lundi 17 mai 2021

La Révolution féministe mondiale - texte d'Ensemble!

 


Ce texte, dont la rédaction a été coordonnée par Florence Ciaravola et Bruno Della Sudda, est extrait (paragraphe 8) d'une brochure de la commission internationale d'Ensemble! publiée à l'automne 2020 ("Entre ambitions, tensions et révolutions, un monde de plus en plus complexe")


 L’HÉRITAGE HISTORIQUE

Centré sur la double exigence de l'égalité des droits et de la conquête de droits spécifiques des femmes, le féminisme en tant que mouvement a surgi en Europe et en Amérique du nord dans la seconde partie du XIX°siècle, mais ne se limitait pas à ces régions du monde. Il existait par exemple au Japon, en Iran, en Inde, en Chine, en Russie, en Argentine, au Brésil ou dans le monde arabe, colonisé par les grandes puissances européennes britannique (Egypte) ou française (Liban, Tunisie).

Ce premier féminisme, tout en étant très minoritaire, a jeté les bases d'un mouvement historique d'émancipation autonome, non sans lien -et à des degrés divers selon les pays- avec le mouvement ouvrier en Europe et en Amérique du nord. Dans les pays  riches, son objectif principal était le droit de vote et l'égalité des droits civils et politiques, dont plus de la moitié de la population adulte (femmes, populations étrangères) était privée y compris dans les pays où l'on prétendait avoir accordé le droit de vote "universel". Ailleurs dans le monde, il était souvent lié aux mobilisations anti-coloniales.

Les évolutions contemporaines du capitalisme depuis la seconde moitié du 20° siècle ont entraîné des évolutions contradictoires du point de vue de la situation des femmes.

Dans les pays industrialisés, l’expansion du salariat, la tertiarisation des économies et le développement des services publics se sont accompagnés d’une entrée massive des femmes dans le salariat, leur conférant une autonomie plus grande, par rapport à la dépendance familiale antérieure dans le cadre d'activités artisanales ou d’activités agricoles.

Dans les pays dits "en développement", au-delà de la grande hétérogénéité des situations, l’expansion des activités industrielles liées aux firmes multinationales a occasionné également une extension du salariat féminin qui, au-delà des conditions dramatiques de surexploitations et de conditions de travail catastrophiques sur le plan de la santé et de la sécurité, ont contribué à fragiliser les structures sociales et les liens de dépendances traditionnels, et des luttes salariales de femmes comme les salariées du textile au Bangladesh : c’est ce qu’on a pu appeler les « paradoxes de la mondialisation ». Simultanément, à partir des années 1980, les femmes ont été les premières à subir les effets des programmes d’ajustement structurel, en termes de paupérisation et de précarisation de leur situation. Dans nombre de pays, les activités informelles, en grande partie assurées par les femmes, ont connu un gonflement. Enfin, dans nombre de cas, les femmes continuent d’assurer l’essentiel de la production agricole vivrière, sans avoir un accès sécurisé à la terre, notamment en Afrique subsaharienne. Avec la mondialisation contemporaine, on a vu une croissance des migrations internationales féminines : aujourd’hui environ la moitié des migrant·es dans le monde sont des femmes.

Dans les pays de l’Est, la transformation vers l’économie de marché a occasionné une remise en cause de l’autonomie des femmes, parfois le retour des pouvoirs cléricaux, une remise en cause du droit au travail et de l’autonomie économique, et souvent du droit à l’avortement comme en Pologne.

 Enfin, dans les économies industrialisées, les femmes ont été nombreuses à participer aux mouvements sociaux contre les politiques néolibérales les touchant au premier chef, comme en France les luttes en opposition aux contre- réformes des retraites.

 

La seconde vague féministe, dans les pays industrialisés, a correspondu au moment des grands mouvements de contestation culturelle, sociale et politique des années 1960. Elle a été principalement centrée sur les mobilisations pour les droits spécifiques liés à la maîtrise de son corps et au droit à l'IVG libre et gratuit. Une thématique de parfaite actualité aujourd'hui encore, dans les sociétés du Nord comme du Sud, soit pour conquérir ces droits, soit pour les défendre quand ils sont menacés. Des lieux de mobilisations collectives (groupes de paroles) ont commencé à remettre en cause les normes de genre et la famille patriarcale, en lien avec les mouvements naissants pour les droits des homosexuel·les. Dans le même temps, l’ampleur des mobilisations sociales et des grèves dans les différents pays d’Europe ont été le contexte du développement, notamment en France, d’un féminisme «lutte de classe» - dont l’histoire est aujourd’hui souvent occultée – se traduisant par une place croissante des femmes dans les luttes salariales, des commissions femmes dans les syndicats, et le développement de luttes autour de l’égalité salariale, des conditions de travail, de la reconnaissance des qualifications dans les métiers féminisés.

Dans le prolongement de ces deux premières vagues, les gouvernements des pays occidentaux, des pays de l'Est (référence socialiste oblige) et d'une partie des pays appelés Tiers-Monde  (en particulier dans la dynamique des révolutions anti-coloniales) ont souvent dû concéder  un certain nombre de droits et permis une relative égalité dans les lois.

 En France, la loi sur la parité politique (2000) ou la loi sur l’égalité parentale (1970), l’égalité professionnelle (1972) en sont des exemples. Comme pour le droit de vote antérieurement, ces acquis sur le plan des droits présentent le potentiel d’un approfondissement des conquêtes, et la dynamique dépend du rapport de force, sachant que nombre de ces lois ne sont aujourd’hui qu’incomplètement appliquées.

 

LA PRISE EN COMPTE DE L’IMBRICATION DES RAPPORTS DE DOMINATION ET L’APPORT DE L'ALTERMONDIALISME

Au tournant du siècle, la troisième vague féministe a bénéficié d'un apport majeur venu des mobilisations et des débats en Amérique du nord ainsi qu’à l'émergence de l'altermondialisme.

Certains courants de pensée parlent à ce sujet d’approche intersectionnelle.   Il s’agit de prendre en compte l’articulation et l’imbrication de plusieurs types de domination, d'exploitation et d'oppression : classe, genre « race » (celle-ci étant entendue non pas au sens biologique et raciste du terme mais bien au sens de construction sociale). , orientation sexuelle, ….

Cet apport nous est venu de plusieurs filiations et expériences historiques, par exemple du "Black feminism", porté par les femmes noires aux Etats-Unis, mais également les luttes de femmes dans les mouvements de libération nationales, les luttes de femmes indigènes en Amérique latine (Chiapas, Bolivie, Equateur…), ou antérieurement dans le courant féministe «lutte de classes».

Un apport fécond : la prise en compte de cette articulation entre les rapports sociaux de domination peut contribuer au rapprochement des mouvements de contestation du capitalisme, du colonialisme, de la domination masculine, du racisme, et  stimuler les convergences et les terrains d'action et de réflexion communes. Il est nécessaire pour cela de construire de façon volontariste ces convergences, en résistant à différentes dérives possibles : la tentation de hiérarchiser les oppressions en particulier dans l’urgence – l’émancipation des femmes étant toujours renvoyée à des lendemains meilleurs ; les accusations de division de la lutte – qui ont pu faire obstacle dans le passé à la prise en compte du féminisme par une partie du mouvement ouvrier ; la tentation de faire bloc et la difficulté à reconnaître que l’opprimé peut être aussi un oppresseur – reconnaissance qui constitue un des apports majeurs du féminisme, mais explique aussi les résistances qu’il suscite." L’enjeu permanent est de refuser toute hiérarchisation des luttes, dont le féminisme a souvent été victime dans l’histoire.

Cet apport est entré en résonance avec ce que nous ont dit l'altermondialisme et le processus des Forums sociaux : le refus de prioriser telle lutte par rapport à telle autre, de hiérarchiser les terrains de contestation et de propositions alternatives ; le souci du dialogue et des convergences entre les différents mouvements de contestation. Tout ce qui a trait aux luttes féministes a occupé une place forte dans la dynamique des Forums sociaux à toutes les échelles, même si là encore cette place a dû se construire dans la durée depuis le début du processus.

 UN ELARGISSEMENT DECISIF, UNE DYNAMIQUE MONDIALE

Nous vivons, depuis 2010,  ce qui correspond dans certains pays à une quatrième vague du féminisme . Cette nouvelle vague se nourrit des précédentes mais s'en distingue par plusieurs spécificités et la mise en avant concomitante et articulée de différentes thématiques, dans un contexte mondialisé.

Celui-ci est marqué, notamment, par l'utilisation par les réseaux féministes du monde entier des outils de la révolution technologique et numérique, de nouveaux modes d’action, un renouvellement générationnel massif. Cela concerne les mobilisations elles-mêmes. L’usage des nouveaux outils technologiques élargit de manière considérable la circulation des informations, de la production des textes, idées et contributions, bien au-delà des cercles militants ou universitaires d'autrefois contribuant à la diffusion d’une culture féministe. On en a vu un exemple avec la diffusion dans différentes régions du monde des mobilisations contre les violences de genre à partir du mouvement Metoo.

 
Contemporaine de l'essor de l'altermondialisme, la Marche mondiale des femmes avait montré la voie, dans les années 2000. Cette expérience, encore en cours, a montré au moment de son lancement
dans les années 1990 et début 2000 une vraie construction volontaristes de combats universels, sur la base d'une situation où il était rien moins qu'évident pour les féministes des certains pays du Sud de reprendre et et de porter les revendications du droit à disposer de son corps, de la libre orientation sexuelle, etc.

C'est au début de la décennie suivante que d'abord en Inde (2012) et en Amérique indo-afro-latine (Mexique 2011 puis Argentine 2015), que se déploient de très fortes mobilisations féministes contre les violences faites aux femmes et contre les féminicides. Ces mobilisations ne sont pas isolées et de manière concomitante, d'autres y font écho sur différentes thématiques, dans plusieurs régions du monde : le mot d'ordre de grève des femmes, déjà présent en Pologne en 2016 pour le droit à l'IVG, est mis en avant cette fois-ci contre les violences, mais aussi en Islande cette fois-ci pour l'égalité salariale la même année.

C'est en Argentine que le mouvement de grève est le plus massif, avec une manifestation de 250 000 personnes à Buenos-Aires le 19 octobre 2016.

L’année suivante, le hashtag #Metoo, sert de déclencheur à un mouvement mondial de témoignages d’agressions sexuelles et de dénonciations de violences sexistes encourageant la libération de la parole des femmes . #Metoo révèle l’ampleur des violences faites aux femmes dans tous les pays, dans tous les milieux sociaux et dans tous les secteurs de la société.

Quant au choix de la grève féministe, c'est précisément cette option, le sens et les conséquences de ce type de mot d'ordre et d'action qui font l’une des spécificités de cette quatrième vague féministe.

Pour reprendre les propos du collectif Ni una menos ("Ni una mujer menos ni una muerta mas" : pas une femme de moins, pas une morte de plus), du nom de la première grande manifestation argentine de 2015 et rendant hommage à la féministe mexicaine Susana Chavez assassinée quatre ans plus tôt : "Utiliser un outil tel que la grève a permis de mettre à jour la trame économique de la violence patriarcale. Elle fut aussi l'occasion d'une énorme démonstration de puissance, qui nous éloignait de la place de victimes pour nous situer comme sujets politiques et productrices de valeur. Nous avons également complexifié la catégorie de travailleuses en mettant en évidence que le travail est également domestique, informel et qu'il inclut aussi les formes d'associations autogérées."

Dès 2016, le projet d'une grève internationale des femmes chaque année, à l'occasion du 8 mars, prend corps et devient un thème et un mot d'ordre mis en débat dans les réseaux féministes à l'échelle planétaire. En Espagne, la grève reçoit l'appui d'une partie de la gauche syndicale et politique, avec 5 millions de manifestant·es en 2018 et 6 millions l'année suivante. Ailleurs dans le monde, des manifestations ont lieu avec une ampleur inégale. Mais dans de très nombreux pays comme en France, ce qui apparaissait relever de l'utopie lointaine et abstraite devient une perspective et un objectif concret qui sont désormais en discussion dans Solidaires, à la CGT et dans les associations féministes. Dans ces deux organisations syndicales, on peut observer que la grève des femmes devient depuis peu objet d'appropriation par les jeunes militantes syndicales. Les luttes salariales de femmes prennent aussi un nouveau visage, avec le développement dans les économies industrialisées de la précarité, du temps partiel et de la pauvreté au travail. En France par exemple se développent des luttes, souvent de femmes immigrées,  dans les secteurs de l’aide à domicile, de la garde des jeunes enfants, des femmes de chambre des grands hôtels, des salariées de la grande distribution….

 

La quatrième vague féministe brasse les thématiques et les décloisonne, remettant en avant l'ensemble des exigences-phares des vagues précédentes en articulant les revendications pour l’égalité aux mouvements sociaux, écologique, antiracistes ou anticoloniaux. Les luttes sont aussi mises en avant de manière combinée, dans des mobilisations -en particulier dans les pays du Sud, comme en Equateur en 2019 ("Notre corps nous appartient, notre terre aussi")- dans lesquelles s'expriment à la fois exigences féministes et écologistes, à travers les luttes contre l'extractivisme ou les pesticides ou des projets d'agrandissement aéroportuaire ou d'usines polluantes, pour l'accès à l'eau.

A noter que dans bien des cas, dans ces luttes s'exprime également une solidarité active avec les femmes des peuples autochtones, quand celles-ci ne sont pas elles-mêmes les protagonistes des mobilisations.

CONCLUSION

Pour l'historien marxiste et britannique Eric Hobsbawm, la longue marche du féminisme était déjà l'évènement majeur du XX°siècle. Le féminisme est non seulement un mouvement d'émancipation majeur, c'est aussi une révolution au sens de révolution longue et irréversible, de processus inscrit dans la durée, de mouvement prolongé et multiforme aux expressions multiples.

On peut constater dans le nouveau cycle de soulèvements populaires et de processus révolutionnaires ouvert en 2010/2011 , amplifié en 2019 et confirmé été 2020 par la "révolution de femmes" en Biélorussie  que la place des femmes, combinée à l'irruption de nouvelles générations, est majeure. Ce n'est pas en soi un fait nouveau puisqu'il en est de même dans presque toutes les révolutions dans l'histoire -ce que l'histoire officielle, académique ou même "critique", ne mentionne que très rarement-

Mais le phénomène se confirme, il s'accentue et prend désormais une dimension planétaire.

L'expérience prometteuse du Rojava, avec la participation des femmes à parité à la vie politico-sociale et à la défense des populations, malgré les menaces qui pèsent sur elle, soit à la fois démocratique et autogestionnaire, laïque -non-assujettie à des emprises confessionnelles et religieuses- et féministe, ce qui lui confère son aspect singulier en particulier dans cette région du monde.

La force acquise dans l'histoire par le féminisme s'accroît avec la prise en compte de l’articulation avec les autres rapports de domination, à la fin du XX° siècle et la jonction avec d'autres terrains d'oppression, d'exploitation et de domination, et donc d'autres mouvements d'émancipation, depuis les décennies 2000 et 2010.

Ainsi, la quatrième vague du féminisme, dont nous sommes partie prenante, constitue une redoutable menace pour l'ordre établi, les gouvernements et les politiciens à son service.

Face  aux exigences, aux luttes et aux mobilisations de cette révolution féministe,  les dirigeants politiques sont poussés à répondre par

- une réponse qu’on pourrait qualifier de "réformiste" ou relevant d'un "féminisme d'adaptation", à travers l'institutionnalisation,  le rôle prépondérant de l’État et l'intégration partielle des thématiques "droits des femmes-égalité hommes-femmes" via la législation.   Ce féminisme "light" permet malgré tout des avancées réelles et indispensables (droit à l’IVG, en Espagne la loi sur les violences de genre).  Mais cette réponse ne remet jamais  en cause les mécanismes de domination et d'exploitation, ignore toute auto-organisation des femmes et bien sûr  toute perspective de classe. Ce type de réponse est particulièrement présent en Europe de l’ouest, où la référence à l’égalité femmes-hommes constituait, au moins jusqu’à présent, une référence obligée de presque tous les partis candidats au pouvoir, à la différence des Etats-Unis.

- une réponse réactionnaire, à travers l'offensive des droites et des extrêmes-droites, cléricales ou non, pour qui les minorités en général et les femmes en priorité, sont les premières cibles : c'est le cas avec les pouvoirs autoritaires ou néo-fascisants en place dans différentes régions du monde, qui remettent en cause les droits des femmes et des minorités, et justifient à la fois les inégalités et les violences vis à vis d’elles. C’est le cas également des mouvements masculinistes, dont l’influence est particulièrement prégnante en Amérique du Nord, mais qui se font entendre également en Europe pour tenter de défendre dans les lois la famille patriarcale. C’est le cas enfin des différents intégrismes religieux qui, derrière le mouvement réel et massif de laïcisation dans toutes les sociétés, dont les femmes sont largement partie prenante, cherchent partout dans le monde, souvent avec une grande violence, à remettre en cause la liberté des femmes et à rétablir les rôles sociaux traditionnels.

Dans un tel contexte, l'enjeu est de contribuer au déploiement de cette révolution féministe mondiale , élément majeur d’une alternative globale à l’ordre établi et à la crise systémique et multidimensionnelle.

Il s’agit donc de participer aux mobilisations unitaires, en défense des droits et pour leur extension, pour que l'égalité hommes-femmes devienne réelle, de soutenir les processus d'auto-organisation des femmes, élément fondamental de cette révolution, et de contribuer au développement d’un internationalisme féministe.

Extrait de la brochure "International, entre ambitions, tensions et révolutions, un monde d eplus en plus complexe", élaborée par la Commission internationale d'Ensemble! 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire