L’économiste Jean-Marie Harribey rappelle que
la crise sanitaire actuelle se produit dans une crise profonde du capitalisme.
Il en appelle à un changement radical, appuyé sur trois orientations :
réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie.
La crise qui s’est ouverte avec la crise
sanitaire s’est muée rapidement en une crise du capitalisme qui s’annonce plus
profonde qu’on a pu le croire initialement. Le niveau de chute des PIB et la
responsabilité des politiques publiques néolibérales posent nécessairement la
question d’une possibilité d’un retour à une « normalité » dont, au
reste, plus personne ou presque ne se revendique. Alors qu’Emmanuel Macron
prétend désormais vouloir défendre un « État
protecteur » et renforcer les salaires des métiers selon
leur « utilité
sociale ». Mais que signifierait vraiment un changement
profond de modèle ? Et pourquoi n’est-il pas envisageable de revenir en
arrière ?
Jean-Marie Harribey est économiste,
membre des Économistes atterrés et de la Fondation Copernic. Il a publié peu
avant l’annonce du confinement un ouvrage sur l’état du capitalisme
contemporain, Le
Trou noir du capitalisme. Pour ne pas y être aspiré, réhabiliter le travail,
instituer les communs et socialiser la monnaie (Le Bord de
l’eau, 2020). Il tente d’expliquer en quoi la crise actuelle n’est pas aussi
« extérieure » au capitalisme qu’il n'y paraît et comment elle
pourrait être systémique. Puis il dessine les traits de ce qu’il appelle
la « grande
bifurcation » et qui serait un véritable changement de
paradigme.
R.G.
La crise actuelle est présentée comme une
crise exogène du
capitalisme, causée par une suite d’événements indépendants du développement
économique, médicaux et politiques. Cette vision est importante parce qu’elle
justifierait de faire repartir le système sur ses bases antérieures. Mais cette
crise est-elle vraiment exogène ?
Mon livre Le
Trou noir du capitalisme a été publié quelques jours avant que
n’éclate la crise du Covid-19, avant que je sache donc que le monde allait être
paralysé de manière aussi brutale et générale. Je commence dans ce livre par
faire une analogie entre les trous noirs découverts par les astrophysiciens et
le capitalisme. Un trou noir est un corps astrophysique dont le noyau absorbe
toute matière et tout rayonnement lumineux à cause de sa force
gravitationnelle, dès lors qu’ils franchissent une frontière que les
astrophysiciens nomment « horizon
des événements ». Il est appelé noir parce qu’aucune lumière
provenant de lui ne peut nous parvenir.
Mon analogie consiste à montrer que le
capitalisme mondialisé a porté sa logique d’extension jusqu’à vouloir tout
absorber, toute activité humaine, toute connaissance, les éléments naturels et
tout le vivant. Absorber, c’est-à-dire tout soumettre à l’exigence de
rentabilité, du profit et de l’accumulation du capital. Tout est promis à la
marchandisation, des droits de propriété doivent être instaurés sur toutes
matières, naturelles ou produites, sur l’usage de l’air pour y envoyer sans
retenue des gaz à effet de serre.
C’est dans ce contexte qu’est survenu ce que
l’on nomme maintenant la crise du coronavirus. La première réaction des
gouvernements et de la plupart des économistes médiatisés a été effectivement
de dire qu’il s’agissait d’une crise extérieure au système économique
mondial, « exogène ».
Au contraire, tout indique que l’évolution du capitalisme depuis un demi-siècle
a favorisé l’éclosion de nouveaux virus et leur diffusion très rapide sur
l’ensemble de la terre.
Premièrement, les barrières entre les espèces
animales et l’espèce humaine se sont affaiblies considérablement. En cause, la
transformation de notre rapport au monde du vivant qu’a imposée la logique de
la marchandisation : la déforestation et l’urbanisation ont détruit les
habitats naturels de la faune sauvage, l’agriculture et l’élevage industriels
ont fait des sols et de l’eau des dépôts de déchets et entraîné des pertes de
biodiversité qui atteignent des seuils dont certains sont irrémédiables. Il
s’ensuit que les trois quarts des maladies dites émergentes sont transmis par
les animaux. Ce sont les zoonoses. Toutes les études scientifiques dont nous
disposons vérifient que les virus Marburg, Ebola, VIH, Hendra, Sras, Mers-Cov
ont sauté les barrières naturelles au cours des dernières décennies.
Deuxièmement, la pandémie du Covid-19 n’est
pas la première pandémie dans l’histoire humaine. Mais c’est la première qui se
soit répandue avec une telle rapidité et qui a provoqué aussi brutalement une
paralysie subite de l’économie. C’est le résultat de la circulation des
marchandises et des humains à travers le monde, qui ne connaît plus d’entraves
depuis que les capitaux peuvent aller partout librement et ont fait éclater les
chaînes de production. Les chantres du capitalisme ont beau répéter que l’on
fait un « mauvais procès à la mondialisation », la fragmentation des
« chaînes de valeur » pour tirer le meilleur parti de la faiblesse
des coûts de main-d’œuvre et d’exploitation a fragilisé les sociétés en faisant
perdre toute autonomie aux économies locales et nationales.
Troisièmement, cette situation a été aggravée
par les politiques néolibérales qui ont délibérément affaibli les services
publics de santé au nom de la diminution des dépenses publiques. Le cas de la
France est tristement exemplaire : diminution du nombre de personnels
soignants, des lits d’hôpitaux, d’instruments de protection et de réanimation
et gestion des hôpitaux selon des critères de rentabilité. Le résultat est sans
appel : le système de santé fut démuni dès que la pandémie explosa. Toutes
les sociétés étaient donc devenues vulnérables, d’autant plus que, dans le même
temps, les très fortes perturbations liées à la financiarisation continuaient à
faire leurs ravages : crises financières à répétition, bulles périodiques,
endettement public et surtout privé sans limites. À tel point que les États et
les banques centrales furent conduits à intervenir massivement pour sauver un
système bancaire financier au bord de l’asphyxie, soit en socialisant ses
pertes, soit en jetant dans un puits sans fond des masses de liquidités
monétaires considérables.
Cette crise est inédite par son ampleur
économique. Est-elle systémique, autrement dit, concerne-t-elle la totalité du
capitalisme moderne ?
Au-delà de l’affaire du coronavirus, nous
sommes au cœur d’une crise systémique, dans les termes mêmes de la critique
faite par Marx il y a plus d’un siècle et demi : le capitalisme épuise les
deux sources de la richesse, le travail et la nature. Et, pour la première fois
dans l’histoire, ces deux épuisements se produisent aussi fortement en même
temps et se renforcent mutuellement.
D’un côté, la dévalorisation du travail et la
dégradation de la condition salariale conduisent à une surproduction
générale ; de l’autre, l’épuisement de la planète aiguise les tensions
pour l’accès aux matières premières. Les deux phénomènes se traduisent par une
suraccumulation de capital par rapport aux possibilités réelles de profit. En
moyenne, la productivité du travail ne dépasse guère plus, dans les pays
développés, que de 1 % par an. Or, au bout du compte, c’est toujours la
productivité du travail qui commande la rentabilité du capital dans un contexte
donné du rapport de forces, et l’essor de nouvelles techniques, de
l’informatique, de la robotique, ne réussit pas à la faire croître significativement.
Le capitalisme se heurte donc à des limites
sociales et écologiques infranchissables. Il ne peut pas pousser l’exploitation
de la force de travail jusqu’au point où les marchandises ne peuvent plus
trouver suffisamment de demandeurs. Et il ne peut pas pousser l’exploitation de
la nature au-delà des limites de la Terre. Résultat : la crise du
capitalisme est systémique. Il ne reste plus à celui-ci que la fuite en avant
de la financiarisation, surfant sur le grossissement d’un capital fictif qui,
tôt ou tard, s’évanouit. Mais la financiarisation ne peut jamais être davantage
qu’un palliatif temporaire.
La surprenante mise à l’arrêt de l’économie
marchande à laquelle nous assistons est-elle simplement le prélude à un
réamorçage de ce capitalisme en crise systémique ou l’occasion d’une
réorganisation profonde de l’économie ?
Sommes-nous à la croisée des chemins ?
D’une certaine manière, oui. Parce que les forces du capital ne restent pas
inertes. L’épuisement de la planète, le réchauffement du climat et la perte
énorme de biodiversité sont avérés. On voit émerger et se développer un large
courant de la théorie économique dominante qui jure ses grands dieux que
l’environnement sera désormais pris en compte. On ne compte plus les rapports
des grandes institutions internationales ONU, FMI, OCDE, Union européenne, les
articles de revues savantes, qui calculent le capital sous toutes les formes
que l’idéologie dominante lui donne : capital économique, capital social,
capital humain et capital naturel, le dernier-né de cette bande où tout est
réduit à du capital, sous-entendu comme à des choses dont il faut tirer de la
valeur.
Je plaide pour qu’on revienne à l’économie
politique et au dépassement qu’en avait fait Marx. Parce qu’elle permet de
distinguer la richesse dont la nature est le meilleur exemple et la valeur au
sens économique qui prend sa source dans le travail et qui revêt la forme
monétaire lorsque la marchandise est vendue sur le marché ou lorsque des
activités non marchandes sont validées par décision politique : de
l’éducation dans les écoles, du soin dans les hôpitaux, de la recherche dans
les universités, etc. Une fois ces bases posées, alors peut s’ouvrir un champ
de légitimité pour les services publics non marchands, pour les biens érigés au
rang de biens communs. Tout ce dont la valeur ne résulte pas d’un arbitrage du
marché ni d’une opportunité de rentabilité, mais d’une convention sociale et
politique. C’est ce que j’expliquais dans mon ouvrage La richesse, la valeur et
l’inestimable publié en 2013 [aux éditions Les Liens qui libèrent – ndlr].
La crise sanitaire due au Covid-19 est une
confirmation éclatante que la valeur au sens marchand ne résume ni l’ensemble
de la valeur économique produite, ni a
fortiori l’ensemble des richesses sociales. Un calcul
coûts/bénéfices aboutit à jeter un milliard de masques et à supprimer 40 %
de lits d’hôpitaux. Un débat politique démocratique aurait mis le principe de
précaution au-dessus d’un « prix
de la vie » calculé selon des méthodes aussi foireuses
que cyniques. Ces méthodes sont fondées sur le « consentement à payer » pour
avoir une année de vie supplémentaire ou sur la comparaison du revenu attendu
d’une année de vie et le coût budgétaire du soin à apporter pour rester en vie.
La leçon principale de cette crise est qu’elle met en lumière les activités qui
sont essentielles à la société et ramène au rang de l’accessoire bon nombre de
productions que seule la logique marchande et du productivisme impose.
Précisément, une des voies que vous proposez
pour sortir du « trou
noir du capitalisme », c’est la « réhabilitation du
travail ». Voici un point sur lequel tout le monde semble
désormais d’accord : même Emmanuel Macron a appelé récemment à la prise en
compte de « l’utilité
sociale » des métiers. Mais s’agit-il simplement
d’accorder une prime en temps de crise ou de quelque chose de bien plus
profond ?
La première partie de mon livre est consacrée
à l’analyse de la crise capitaliste actuelle, principalement grâce aux concepts
critiques de Marx dans Le
Capital (surproduction, suraccumulation du capital,
exploitation conjointe de la force de travail et de la nature…). La seconde
partie prend au sérieux l’avertissement de l’anthropologue hongrois de
l’entre-deux-guerres, Karl Polanyi, dans son grand livre La grande transformation :
la marchandisation du travail, de la terre et de la monnaie serait mortifère
pour la société. Alors, j’esquisse effectivement trois voies pour sortir de la
nasse et amorcer une « grande bifurcation » :
réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie.
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