turques. On est dans une incohérence totale. Je le dis sans aucun procès en arrière-pensée idéologique. 

 

Comment sortir de ce cycle qui semble voué à l’échec ? Quels sont les obstacles à l’action du gouvernement et à la défense de son idéologie ? 

Olivier Roy : Sur le plan institutionnel, l’État cherche à construire une Église musulmane. Faute de pape, il essaie de créer des évêques. Cela tombe mal : les représentants du CFCM ne sont pas des imams mais des notables. Ils ont le droit de s’intéresser à la construction d’une communauté religieuse mais ils ne sont pas théologiens. Et ils sont très liés à des États étrangers. 

On rejoue ici un mauvais jeu qui existe en Europe depuis le XIe siècle : quel rapport entre l’Église et la nation, entre une Église qui veut être au-dessus de la nation et une nation qui veut une Église à son image ? C’est ce qu’on appelle le gallicanisme, qui a été le plus fort sous Louis XIV, cette idée que c’est le prince qui décide du religieux, qui nomme les évêques. 

On essaie de créer une Église musulmane de France comme on essayait au XVIIe siècle de créer une Église nationale gallicane qui obéirait au roi. À l’époque, on avait des évêques, des vrais, mais là non, ceux qui parlent au nom de l’islam ne sont désignés par personne et sont largement autoproclamés. Cela ne marchera pas. 

L’islam de France, ce sont les musulmans du coin. Comme il y a l’épicier de la rue, il y a le musulman du coin. Il veut une mosquée après le coin de la rue, une mosquée locale, de proximité. Les grandes mosquées cathédrales ne correspondent pas à une demande populaire chez les musulmans de France. Elles correspondent à des projets interétatiques avec l’Arabie saoudite, le Maroc, etc., qui signent un accord tantôt avec une municipalité, tantôt avec le gouvernement. 

Les fidèles ne veulent pas de ces mosquées de prestige, ils veulent cet islam paroissial, avec des imams locaux, régionaux, qui ont un meilleur ancrage. Aujourd’hui, le gouvernement pense l’islam dans le cadre des quartiers difficiles. Même des collègues associent révolte de quartier et islamisme. Comme si le comité Adama était un comité islamiste, comme si les émeutes de 2005 étaient des émeutes islamistes. On fait constamment ce lien. 

Or il y a eu une évolution lente mais considérable dans l’islam français, qui s’est constitué à partir d’une immigration de travail dans les années 1970. On a aujourd’hui des classes montantes de musulmans qui sont le produit de cette immigration de travail, des médecins, des avocats. On le voit dans les élections municipales. Mais le gouvernement ne leur parle jamais. Il s’adresse soit aux « jeunes de banlieue », soit aux imams étrangers, soit à certains notables qui courtisent la cour présidentielle. 

On oublie que ces classes moyennes montantes jouent un rôle dans la cité. Elles peuvent se ficher complètement de la religion musulmane mais y être attachées par la famille, la culture ou être croyantes et essayer de vivre leur religion dans un cadre français. Ces croyants-là ne veulent pas un couscous tagine mais un bourguignon halal. Ils sont dans une recherche d’articulation des marqueurs de pratique religieuse avec une culture français moderne, contemporaine. 

On ne leur parle pas ou alors ils ont droit à un mépris total, comme on l’a vu avec le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, qui s’est mis à critiquer les têtes de gondole halal dans les magasins Carrefour. S’il y a un marché du halal, c’est parce qu’il y a une bourgeoisie, des classes moyennes halal, des gens qui essaient de vivre leur religion de manière ouverte, partagée par d’autres, autrement ils en seraient encore à tuer le mouton dans la baignoire. On voit les milieux d’entreprise comprendre certaines évolutions de la société française. Pas les politiques.

Leïla Shahid : Les « musulmans du coin », comme les appelle Olivier, de pratique ou de culture, veulent avant tout du respect, de la dignité, qu’on reconnaisse leur droit à connaître cela. Ils ont vécu l’hystérie autour du voile qui a commencé avec quelques élèves à l’école et fini avec une mère contrainte de quitter une collectivité locale par un élu du Rassemblement national. Les musulmans ne peuvent plus supporter ces humiliations. Dans leur passé colonial, ils l’ont vécu avec beaucoup de souffrance. 

À ce rejet s’ajoute le rejet de l’arabe, la langue qu’ils parlent. On ne parle plus de l’enseignement de l’arabe dans la nouvelle loi. Pourtant, le président en avait parlé aux Mureaux. S’il y avait enseignement de l’arabe en France, il y aurait enseignement de ce qu’a été la civilisation musulmane, ouverte, œcuménique, coexistant avec les autres communautés. Et ils apprendraient qu’il y a une laïcité dans le monde arabe. Elle ne s’est pas limitée aux frontières de la France. Certains ont été assassinés par des conservateurs pour l’avoir défendue.

Tout cela n’existe pas dans l’enseignement public français. On préfère envoyer les enfants apprendre l’arabe dans les écoles financées par l’Arabie saoudite, le Maroc, l’Algérie. Si on veut revenir à une vision d’avenir, il faut commencer par l’école.

Lorsque j’ai été nommée en Hollande, le ministère m’a emmenée en voiture à mon arrivée faire mes courses. J’ai dit : « Mais pourquoi va-t-on si loin alors qu’il y a un marché pas loin d’ici ? » On m’a répondu : « On t’amène faire tes courses au supermarché musulman. » — « Quoi ? Vous avez un supermarché musulman ? Mais qui vous a dit que je veux aller là ? Je veux aller au marché à côté de ma maison. » Ils pensaient très bien faire en m’emmenant là où il y avait les Indonésiens, les Surinamiens, les Turcs, les Marocains. C’est la conception de la laïcité à la hollandaise, à la manière anglo-saxonne : respecter la culture de chacun. Mais, moi, je veux aller au supermarché où tout le monde va, comme les musulmans de France qui vont dans tous les supermarchés, là où le ministre Darmanin a trouvé des rayons halal qui l’ont choqué.

Je pense réellement que le modèle français est le bon, mais il est mal géré depuis longtemps. Ce n’est pas seulement la responsabilité du gouvernement actuel. Liberté, égalité, fraternité, cela doit devenir une pratique, pas un slogan au fronton des mairies et des écoles. Ces jeunes ne sentent pas qu’ils ont droit à ces liberté, égalité, fraternité. Ils ont envie de partager cette laïcité. Surtout s’ils comprennent que ce n’est pas de l’antireligiosité. Mais, pour cela, il faut qu’ils aient le sentiment que la laïcité n’est pas une injonction à l’athéisme. 

Comment remettre du religieux dans le cadre de la laïcité ? 

Olivier Roy : La laïcité refuse de reconnaître le religieux. On parle dans les écoles du fait religieux comme si c’était un fait extérieur – « il pleut aujourd’hui, on va étudier le fait pluviométrique » –, sans s’occuper du sens. On chasse le religieux de l’espace public mais aussi de la tête des gens, et on le donne aux radicaux, aux personnes bien dans les marges et qui considèrent qu’il faut rester dans les marges. La loi accentue la marginalisation du phénomène religieux et fait de cette marginalisation le lieu parfait pour la radicalisation. 

En 1905, il n’y avait pas de problème, les Français même les plus anticléricaux avaient une culture religieuse. Aujourd’hui, on est dans l’inculture religieuse totale. Il suffit d'écouter le ministre Gérald Darmanin. Au lieu d'accepter que le curé, le pasteur, le rabbin, l’imam ne disent pas la même chose que le professeur, on donne au professeur une formation pour qu’il puisse parler de la religion comme culture. Mais il loupe l’essentiel : la religion, ce n’est pas une culture. Toutes les religions, par définition, prétendent être au-delà.

Dans les prisons, ils ont mis 15 ans à comprendre qu’il fallait des aumôniers musulmans, ce qui est parfaitement légal. Dans les lieux fermés, où les gens ne peuvent pas sortir, il est du devoir de l’État de donner accès à la pratique religieuse. Ce que l’armée française a bien compris. Elle a mis sur pied toute seule un corps d’aumôniers musulmans qui fonctionne très bien et il y a très peu d’incidents, alors qu’elle est engagée sur des terrains qui sont essentiellement des sociétés musulmanes. On a même un pèlerinage militaire français à La Mecque parce qu’il y en a un à Lourdes. 

On ne veut pas voir que les expériences qui réussissent sont celles qui ne nient pas le fait religieux. Il faut cesser cette politique qui consiste à refuser de voir le religieux, à exclure tout ce qui apparaît comme religieux et qui est perçu comme signal faible de radicalisation, accepter l’hétérogénéité, arrêter de mettre le religieux dans des catégories qui ne sont pas les siennes. 

Si l’islam se répand, ce n’est pas par extension de la culture arabo-musulmane, c’est absurde, c’est parce qu’il y a des gens qui se convertissent. Et on ne se convertit pas pour manger du couscous mais parce qu’on trouve, à tort ou à raison, une expérience de transcendance dans une religion donnée. Il faut l’admettre au lieu de le criminaliser. 

En quelques déclarations, le président français s’est mis à dos de nombreux pays du monde arabo-musulman. Près de deux mois après son discours promettant, lors de l’hommage à Samuel Paty, de ne pas « renoncer aux caricatures » du Prophète Mahomet, discours qui provoquera manifestations et appels au boycott, le climat s’est apaisé mais la colère reste vive. La France est-elle aujourd’hui isolée sur la scène internationale ? Y a-t-il une incompréhension culturelle sur ce qu’est la laïcité française qui s’exacerbe? 

Leïla Shahid : Ce qui a mis en colère les opinions publiques dans la Méditerranée et jusqu’en Asie, c’est avant tout le deux poids deux mesures. Qui sont les partenaires de la France aujourd’hui ? L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Monsieur Haftar, Monsieur Netanyahou, Monsieur Sissi, qui vient de recevoir la Légion d’honneur. Il y a une déception très profonde vis-à-vis de la France, qui n’est pas à la hauteur. À l’extérieur comme à l’intérieur de la France. 

On ne veut pas regarder les conditions sociales, économiques, de travail, d’emploi, d’éducation dans ces banlieues où on a mis en vrac ces citoyens qu’on appelle « musulmans » – on me met dedans, je leur dis : « Merci mais je suis athée », car on a mis tout le monde dans un même paquet. 

En 2002, avec mes amis Dominique Vidal et Michel Warschawski, nous avons fait la tournée de toutes ces banlieues pour expliquer aux jeunes qui s’attaquaient aux synagogues et aux citoyens juifs habitant ces quartiers qu’ils se trompaient d’ennemis, que nous n’étions ni antijuifs français, ni même antijuifs israéliens. On est contre la politique d’occupation et de colonisation du gouvernement israélien. Ce fut extraordinaire, on en a fait un livre à la fin : Les Banlieues, le Proche-Orient et nous (Éditions de lAtelier). Mais j’ai découvert une autre planète.

Depuis quarante-cinq ans, j’entends parler d’un programme spécial pour les banlieues qui vont de mal en pis. Où est-il ? La colère des jeunes est immense car ils n’ont pas droit à l’égalité des chances. L’amateurisme gouvernemental produit du ressentiment. Ceux qui sont confinés dans des appartements de 50 m2 avec cinq enfants, vous pensez qu’ils avaient besoin d’être encore stigmatisés ? La laïcité, comme dit Régis Debray, c’est une bataille pas une guerre. 

Face à ce fléau mondial terrible, il faut construire un avenir. Ce n’est pas au président français de faire l’islam des Lumières, c’est aux musulmans, même si on n’a pas de Vatican, pas de pape. On a des théologiens, des juristes, des philosophes. Comment voulez-vous qu’un pratiquant ne se sente pas insulté de voir un chef d’État étranger dire : « Votre islam n’est pas le bon, je vais vous apprendre le bon. »

Que pensez-vous de la position du gouvernement et du président sur les caricatures ? 

Haoues Seniguer : Rien ne justifiera jamais que l’on porte atteinte à l’intégrité morale et physique de quelqu’un qui use de sa liberté de caricaturer, y compris le sacré. Mais la liberté d’expression et de caricaturer, comme nous y invite le philosophe Tzvetan Todorov, n’est-elle pas plus salvifique et redoutable encore quand elle s’exerce contre des hégémonismes établis, et non contre les symboles d’une religion révérée par des fidèles par ailleurs victimes de discriminations en raison de leur appartenance réelle ou supposée à l’islam ? 

Si l’on est attaché à la liberté comme nous devons tous l’être, nous devons être attentifs à la liberté de celles et ceux avec lesquels nous ne partageons pas les mêmes visions du monde. Si elle est appliquée et applicable à la liberté de caricaturer, nous devons être capables d’être sensibles et à l’écoute de ceux qui se sentent blessés quand des caricatures n’attentent pas aux symboles révérés par des terroristes ou radicaux que nous devons combattre mais à des musulmans ordinaires qui vivent une double stigmatisation : victimes à la fois des terroristes qui attentent à leur vie – souvenez-vous de l’attentat de Nice, où un tiers des victimes étaient musulmanes –, et en plus mis à l’index par les leaders d’opinion qui estiment que les musulmans n’ont pas le goût de l’humour.

Olivier Roy : L’erreur du président a été de dire sur les caricatures : « Nous ne céderons pas. » Ce n’est pas ce qu’il fallait dire, il fallait dire : « Nous ne céderons pas sur la liberté d’expression. » L’État doit assurer la liberté d’expression, mais il n’a pas à endosser les caricatures. Et ce à quoi on assiste aujourd’hui, c’est ce glissement de principes juridiques que l’État doit faire respecter vers des valeurs ayant un contenu, ce fameux droit au blasphème qui n’a aucun sens. Puisque la laïcité ne reconnaît pas la religion, elle ne peut pas reconnaître un droit au blasphème, le blasphème n’existant pas dans la laïcité. Là encore, c’est l’empiètement permanent de la laïcité sur le contenu religieux qui pose problème. 

 

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