Ce texte, dont la rédaction a été coordonnée par Florence Ciaravola et Bruno Della Sudda, est extrait (paragraphe 8) d'une brochure de la commission internationale d'Ensemble! publiée à l'automne 2020 ("Entre ambitions, tensions et révolutions, un monde de plus en plus complexe")
L’HÉRITAGE HISTORIQUE
Centré sur la double exigence de l'égalité des droits et de la conquête de droits spécifiques des femmes, le féminisme en tant que mouvement a surgi en Europe et en Amérique du nord dans la seconde partie du XIX°siècle, mais ne se limitait pas à ces régions du monde. Il existait par exemple au Japon, en Iran, en Inde, en Chine, en Russie, en Argentine, au Brésil ou dans le monde arabe, colonisé par les grandes puissances européennes britannique (Egypte) ou française (Liban, Tunisie).
Ce
premier féminisme, tout en étant très minoritaire, a jeté les bases d'un
mouvement historique d'émancipation autonome, non sans lien -et à des degrés
divers selon les pays- avec le mouvement ouvrier en Europe et en Amérique du
nord. Dans les pays riches, son objectif
principal était le droit de vote et l'égalité des droits civils et politiques,
dont plus de la moitié de la population adulte (femmes, populations étrangères)
était privée y compris dans les pays où l'on prétendait avoir accordé le droit
de vote "universel". Ailleurs dans le monde, il était souvent lié aux
mobilisations anti-coloniales.
Les évolutions contemporaines du capitalisme depuis la
seconde moitié du 20° siècle ont entraîné des évolutions contradictoires du
point de vue de la situation des femmes.
Dans les pays industrialisés, l’expansion du salariat,
la tertiarisation des économies et le développement des services publics se
sont accompagnés d’une entrée massive des femmes dans le salariat, leur
conférant une autonomie plus grande, par rapport à la dépendance familiale
antérieure dans le cadre d'activités artisanales ou d’activités agricoles.
Dans les pays dits "en développement",
au-delà de la grande hétérogénéité des situations, l’expansion des activités
industrielles liées aux firmes multinationales a occasionné également une
extension du salariat féminin qui, au-delà des conditions dramatiques de
surexploitations et de conditions de travail catastrophiques sur le plan de la
santé et de la sécurité, ont contribué à fragiliser les structures sociales et
les liens de dépendances traditionnels, et des luttes salariales de femmes
comme les salariées du textile au Bangladesh : c’est ce qu’on a pu appeler
les « paradoxes de la mondialisation ». Simultanément, à partir des
années 1980, les femmes ont été les premières à subir les effets des programmes
d’ajustement structurel, en termes de paupérisation et de précarisation de leur
situation. Dans nombre de pays, les activités informelles, en grande partie
assurées par les femmes, ont connu un gonflement. Enfin, dans nombre de cas,
les femmes continuent d’assurer l’essentiel de la production agricole vivrière,
sans avoir un accès sécurisé à la terre, notamment en Afrique subsaharienne.
Avec la mondialisation contemporaine, on a vu une croissance des migrations
internationales féminines : aujourd’hui environ la moitié des migrant·es
dans le monde sont des femmes.
Dans les pays de l’Est, la transformation vers
l’économie de marché a occasionné une remise en cause de l’autonomie des
femmes, parfois le retour des pouvoirs cléricaux, une remise en cause du droit
au travail et de l’autonomie économique, et souvent du droit à l’avortement
comme en Pologne.
Enfin, dans les économies industrialisées,
les femmes ont été nombreuses à participer aux mouvements sociaux contre les
politiques néolibérales les touchant au premier chef, comme en France les
luttes en opposition aux contre- réformes des retraites.
La
seconde vague féministe, dans les pays industrialisés, a correspondu au moment
des grands mouvements de contestation culturelle, sociale et politique des
années 1960. Elle a été principalement centrée sur les mobilisations pour les
droits spécifiques liés à la maîtrise de son corps et au droit à l'IVG libre et
gratuit. Une thématique de parfaite actualité aujourd'hui encore, dans les
sociétés du Nord comme du Sud, soit pour conquérir ces droits, soit pour les
défendre quand ils sont menacés. Des lieux de mobilisations collectives
(groupes de paroles) ont commencé à remettre en cause les normes de genre et la
famille patriarcale, en lien avec les mouvements naissants pour les droits des
homosexuel·les. Dans le même temps, l’ampleur des mobilisations sociales et des
grèves dans les différents pays d’Europe ont été le contexte du développement,
notamment en France, d’un féminisme «lutte de classe» - dont l’histoire est
aujourd’hui souvent occultée – se traduisant par une place croissante des
femmes dans les luttes salariales, des commissions femmes dans les syndicats,
et le développement de luttes autour de l’égalité salariale, des conditions de
travail, de la reconnaissance des qualifications dans les métiers féminisés.
Dans le prolongement de
ces deux premières vagues, les gouvernements des pays occidentaux, des pays de
l'Est (référence socialiste oblige) et d'une partie des pays appelés
Tiers-Monde (en particulier dans la
dynamique des révolutions anti-coloniales) ont souvent dû concéder un certain nombre de droits et permis une
relative égalité dans les lois.
En France, la loi sur la
parité politique (2000) ou la loi sur l’égalité parentale (1970), l’égalité
professionnelle (1972) en sont des exemples. Comme pour le droit de vote
antérieurement, ces acquis sur le plan des droits présentent le potentiel d’un
approfondissement des conquêtes, et la dynamique dépend du rapport de force,
sachant que nombre de ces lois ne sont aujourd’hui qu’incomplètement
appliquées.
LA PRISE EN COMPTE DE L’IMBRICATION DES
RAPPORTS DE DOMINATION ET L’APPORT DE L'ALTERMONDIALISME
Au
tournant du siècle, la troisième vague féministe a bénéficié d'un apport majeur
venu des mobilisations et des débats en Amérique du nord ainsi qu’à l'émergence
de l'altermondialisme.
Certains
courants de pensée parlent à ce sujet d’approche intersectionnelle. Il s’agit de prendre en compte
l’articulation et l’imbrication de plusieurs types de domination,
d'exploitation et d'oppression : classe, genre « race » (celle-ci
étant entendue non pas au sens biologique et raciste du terme mais bien au sens
de construction sociale). , orientation sexuelle, ….
Cet
apport nous est venu de plusieurs filiations et expériences historiques, par
exemple du "Black feminism", porté par les femmes noires aux
Etats-Unis, mais également les luttes de femmes dans les mouvements de
libération nationales, les luttes de femmes indigènes en Amérique latine
(Chiapas, Bolivie, Equateur…), ou antérieurement dans le courant féministe
«lutte de classes».
Un apport fécond : la prise
en compte de cette articulation entre les rapports sociaux de domination peut
contribuer au rapprochement des mouvements de contestation du capitalisme, du
colonialisme, de la domination masculine, du racisme, et stimuler les convergences et les terrains
d'action et de réflexion communes. Il est nécessaire pour cela de construire de
façon volontariste ces convergences, en résistant à différentes dérives
possibles : la tentation de hiérarchiser les oppressions en particulier
dans l’urgence – l’émancipation des femmes étant toujours renvoyée à des
lendemains meilleurs ; les accusations de division de la lutte – qui ont
pu faire obstacle dans le passé à la prise en compte du féminisme par une
partie du mouvement ouvrier ; la tentation de faire bloc et la difficulté
à reconnaître que l’opprimé peut être aussi un oppresseur – reconnaissance qui
constitue un des apports majeurs du féminisme, mais explique aussi les
résistances qu’il suscite." L’enjeu permanent est de refuser toute hiérarchisation des luttes,
dont le féminisme a souvent été victime dans l’histoire.
Cet
apport est entré en résonance avec ce que nous ont dit l'altermondialisme et le
processus des Forums sociaux : le refus de prioriser telle lutte par rapport à
telle autre, de hiérarchiser les terrains de contestation et de propositions
alternatives ; le souci du dialogue et des convergences entre les
différents mouvements de contestation. Tout ce qui a trait aux luttes
féministes a occupé une place forte dans la dynamique des Forums sociaux à
toutes les échelles, même si là encore cette place a dû se construire dans la
durée depuis le début du processus.
UN ELARGISSEMENT DECISIF, UNE DYNAMIQUE
MONDIALE
Nous
vivons, depuis 2010, ce qui correspond
dans certains pays à une quatrième vague du féminisme . Cette nouvelle vague se
nourrit des précédentes mais s'en distingue par plusieurs spécificités et la
mise en avant concomitante et articulée de différentes thématiques, dans un
contexte mondialisé.
Celui-ci
est marqué, notamment, par l'utilisation par les réseaux féministes du monde
entier des outils de la révolution technologique et numérique, de nouveaux
modes d’action, un renouvellement générationnel massif. Cela concerne les
mobilisations elles-mêmes. L’usage des nouveaux outils technologiques élargit
de manière considérable la circulation des informations, de la production des
textes, idées et contributions, bien au-delà des cercles militants ou
universitaires d'autrefois contribuant à la diffusion d’une culture féministe.
On en a vu un exemple avec la diffusion dans différentes régions du monde des
mobilisations contre les violences de genre à partir du mouvement Metoo.
Contemporaine de l'essor de l'altermondialisme, la Marche mondiale des femmes
avait montré la voie, dans les années 2000. Cette expérience, encore en cours,
a montré au moment de son lancement dans les années 1990 et début 2000 une vraie construction
volontaristes de combats universels, sur la base d'une situation où il était
rien moins qu'évident pour les féministes des certains pays du Sud de reprendre
et et de porter les revendications du droit à disposer de son corps, de la
libre orientation sexuelle, etc.
C'est
au début de la décennie suivante que d'abord en Inde (2012) et en Amérique indo-afro-latine
(Mexique 2011 puis Argentine 2015), que se déploient de très fortes
mobilisations féministes contre les violences faites aux femmes et contre les
féminicides. Ces mobilisations ne sont pas isolées et de manière concomitante,
d'autres y font écho sur différentes thématiques, dans plusieurs régions du
monde : le mot d'ordre de grève des femmes, déjà présent en Pologne en 2016
pour le droit à l'IVG, est mis en avant cette fois-ci contre les violences,
mais aussi en Islande cette fois-ci pour l'égalité salariale la même année.
C'est
en Argentine que le mouvement de grève est le plus massif, avec une
manifestation de 250 000 personnes à Buenos-Aires le 19 octobre 2016.
L’année suivante, le hashtag #Metoo, sert de
déclencheur à un mouvement mondial de témoignages d’agressions sexuelles et de
dénonciations de violences sexistes encourageant la libération de la parole des
femmes . #Metoo révèle l’ampleur des violences faites aux femmes dans tous les
pays, dans tous les milieux sociaux et dans tous les secteurs de la société.
Quant
au choix de la grève féministe, c'est précisément cette option, le sens et les
conséquences de ce type de mot d'ordre et d'action qui font l’une des
spécificités de cette quatrième vague féministe.
Pour
reprendre les propos du collectif Ni una menos ("Ni una mujer menos ni una
muerta mas" : pas une femme de moins, pas une morte de plus), du nom de la
première grande manifestation argentine de 2015 et rendant hommage à la
féministe mexicaine Susana Chavez assassinée quatre ans plus tôt :
"Utiliser un outil tel que la grève a permis de mettre à jour la trame
économique de la violence patriarcale. Elle fut aussi l'occasion d'une énorme
démonstration de puissance, qui nous éloignait de la place de victimes pour
nous situer comme sujets politiques et productrices de valeur. Nous avons
également complexifié la catégorie de travailleuses en mettant en évidence que
le travail est également domestique, informel et qu'il inclut aussi les formes
d'associations autogérées."
Dès
2016, le projet d'une grève internationale des femmes chaque année, à
l'occasion du 8 mars, prend corps et devient un thème et un mot d'ordre mis en
débat dans les réseaux féministes à l'échelle planétaire. En Espagne, la grève
reçoit l'appui d'une partie de la gauche syndicale et politique, avec 5
millions de manifestant·es en 2018 et 6 millions l'année suivante. Ailleurs
dans le monde, des manifestations ont lieu avec une ampleur inégale. Mais dans
de très nombreux pays comme en France, ce qui apparaissait relever de l'utopie
lointaine et abstraite devient une perspective et un objectif concret qui sont
désormais en discussion dans Solidaires, à la CGT et dans les associations
féministes. Dans ces deux organisations syndicales, on peut observer que la
grève des femmes devient depuis peu objet d'appropriation par les jeunes
militantes syndicales. Les luttes salariales de femmes prennent aussi un
nouveau visage, avec le développement dans les économies industrialisées de la
précarité, du temps partiel et de la pauvreté au travail. En France par exemple
se développent des luttes, souvent de femmes immigrées, dans les secteurs de l’aide à domicile, de la
garde des jeunes enfants, des femmes de chambre des grands hôtels, des
salariées de la grande distribution….
La
quatrième vague féministe brasse les thématiques et les décloisonne, remettant
en avant l'ensemble des exigences-phares des vagues précédentes en articulant
les revendications pour l’égalité aux mouvements sociaux, écologique,
antiracistes ou anticoloniaux. Les luttes sont aussi mises en avant de manière
combinée, dans des mobilisations -en particulier dans les pays du Sud, comme en
Equateur en 2019 ("Notre corps nous appartient, notre terre aussi")-
dans lesquelles s'expriment à la fois exigences féministes et écologistes, à
travers les luttes contre l'extractivisme ou les pesticides ou des projets
d'agrandissement aéroportuaire ou d'usines polluantes, pour l'accès à l'eau.
A
noter que dans bien des cas, dans ces luttes s'exprime également une solidarité
active avec les femmes des peuples autochtones, quand celles-ci ne sont pas
elles-mêmes les protagonistes des mobilisations.
CONCLUSION
Pour
l'historien marxiste et britannique Eric Hobsbawm, la longue marche du
féminisme était déjà l'évènement majeur du XX°siècle. Le féminisme est non
seulement un mouvement d'émancipation majeur, c'est aussi une révolution au
sens de révolution longue et irréversible, de processus inscrit dans la durée,
de mouvement prolongé et multiforme aux expressions multiples.
On
peut constater dans le nouveau cycle de soulèvements populaires et de processus
révolutionnaires ouvert en 2010/2011 , amplifié en 2019 et confirmé été 2020
par la "révolution de femmes" en Biélorussie que la place des femmes, combinée à
l'irruption de nouvelles générations, est majeure. Ce n'est pas en soi un fait
nouveau puisqu'il en est de même dans presque toutes les révolutions dans
l'histoire -ce que l'histoire officielle, académique ou même
"critique", ne mentionne que très rarement-
Mais
le phénomène se confirme, il s'accentue et prend désormais une dimension
planétaire.
L'expérience
prometteuse du Rojava, avec la participation des femmes à parité à la vie
politico-sociale et à la défense des populations, malgré les menaces qui pèsent
sur elle, soit à la fois démocratique et autogestionnaire, laïque
-non-assujettie à des emprises confessionnelles et religieuses- et féministe,
ce qui lui confère son aspect singulier en particulier dans cette région du
monde.
La
force acquise dans l'histoire par le féminisme s'accroît avec la prise en compte
de l’articulation avec les autres rapports de domination, à la fin du XX°
siècle et la jonction avec d'autres terrains d'oppression, d'exploitation et de
domination, et donc d'autres mouvements d'émancipation, depuis les décennies
2000 et 2010.
Ainsi,
la quatrième vague du féminisme, dont nous sommes partie prenante, constitue
une redoutable menace pour l'ordre établi, les gouvernements et les politiciens
à son service.
Face aux exigences, aux luttes et aux
mobilisations de cette révolution féministe,
les dirigeants politiques sont poussés à répondre par
-
une réponse qu’on pourrait qualifier de "réformiste" ou relevant d'un
"féminisme d'adaptation", à travers l'institutionnalisation, le rôle prépondérant de l’État et
l'intégration partielle des thématiques "droits des femmes-égalité
hommes-femmes" via la législation. Ce féminisme "light" permet malgré
tout des avancées réelles et indispensables (droit à l’IVG, en Espagne la loi
sur les violences de genre). Mais cette
réponse ne remet jamais en cause les
mécanismes de domination et d'exploitation, ignore toute auto-organisation des
femmes et bien sûr toute perspective de
classe. Ce type de réponse est particulièrement présent en Europe de l’ouest,
où la référence à l’égalité femmes-hommes constituait, au moins jusqu’à
présent, une référence obligée de presque tous les partis candidats au pouvoir,
à la différence des Etats-Unis.
-
une réponse réactionnaire, à travers l'offensive des droites et des
extrêmes-droites, cléricales ou non, pour qui les minorités en général et les
femmes en priorité, sont les premières cibles : c'est le cas avec les pouvoirs
autoritaires ou néo-fascisants en place dans différentes régions du monde, qui
remettent en cause les droits des femmes et des minorités, et justifient à la
fois les inégalités et les violences vis à vis d’elles. C’est le cas également
des mouvements masculinistes, dont l’influence est particulièrement prégnante
en Amérique du Nord, mais qui se font entendre également en Europe pour tenter
de défendre dans les lois la famille patriarcale. C’est le cas enfin des
différents intégrismes religieux qui, derrière le mouvement réel et massif de
laïcisation dans toutes les sociétés, dont les femmes sont largement partie
prenante, cherchent partout dans le monde, souvent avec une grande violence, à
remettre en cause la liberté des femmes et à rétablir les rôles sociaux
traditionnels.
Dans
un tel contexte, l'enjeu est de contribuer au déploiement de cette révolution
féministe mondiale , élément majeur d’une alternative globale à l’ordre établi
et à la crise systémique et multidimensionnelle.
Il
s’agit donc de participer aux mobilisations unitaires, en défense des droits et
pour leur extension, pour que l'égalité hommes-femmes devienne réelle, de
soutenir les processus d'auto-organisation des femmes, élément fondamental de
cette révolution, et de contribuer au développement d’un internationalisme
féministe.
Extrait de la brochure "International, entre ambitions, tensions et révolutions, un monde d eplus en plus complexe", élaborée par la Commission internationale d'Ensemble!
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