S'il n'est pas certain que l'ascension sondagière de Zemmour - liée à une énorme médiatisation ces dernières semaines - se poursuive ou se confirme, il faut néanmoins prendre au sérieux la menace spécifique qu'il représente et chercher à comprendre ce qu'exprime son succès actuel.
Face à la progression sondagière d’Éric Zemmour, certain-es sont enclin-es à gauche à penser qu’il n’y a là qu’une bulle médiatique et à faire le dos rond en attendant, ou en espérant, qu’elle explosera d’elle-même. On pourrait aussi se contenter d’y voir une énième manifestation de ce « pétainisme transcendantal » dont parlait Alain Badiou : une « forme historique de la conscience des gens, dans notre vieux pays fatigué, quand le sourd sentiment d'une crise, d'un péril, les fait s'abandonner aux propositions d'un aventurier qui leur promet sa protection et la restauration de l'ordre ancien ». Le problème, c’est que cette caractérisation développée par le philosophe à propos de Sarkozy pourrait s’appliquer à de nombreux hommes politiques qui posent en sauveurs, aussi bien à Macron qu’à Zemmour et Le Pen. Elle ne nous aide donc guère à saisir le sens spécifique de l’ascension résistible – du moins à ce stade – d’Éric Zemmour.
Notre
point de vue, c’est qu'elle exprime certaines des grandes tendances de la
politique française. Or, celles-ci préexistaient à Zemmour, ne sont pas près de
disparaître (comme certains imaginaient que la progression de l’extrême droite
avait été stoppée par les mauvais scores du FN/RN aux dernières élections
régionales) et il nous faudra bien les affronter, quoi qu’il advienne de sa
probable candidature à l’élection présidentielle. La transformation (en cours)
du capital médiatique de Zemmour en capital politique pose toutefois de
nouveaux problèmes – et crée de nouvelles menaces – comme on va le voir. Le
succès qu’elle rencontre actuellement rappelle en outre – dans le contexte
spécifique à la France – des dynamiques que l’on a vues à l’œuvre ces dernières
années dans d’autres pays, en particulier les États-Unis et le Brésil, où des
personnages aussi grotesques que dangereux (Trump et Bolsonaro)
sont parvenus à bousculer les organisations de droite et à conquérir le pouvoir
par la voie électorale.
On se propose donc ici de fournir quelques clés de lecture du « zemmourisme », étant entendu que – contrairement aux prétentions du « grand homme » et à ce qu’imaginent ses adorateurs – ce n’est pas dans sa personnalité, son esprit ou son talent qu’il faut chercher la source du succès sondagier que l’on observe actuellement. Au contraire, la nullité du personnage nous ramène en quelque sorte à l’énigme que Marx avait cherché à éclairer dans son 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte : comment un être aussi médiocre peut-il occuper le devant de la scène médiatique et bousculer le jeu politique dans l’une des principales puissances capitalistes ? L’hypothèse défendue ici, c’est que Zemmour n’est que le nom privé d’un processus de fascisation et, en tant que tel, il doit d’abord être interrogé comme symptôme ou, pour reprendre l’expression de Gramsci, comme « symptôme morbide ».
Des
médias asservis à la logique du profit
L’aspect
le plus évident du problème, c’est que Zemmour est une construction médiatique.
Celle-ci ne date pas de la constitution de l’empire Bolloré, qui a fait de
l’idéologue – pourtant condamné deux fois pour incitation à la haine raciale –
son principal produit d’appel sur la chaîne d’ « information »
en continu CNews.
Rappelons
qu’avant d’officier sur celle-ci, il fut lancé il y a près de 20 ans sur ITélé
(il est vrai l’ancêtre de CNews), pour un débat quotidien qu’on imagine
hautement conflictuel avec Christophe Barbier, puis surtout par Laurent Ruquier
qui, en érigeant Zemmour en tête de gondole de son émission de grande écoute
« On n’est pas couché », a joué dans cette affaire le rôle du docteur
Frankenstein. Ruquier peut bien aujourd’hui regretter d’avoir contribué à créer
le « phénomène Zemmour » ; il n’interroge pas les raisons pour
lesquelles lui et la productrice de l’émission (Catherine Barma) ont choisi
Zemmour et l’ont maintenu plusieurs années à l’antenne, à savoir la logique du
buzz et de l’audimat à tout prix, donc du profit (empoché par la société de
production de Barma et par Ruquier sous la forme de salaires mirobolants).
Il
faudrait même faire remonter la fabrication du personnage médiatique à la
publication du Premier sexe, manifeste masculiniste pour lequel
Zemmour a pillé certaines « idées » développées avant lui par l’idéologue néofasciste
Alain Soral, notamment concernant la « féminisation des
sociétés » ou encore la « dévirilisation des hommes ».
Livre dans lequel il affirmait l’infériorité congénitale des femmes et la
nécessaire domination des hommes (d’ailleurs désirée secrètement par les
femmes, selon la psychanalyse de bazar que développent Zemmour et Soral).
On
pourrait sans doute montrer que la publication de ce livre fut parfaitement et
délibérément calibrée par Zemmour, moyennant outrances et provocations
évidentes, pour favoriser une large appropriation médiatique. À l’aube des
années 2000, Zemmour était un journaliste politique du Figaro encore
assez obscur mais, en quête d’ascension sociale rapide, il a su jouer
habilement le jeu médiatique – comme
l’a montré Gérard Noiriel – et devenir ce qu’on nomme un
« bon client » : clivant il est vrai mais on n’a rien sans rien…
Zemmour
comme construction médiatique donc, et l’essentiel a été dit sur ce point par Pauline
Perrenot pour Acrimed. Mais cela va plus loin : Zemmour est
l’expression de l’anéantissement presque total du débat public à une époque où
se sont pourtant multipliées les émission dites « de débat » mais où
les conditions d’un véritable débat rationnel et pluraliste ne sont jamais (ou
presque) réunies. Si nombre d’éditorialistes et d’hommes politiques peuvent
s’exclamer bien haut que Zemmour représente une élévation du débat public,
c’est que celui-ci est tombé si bas que quelques vagues références historiques
(qui relèvent d’ailleurs davantage du « roman national » que de
l’histoire à proprement parler), quelques chiffres généralement faux, et
quelques citations apprises par cœur suffisent à faire d’un cuistre un
« grand intellectuel ».
Il y
a ici des tendances lourdes et anciennes : bien sûr la faiblesse du pluralisme
politique et idéologique dans des médias privés (tous aux mains de
milliardaires) et dans les médias publics ; mais aussi le fait que des
éditocrates et des intellectuels médiatiques (BHL, Finkielkraut,
Comte-Sponville, etc.), autrement dit des intellectuels devant intégralement
leur renommée aux médias et non à une œuvre qui aurait été plébiscitée dans le
champ intellectuel, définissent pour l’essentiel l’agenda médiatique (ce qui
doit être débattu), en collaboration avec les partis dominants, et sont appelés
dans les médias à dire le « vrai » concernant les transformations de
la société française (marginalisant très largement les chercheurs/ses
universitaires et les revues intellectuelles).
On
fera remarquer également que le « phénomène Zemmour » fait exploser
l’illusion selon laquelle les médias web et les réseaux sociaux auraient rendu
caducs les médias dits traditionnels (presse écrite, télé et radio), ce qui
nous épargnerait la nécessité de leur transformation radicale. Zemmour est un
pur produit de ces médias traditionnels (Le Figaro et RTL
notamment, et même France 2 pendant un temps), et l’on voit à travers son
exemple qu’une grande partie de ce qui est promu, partagé et discuté sur les
réseaux sociaux ou les médias web provient d’émissions de télévision et de
radio, les « nouveaux médias » (déjà plus si nouveaux) jouant un
rôle de caisse de résonance de ce point de vue.
Enfin,
il faut insister sur le fait que si les sondages mesurent essentiellement à ce
stade l’exposition médiatique des candidat·es (voire, dans le cas de Zemmour,
de quelqu’un qui ne s’est pas encore déclaré candidat), ils constituent en
quelque sorte une prophétie auto-réalisatrice : l’omniprésence médiatique
de Zemmour lui permet de voir sa cote sondagière monter, et en retour cette
montée le fait exister politiquement comme une possibilité tangible, le faisant
encore progresser dans les sondages et justifiant après coup sa sur-médiatisation (d’autant
que cette montée peut le faire apparaître comme le « vote utile » du
« camp des patriotes », c’est-à-dire de l’extrême droite et de la
droite extrêmisée). Dans tous les cas, la responsabilité des
« grands » médias est ici maximale.
Une solution de rechange pour la bourgeoisie
Zemmour
n’est pas qu’un artefact médiatique et sondagier ; il représente aussi
pour certaines franges de la bourgeoisie une possible solution de rechange. Les
patrons n’aiment pas l’incertitude, et ils ne mettent jamais tous leurs œufs
dans le même panier. Aux États-Unis, la bourgeoisie finance – généralement
selon les intérêts spécifiques de chacune de ses fractions – aussi bien le
Parti républicain que le Parti démocrate (Clinton et Biden ont même reçu plus
de fonds que Trump). De même, dans l’Allemagne des années 1930, les
capitalistes allemands finançaient l’ensemble des partis de droite et d’extrême
droite, dont les nazis.
Or,
dans l’état de crise de représentation politique que connaît la France (qui
signifie une rupture du lien entre représentants et représentés, manifestée par
la disparition de ces partis politiques solidement implantés socialement que
constituaient auparavant le Parti socialiste, la droite gaulliste ou encore le
Parti communiste), les possédants cherchent à faire en sorte qu’existe une
variété d’agents capables de défendre l’ordre social et de favoriser
l’accumulation du capital, par tous les moyens nécessaires. Cela peut passer
par le fait de favoriser l’émergence de figures qui appartiennent
indéniablement aux classes possédantes et en défendent les intérêts, mais dont
la réputation n’est pas entachée par l’appartenance à des partis discrédités.
Macron
est l’un de ces agents, à l’évidence, et l’on sait de quelle mobilisation
médiatique mais
aussi patronale il a bénéficié en 2016-2017 et sans laquelle il
n’aurait eu aucune chance de l’emporter. Au fil de son mandat, il s’est
d’ailleurs affiché de plus en plus clairement comme l’incarnation
politique du parti de l’Ordre, en particulier en réprimant
férocement les mouvements sociaux (les
Gilets jaunes surtout). Cela a impliqué pour lui de transformer
profondément son électorat en attirant à lui des segments de la clientèle de la
droite traditionnelle (qui avait voté Fillon) tout en conservant les segments
les plus droitiers de l’ancien électorat PS. Cela a fonctionné jusqu’à
maintenant, et rien n’indique pour l’instant que son pari sera perdu en 2022.
Le
problème, c’est qu’en unifiant la droite décomplexée (de Darmanin et Blanquer)
et la « droite complexée » (pour reprendre l’expression de Frédéric
Lordon) de Collomb, Rugy ou Valls, Macron a aboli l’alternance gauche/droite
qui avait si bien réussi à la bourgeoisie française depuis 1981 pour imposer
les politiques néolibérales et éloigner toute perspective de rupture, dans un
pays pourtant marqué par de larges contestations sociales et une aspiration
forte à maintenir les conquêtes sociales d’après-guerre.
Et
même si la bourgeoisie n’a fondamentalement rien à
craindre du FN/RN (Marine Le Pen n’ayant cessé de lui donner
des gages de bonne conduite économique pour attirer l’électorat de LR :
remboursement de la dette publique, pas de sortie de l’euro, pas d’augmentation
du SMIC, etc.), les grands patrons français n’ont jamais considéré le FN/RN
comme un candidat sérieux à l’alternance, et encore moins comme « leur
parti ». Pour Bolloré et d’autres secteurs de la classe possédante
(Zemmour compte de plus en plus de soutiens du côté
de grands patrons), celui-ci constitue donc une opportunité de faire
émerger une solution de rechange à Macron qui ne soit pas associée au nom Le
Pen (considéré comme trop sulfureux, donc davantage susceptible de susciter des
mobilisations, donc de l’incertitude, etc.), même si l'actuel locataire de
l’Élysée tient assurément encore la corde pour la majorité de la classe
capitaliste française.
De
ce point de vue Zemmour fait tout ce qu’il peut pour afficher une politique
bourgeoise offensive qui ne diffère en rien de ce que propose LREM et LR :
recul de l’âge de la retraite, baisse des impôts sur les bénéfices des
sociétés, baisse des cotisations, etc. L’autre volet de sa politique
« sociale », qui n’apparaît pas encore précisément, concernera
évidemment les immigré·es puisque Zemmour dit d’ores et déjà qu’il financera
les baisses de recettes fiscales en privant ces derniers de toute aide sociale,
en supprimant l’AME, etc., ce qui ne se distingue nullement ici de ce qu’avance
le FN/RN. Une fusion du néolibéralisme et du néofascisme en somme.
La montée d’un racisme conspiratoire
On a
beaucoup dit ces vingt dernières années que la parole raciste s’était banalisée
dans les médias dominants et parmi les « responsables » politiques.
Cela paraît indéniable : les obsessions autoritaires, xénophobes et
racistes de l’extrême droite, autour de l’insécurité, de l’islam et de
l’immigration, ont pris dans les deux dernières décennies une place
médiatico-politique qu’elles n’avaient pas auparavant, notamment concentrée
autour de la question des quartiers dits « sensibles » à propos
desquels est martelée la rhétorique néocoloniale – sinon celle des Croisades –
de la « reconquête » (républicaine nous dit-on…).
La
nouveauté des cinq dernières années, c’est l’apparition dans les
« grands » médias – chaînes d’ « information » en continu
et radios commerciales – d’une nuée de
pseudo-journalistes d’extrême droite (issus de Valeurs
actuelles, de Causeur, de L’Incorrect, etc.)
et la présence quasi-permanente des porte-parole du FN/RN, aux côtés de vieux
briscards de la droite réac et raciste (Rioufol, Thréard, etc.) qui, au contact
de cette jeune garde, ne cessent de se radicaliser eux-mêmes. Cela est vrai
dans les chaînes de Bolloré mais cela ne s’y réduit en aucune manière ;
qu’on prenne le temps de visionner BFM ou LCI, ou qu’on ait en tête l’arrivée
de Devecchio sur France Inter.
À
cette évidente banalisation des discours autoritaires et racistes, favorisée
par le pouvoir politique quand par la voix de ministres on part en guerre
contre la « subversion migratoire », le « séparatisme » ou
l’ « islamogauchisme », quand un ministre de l’Intérieur justifie une
loi ciblant les musulman·es en se réclamant de propos antisémites tenus par
Napoléon en 1806, ou encore quand un président de la République donne une
interview exclusive à Valeurs actuelles (d’ailleurs
récemment condamnée par la justice pour injure raciste), s’ajoute une
radicalisation dont Zemmour est à la fois le vecteur et le produit. Deux
exemples suffiront.
Dans
les années 1980-90, la dénonciation du prétendu « racisme anti-Blancs »
était uniquement le fait de Jean-Marie Le Pen et du FN. À partir des années
2000, certains idéologues – autour de Jacques Julliard, Pierre-André Taguieff
ou Alain Finkielkraut – ont diffusé l’idée selon laquelle existerait, à côté
d’autres formes de racisme (antisémitisme, racisme anti-Arabes, etc.), un tel
« racisme anti-Blancs ». Il semble que nous soyons entrés dans une
nouvelle étape : au « racisme anti-Blancs » comme forme de
racisme parmi d’autres (ce qui n’avait déjà pas plus de sens que de parler de
sexisme anti-hommes) a succédé l’idée que nous vivrions dans « un
régime communautariste et racialiste anti-blanc, un apartheid inversé »
(les mots sont de Michel Onfray)[1].
L’autre
exemple, connecté au précédent, c’est celui de l’islamophobie.
Si certain·es ont commencé dès les années 1980 mais surtout à partir du début
des années 2000 – et si nombre d’idéologues et d’hommes ou de femmes politiques
continuent – à dénoncer l’islam et les musulmans au prétexte qu’ils
menaceraient le « vivre-ensemble » par leur
« communautarisme » ou leur « séparatisme », on a vu se
développer à partir de là une version beaucoup plus agressive de l’islamophobie,
selon laquelle les musulmans aspireraient à soumettre la société française, à
détruire la République, la France ou l’Occident (il y a des variantes), à
dissoudre l’identité nationale ou civilisationnelle, etc.
Ce
discours, autrefois confiné dans les marges (c’est-à-dire à l’extrême droite),
s’est banalisé à tel point qu’un écrivain aussi central dans le champ
littéraire français que Michel Houellebecq a pu en faire un livre à succès
(intitulé Soumission), évidemment considéré comme salutaire et
visionnaire par les islamophobes de tout poil (en France et ailleurs).
Rappelons
que ce livre imaginait la victoire d’un candidat musulman lors de l’élection
présidentielle de 2022, et la transformation consécutive de la France en
République islamique. Étrange prédiction alors que toute une industrie
médiatique et éditoriale de l’islamophobie s’est développée au cours des 20
dernières années en France et que les principaux candidats à la présidentielle
de droite et d’extrême droite ne cessent de faire de la surenchère sur ce
terrain depuis des mois. Rappelons que le livre de Houellebecq s’était vendu au
bout d’un mois à près de 350 000 exemplaires, et il fut en tête des ventes
en France, en Allemagne et en Italie (où on avait déjà vu les
livres de Fallaci, violemment racistes, se vendre à plusieurs
millions d’exemplaires !).
Ces
mythes d’un complot islamique visant à soumettre l’Europe ne sont pas nouveaux.
L’extrême droite s’en nourrit depuis les années 1970 : depuis le Camp
des saints de Jean Raspail (l’un
des livres favoris de Marine Le Pen), défendant un génocide
préventif face à des non-Blancs soupçonnés de vouloir commettre un
« génocide blanc », jusqu’à Renaud Camus et son « grand
remplacement. Avec quelques différences, ils fonctionnent de manière similaire
et jouent un rôle analogue aux mythologies antisémites du « complot juif
mondial ». Il s’agit en réalité de deux variétés de racisme
conspiratoire[2].
Dans un
livre important publié récemment, Reza Zia-Ebrahimi a bien montré la
fonction de cette forme de racisme : pour se préserver nous dit-on de la
« guerre civile », du « délitement de la nation
française », d’une « destruction de la civilisation occidentale/européenne »,
d’un « génocide blanc » (selon la variante choisie par tel ou tel
courant d’extrême droite), il s’agirait d’employer préventivement les grands
moyens, en rompant avec le « droit-de-l’hommisme » (donc en
déshumanisant certaines populations considérées comme menaçantes) et en remettant
en cause l’État de droit : non seulement stopper toute forme d’immigration
en provenance du Sud global (supprimer une fois pour toutes le droit d’asile
quand il concerne certains pays et certaines populations, abroger le droit au
regroupement familial, etc.), refuser d’accorder des droits aux migrant·es qui
sont ici (amplifiant ce qui est déjà à l’œuvre depuis des années), mais aussi
« nettoyer les quartiers » (expression plusieurs fois utilisée par
Zemmour) et engager une « remigration » (c’est-à-dire une déportation
de masse).
Nul
hasard si Zemmour a pu envisager explicitement la déportation de millions de
musulman·es. Quand un journaliste italien lui demandait en 2014 si c’est bien
ce qu’il suggérait, voici sa réponse : « Je sais, c'est
irréaliste mais l'histoire est surprenante. Qui aurait dit en 1940 qu’un
million de pieds-noirs, vingt ans plus tard, seraient partis d'Algérie pour
revenir en France ? ». Mais cela n’a rien de surprenant puisque
Zemmour considère les migrant·es venu·es du Sud global comme des
voleurs, des violeurs et des assassins. Qu’on ne prétende pas
d’ailleurs que Marine Le Pen n’irait pas aussi loin, puisque celle-ci pouvait
affirmer en
meeting en 2012 : « Combien de Mohamed Merah dans
les bateaux, les avions, qui chaque jour arrivent en France remplis d'immigrés
? Combien de Mohamed Merah parmi les enfants de ces immigrés non-assimilés
? ».
Il
importe d’être aussi clair que possible sur ce point : la victoire
politique de ce racisme conspiratoire nous amènerait à terme bien au-delà des
discriminations systémiques que
subissent d’ores et déjà les musulman·es en France, et au-delà même
d’une institutionnalisation de ces discriminations. Ce qui se trouve au bout du
chemin, c’est une vaste opération de nettoyage ethnique (dont l’histoire du XXe
siècle a abondamment montré qu’elle pouvait prendre la forme d’une déportation
de masse mais aussi de massacres à caractère génocidaire), ainsi qu’une
répression tous azimuts de la gauche sociale et politique (dans toutes ses
composantes, des plus radicales aux modérées), des mouvements antiracistes,
féministes et LGBTQI+, dans la mesure où ces derniers constitueraient selon les
néofascistes un « parti de l’étranger », complice de la destruction
de la France, de l’Occident, des Blancs mais aussi des hommes.
Les
attentats commis par des militants d’extrême droite – en particulier Breivik en
2011 contre des militant·es de la jeunesse socialiste de Norvège ou celui de
Tarrant en 2019 contre des musulman·es en Nouvelle-Zélande (qui ont fait dans
chaque cas plusieurs dizaines de morts), de même que les tentatives d’attentats
d’extrême droite régulièrement déjoués en France ces dernières années –
illustrent clairement où mène ce catastrophisme paranoïaque et raciste que
constitue le conspirationnisme islamophobe, et quels en sont les cibles
logiques.
Un backlash idéologique anti-égalitaire
On
se rassure parfois à bon compte en imaginant que Zemmour et ses semblables
n’incarneraient que le dernier sursaut d’un vieux monde en train de périr. On
suit alors la pente d’un progressisme naïf selon lequel l’Humanité irait
nécessairement – même de manière quelque peu chaotique – vers davantage
d’égalité et de respect des droits humains fondamentaux.
C’est
d’ailleurs ainsi que se campe l’idéologue néofasciste et que le perçoivent ses
partisans, comme résistant à des forces immenses et au rouleau-compresseur
d’une idéologie qui briserait les valeurs traditionnelles et les identités
héritées. Il suffit pourtant de comparer la très faible présence de militant·es
ou d’intellectuel·les antiracistes dans les « grands » médias et la
place croissante qu’y occupent les idéologues d’extrême droite ou de la droite
extrêmisée, pour mesurer à quel point ce récit est grotesque. Dans ce courant
politique, on tend sans cesse à exagérer la puissance de l’adversaire pour
mieux justifier une politique extrémiste de restauration ou, pour être plus
précis, de contre-révolution.
Reste
qu’il y a à l’évidence un élément de vérité ici : Zemmour apparaît bien en
France comme la version la plus agressive d’une réaction de défense des
privilèges – en particulier de genre et de race – face à la montée des idées et
des mouvements féministes et antiracistes. Difficile par exemple de ne pas
constater que l’intensification de l’islamophobie médiatico-politique depuis
deux ans est consécutive à la plus importante manifestation – numériquement et
politiquement – qui ait eu lieu en France au cours des vingt dernières années
contre le racisme ciblant spécifiquement les musulman·es, à savoir la
manifestation du 10 novembre 2019.
Dans
la mesure où cette manifestation avait été appelée non seulement par des
organisations musulmanes et de défense des musulman·es mais aussi par
l’essentiel de la gauche sociale et politique, il s’agissait pour le pouvoir
politique et l’extrême droite d’affaiblir le pôle autonome dont le Collectif
contre l’islamophobie en France était le fer de lance (ce fut fait avec la
dissolution sans aucun motif sérieux de cette organisation fin 2020) et de
disqualifier cette gauche qui avait (enfin !) décidé de participer à une
mobilisation contre l’islamophobie, en la traînant dans la boue des accusations
de communautarisme mais aussi d’antisémitisme, de complicité avec le
terrorisme, etc.[3].
De
même, il n’est pas contradictoire de constater à la fois une progression du
mouvement et des idées féministes, marquée en France par le succès des
manifestations contre les violences sexistes et sexuelles mais aussi
d’importants succès de librairie pour les publications féministes, et l’attrait
que suscite un idéologue dont le masculinisme forcené est bien connu. Là
encore, Zemmour est l’incarnation d’un backlash anti-égalitaire
qui accompagne comme son ombre la quatrième vague féministe : en dénonçant
une prétendue « tyrannie des minorités », il ne s’agit pas simplement
pour lui et ses comparses de dissimuler le maintien des structures de la
domination masculine mais de faire taire une bonne fois les mouvements qui
déstabilisent l’ordre hétéro-patriarcal.
Les
forces réactionnaires ne sont donc pas restées l’arme au pied face aux
puissantes mobilisations féministes à l’échelle mondiale ou face à l’énorme
mouvement, lui-aussi mondial, contre les violences policières à caractère
raciste. Et l’on ne devrait pas considérer que la guerre culturelle qu’elles
mènent ne constituerait qu’un soubresaut sans lendemains : elle a des
visées d’anéantissement et ne s’arrêtera que si elle est stoppée. Doit-on
rappeler qu’aussi bien dans le cas de l’antisémitisme que de celui de la
suprématie blanche, c’est suite à des conquêtes démocratiques, précisément dans
une logique de backlash et de ressentiment, que sont nés et
se sont développés certaines des idéologies et certains des mouvements les plus
violemment racistes et réactionnaires (en particulier aux États-Unis le Ku Klux
Klan et en Allemagne le mouvement Völkisch dont les nazis
sont l’un des prolongements) ?
La
politique que Zemmour cherche à populariser ne se contente pas de dénoncer les
théories (et les pratiques) antiracistes et féministes développées au cours des
dernières décennies. Dans son viseur se trouve l’idée même d’égalité et de
droits humains fondamentaux. Nul hasard si Zemmour cite régulièrement l’un des
principaux idéologues contre-révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle et du
début du XIXe siècle, Joseph de Maistre, notamment pour justifier son refus de
toute forme d’universalisme au profit d’un nationalisme ethniciste (« Moi
je suis comme Joseph de Maistre, je ne connais pas l'homme, je n'ai rencontré
que des Italiens, des Français, des Anglais, etc. »).
Zemmour n’est donc pas seulement obsédé par Mai 68, ce fétiche qu’a tant agité l’ancien président Nicolas Sarkozy, mais par 1789 et la Révolution française, dont procéderait selon lui le déclin français. Cette obsession l’inscrit pleinement et indéniablement dans toute une tradition des anti-Lumières que l’historien du fascisme Zeev Sternhell a parfaitement identifiée et qui vise aussi bien l’universalisme abstrait propre à la modernité bourgeoise et à la démocratie libérale que l’humanisme révolutionnaire porté depuis le XIXe siècle par le mouvement ouvrier dans toutes ses composantes mais aussi la plupart des mouvements anticoloniaux de libération nationale. Doit-on rappeler que ce point de convergence entre les extrêmes droites fasciste et traditionnaliste avait été résumé par Goebbels quelques mois après l’arrivée au pouvoir des nazis, celui-ci affirmant que les nazis avaient « effacé 1789 de l’histoire » ?
L’extrémisation
de la droite
Comme
on l'a dit plus haut, la parole raciste n'a cessé de se banaliser au sein du
personnel politique et dans les "grands" médias. La chose n'est pas
nouvelle : Jacques Chirac avait pu être élu Président de la République (en
1995) quelques années seulement après avoir disserté en plein meeting – à
grands renforts de rires gras – sur « le bruit et l’odeur » des
familles immigrées. De même un ancien président – Valéry Giscard d’Estaing pour
ne pas le citer – pouvait en 1991 assimiler l’immigration à une
« invasion » et proposer de substituer le « droit du sang »
au « droit du sol » dans l’acquisition de la nationalité française.
Mais
il est vrai que l’appel de Sarkozy à « décomplexer » la droite a
amené la droite à aller plus loin et il a été entendue par ses troupes et
d’omniprésents éditocrates : alors même que Chirac s’était fait élire en
s’érigeant en rempart contre l’extrême droite, ce sont bien les
« idées » et le langage de celle-ci qui ont infusé profondément au
sein de la droite à partir de 2002, année qui a marqué l’arrivée de Sarkozy sur
le devant de la scène politico-médiatique.
On a
pris l’habitude à gauche de ne traiter que par l’ironie ou le mépris celui qui
vient d’être condamné à un an de prison ferme par la justice pour le
financement illégal de sa campagne de 2012. Il faut pourtant insister sur le
fait que Sarkozy a été le principal acteur de l’extrémisation de la droite et
l’on ne comprendrait rien au succès de Zemmour à droite, dans toutes ses
franges (y compris le macronisme, sous l’autorité d’ailleurs de Macron lui-même
dont on a appris récemment qu'il aurait commandé un rapport sur l'immigration à
Zemmour), sans l’action de Sarkozy pendant dix années de vie politique durant
lesquelles il fut en permanence au centre de l’attention (entre 2002 et 2012).
Avant que Macron ne s’engage dans cette voie, Sarkozy a été le principal
introducteur en France d’un populisme néolibéral-autoritaire qui se rapproche
en grande partie du thatchérisme (tel qu’il fut analysé
brillamment par Stuart Hall).
Il
importe d’y insister parce qu’avec l’ascension de Zemmour sont sans doute en
train de tomber les derniers obstacles qui s’opposaient à la synthèse
politico-électorale entre une droite extrêmisée et une extrême droite avec
laquelle la plupart des barons de la droite (et une partie au moins de son
électorat) rechignait encore à faire alliance. Si Zemmour s’installe
durablement devant LR et le FN/RN dans les sondages, il a toutes les chances de
rafler des soutiens venant de ces deux organisations, et d’être en capacité
dans un éventuel 2nd tour de cumuler les reports de voix de leurs électeurs·rices
respectifs·ves. Ce n’est pas simplement que l’opportunisme est structurel chez
des gens dont la politique est la profession ; c’est aussi que le terrain
a été préparé par une dérive idéologique de la droite depuis deux décennies, ce
qui nous renvoie au sarkozysme[4].
Si
des philosophes pour médias peuvent appeler à tirer à balles réelles sur les
Gilets jaunes ou confesser qu’ils
voteraient plus volontiers pour Marine Le Pen que pour Jean-Luc
Mélenchon (ce qui n’est pas pour surprendre quiconque a une connaissance de la
faillite absolue d’une grande partie de l’intelligentsia durant
l’entre-deux-guerres), si un porte-parole de LR peut tranquillement affirmer
que les
Blancs subiraient une « épuration ethnique » dans les
quartiers populaires et d’immigration, ou encore si des parlementaires de
droite peuvent appeler
à la dissolution de l’UNEF, on voit mal ce qui pourrait conduire la
droite à ne pas s’offrir corps et âme – c’est-à-dire organisationnellement et
idéologiquement – à Zemmour.
Qu’on
ne s’illusionne donc pas : dans un scénario cauchemardesque qui verrait
l’élection de Zemmour, celui-ci n’aurait aucun mal à former un gouvernement
composé de ténors de la droite et à rassembler une majorité parlementaire. Là
encore, il n’y a pas de quoi surprendre quelqu’un qui connaît l’histoire des
gouvernements fascistes au XXe siècle, ces derniers ayant toujours compté
initialement plus de ministres de droite que d’extrême droite.
Il
est vrai qu’une victoire électorale ne permet pas tout et que l’opposition de
secteurs importants de l’État peut amener ces gouvernements à en rabattre sur
leur programme ou leurs ambitions putschistes (qu’on
pense aux tentatives de Trump de se maintenir au pouvoir). La
présence à la tête de l’État d’un néofasciste ne lui donne pas nécessairement
les moyens politiques de fasciser l’État, comme en témoigne – au moins pour
l’instant – l’exemple de Bolsonaro au Brésil. Néanmoins, ce qui se joue dans
les appareils répressifs depuis plusieurs années – les initiatives factieuses
des syndicats de police, l’impunité dont jouissent les crimes policiers, comme
les tribunes de militaires appelant à affronter les « hordes de
banlieue » pour éviter le « délitement de la France » – signalent
que des pans significatifs de l’État sont disposés à aller encore beaucoup plus
loin dans une direction ultra-autoritaire et dans l’institutionnalisation du
racisme.
***
Ignorer
Zemmour n’est malheureusement pas une option pour les anticapitalistes et les
mouvements sociaux. Si celui-ci est bien le produit de deux décennies au moins
de transformations politiques et idéologiques, et en grande partie un monstre
créé de toutes pièces par les médias dominants, il est à présent un acteur
central de la fascisation, qu’il nous faut impérativement combattre en tant que
tel. Reste que, comme
dans le cas de Trump ou de Le Pen, le « tout sauf
Zemmour » est une impasse.
On
reviendra dans un prochain article sur quelques pistes politiques pour
affronter le danger mais disons d’emblée que le néofascisme ne pourra être
vaincu sans que se développent des bastions de résistance antifasciste dans le
corps social, sans que s’unissent les mouvements d’émancipation autour
d’objectifs tactiques atteignables, permettant d’obtenir des victoires (même
partielles) et de reprendre confiance dans la lutte collective, sans que
l’antiracisme politique imprègne bien davantage qu’actuellement le sens
commun et les pratiques militantes, et sans qu’émerge une alternative
de gauche capable d’engager une rupture politique avec le néolibéralisme
autoritaire. La barre est haute, mais avons-nous d’autres choix que de relever
le défi ?
*
Cet
article est d'abord paru sur Contretemps.
Ugo Palheta est
sociologue, maître de conférences à l'université de Lille et membre du
Cresppa-CSU. Il est l’auteur de nombreux articles
pour Contretemps, de La
Possibilité du fascisme (La Découverte, 2018) et, tout
récemment avec Ludivine Bantigny, de Face à
la menace fasciste (Textuel, 2021).
Notes
[1]
On notera qu’à l’inverse, dans les médias dominants, quiconque tient un
discours conséquent ciblant le racisme systémique que subissent immigré-es et
descendant-es d’immigré-es extra-européen-nes se trouve instantanément l’objet
d’accusations de développer une « pensée victimaire », voire
de succomber à une forme de « racisme inversé ». D’autres mots
ont d’ailleurs émergé qui, dans la bouche de celles et ceux qui les emploient,
ont à peu près la même signification et surtout la même fonction (interdire
tout débat à propos du racisme systémique) : « indigénisme »,
« décolonialisme », « intersectionnalisme »,
« wokisme ».
[2]
Ces deux conspirationnismes peuvent d’ailleurs s’imbriquer chez certains
idéologues et mouvements néofascistes, imaginant que ce sont les Juifs, à
travers des figures comme George Soros, qui seraient les artisans en sous-main
du « grand remplacement » ou du « génocide blanc » (notamment
à travers la défense des droits des migrant·es). Reste que, dans les récits les
plus populaires à l’extrême droite (mais aussi dans une partie des médias mainstream),
les Juifs et la lutte contre l’antisémitisme sont généralement utilisés à
l’appui des mythes de la domination mondiale de l’islam, celui-ci étant
considéré comme une essence malfaisante, intangible et oppressive,
intrinsèquement antisémite et fondamentalement intolérant.
[3]
Alors que la gauche est si fréquemment accusée de complaisance avec
l’antisémitisme, il est frappant de constater que Zemmour peut faire l’objet
d’une hyper-médiatisation tout en n’ayant cessé de déployer une rhétorique
négationniste consistant à absoudre Vichy, et en particulier Pétain, de sa
responsabilité dans la déportation de dizaines de milliers de Juifs·ves (sans
même parler de sa défense de l’idéologue antisémite Maurras et de bien d’autres
déclarations).
[4]
Le gaullisme n’a plus de réalité depuis longtemps : il n’existe plus que
de manière fantomatique, comme une référence vide et il n’y a d’ailleurs pas
vraiment de quoi le regretter. Néanmoins, il peut paraître ironique que les
héritiers de ce mouvement né dans le combat contre la collaboration pétainiste
soit à ce point attiré par un idéologue qui a fait de la défense de Pétain un
élément cardinal de sa « pensée ». Il faut toute la reformulation de
la présence de millions de musulman·es comme « occupation » (voire
comme « colonisation à l’envers ») pour s’imaginer que cette
politique serait en continuité avec l’appel du 18 juin…
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