Le 3 Mars 2019, mettant en cause le relativisme culturel comme frein à l'égalité des droits entre hommes et femmes, des dizaines de femmes et d'hommes faisaient paraître une tribune dans Libération où elles exprimaient le fait que la lutte contre les discriminations, les violences patriarcales et la libération des femmes étaient une nécessité partout dans le monde, conférant ainsi un caractère universel au féminisme. Elles s'en prenaient à un courant dit "racialiste" qui selon elles, n'aurait rien de féministe, s'opposerait à la démocratie laïque et renverrait les femmes à ce que leur dictent les normes culturelles ou les religions sous domination masculine. Elles refusent que le combat féministe s'appuie sur les origines ou les religions pour que les femmes se regroupent et s'émancipent de la domination masculine. Elles considèrent que cette démarche, qui contribue à l'essentialisation des femmes, leur attribue un comportement immuable, nous éloignant de l'égalité hommes-femmes et non l'inverse.
Un mois après, dans la revue Ballast, Françoise Vergès, historienne, sociologue, militante décoloniale au sein du Collectif Rosa Parks, s'appuie sur la notion d'intersectionnalité (sans la citer), encore assez peu connue en France, y compris dans les milieux militants radicaux. Visant à appréhender la complexité des identités et des inégalités sociales par une approche intégrée, elle réfute le cloisonnement et la hiérarchisation des catégories de sexe/genre, classe, race ou ethnicité. Elle postule au contraire leur interaction dans la production et la reproduction des inégalités sociales. C'est ainsi que F.V, si elle comprend et approuve le bien-fondé des luttes féministes en Europe durant la période coloniale, considère qu'il n'est plus possible aujourd'hui d'invisibiliser la situation des femmes noires en France, ce à quoi reviendrait, selon elle, un féminisme universaliste blanc gommant la diversité des expériences sociales. On pourrait ainsi penser que F.V. approuverait la décision de Sud Education 93, proposant un stage de formation non mixte et non blanc, non compatible avec le point de vue des féministes universalistes.
A vous de nous dire ce que vous pensez de cette controverse
après lecture.
Cette dernière phrase ouvre le débat sur le site permettant ainsi à nos lecteurs-lectrices de s'exprimer, ce qui me paraît utile et important. Amitiés
Guy Giani
Tribune. Le 8 mars a lieu la Journée internationale de lutte pour les droits des
femmes, c’est un moment fort de l’action militante et institutionnelle.
Nous constatons avec satisfaction que nombre
d’événements en lien avec cette journée sont organisés ; en revanche, la
mobilisation est morcelée : le relativisme culturel est passé par là, nous
divisant en autant de groupes antagonistes et fabriquant des clivages
imaginaires.
C’est inacceptable. Pour résister à cette
entreprise de division, nous, signataires de l’appel «Pour un 8 mars féministe
universaliste !», souhaitons remettre en lumière les valeurs fondatrices du
féminisme et son inscription dans l’universalité des droits.
Nous l’affirmons, seule la vision universelle du
féminisme est à même de créer des solidarités entre les femmes qui, partout
dans le monde et à des degrés divers, subissent discriminations et violences
patriarcales, et se battent pour leur libération. Les solidarités épaulent les
résistantes partout dans le monde.
Nous sommes solidaires des femmes en lutte : pour
le droit à la contraception et à l’IVG, pour la liberté de sexualité et
d’orientation sexuelle, contre la marchandisation du corps des femmes et les
mutilations sexuelles partout dans le monde, contre les féminicides en Amérique
latine et en Asie, contre le port du voile obligatoire en Iran et en Arabie
Saoudite, etc.
Comment accepter qu’un congrès de féministes
universitaires interdise de parole et de débat des intervenantes portant les
valeurs universalistes et laïques du féminisme, comme ce fut le cas en août
dernier à Nanterre, lors du Congrès international des recherches féministes
dans la francophonie ?
Comment accepter que des luttes «racialistes»
supplantent les préoccupations sociales ?
Comment accepter que le 25 novembre dernier,
Journée internationale pour l’élimination des violences à l’égard des femmes,
les organisatrices de la manifestation #NousToutes, imitant le courant
racialiste venant des Etats-Unis, nouent des alliances avec des groupes portant
le relativisme culturel et le morcellement des droits en fonction de la couleur
de la peau ou de la religion ?
Comment accepter que des rencontres se qualifiant
de féministes puissent exclure des femmes en fonction de leur couleur de peau
et de leurs origines ?
Comment accepter que le voilement des fillettes,
qui les conditionne à une vision hiérarchisée des sexes, se répande en France
et dans le monde ?
Ces développements sont d’autant plus inquiétants
que des médias accordent une place grandissante à ce qu’ils appellent les
«nouveaux féminismes». Qu’ont-ils donc de nouveau ou même de féministe ? En
réalité, ils renvoient les femmes à des assignations identitaires, culturelles
et religieuses (ainsi en est-il du voile, du burkini…) ; essentialistes et
différentialistes, ils compromettent l’émancipation des femmes, renforcent les
inégalités entre elles, et retardent l’égalité femmes-hommes.
Nous, signataires de l’appel «pour un 8 mars
féministe universaliste !» affirmons que :
- c’est dans une démocratie
laïque que les droits des femmes sont les mieux protégés ;
- les assignations
identitaires, communautaires et religieuses ne peuvent pas libérer les
femmes de la domination masculine ;
- les courants de pensée
relativistes, postcoloniaux et racialistes qui prétendent porter le
féminisme ne font que l’instrumentaliser et l’adapter aux règles posées
par l’oppresseur ;
- les oppressions qui se
surajoutent ne doivent pas diluer ni retarder les luttes féministes : des
luttes ont toujours fait passer les droits des femmes derrière d’autres
agendas.
Face aux impostures décoloniales, indigénistes,
racialistes, postmodernes… qui ne sont que récupération politique et
instrumentalisation du féminisme, nous réaffirmons que la laïcité et
l’universalisme sont des fondamentaux du féminisme. C’est la modernité
politique, l’héritage des Lumières.
Françoise Vergès : "La lutte décoloniale élargit les
analyses"
Vous ressaisissez l’ensemble des outils critiques à la
lumière de la perspective décoloniale : est-ce une boussole qui n’indiquerait
plus systématiquement le Nord ?
C’est une bonne image ! Le Sud, ce n’est pas un
espace purement géographique, mais politique. C’est le produit d’une longue
fabrication par le Nord et par le système capitaliste, qui en a fait un espace
de vulnérabilité, à piller et à exploiter. Ce qu’on a appelé le « Tiers monde »
et qu’on appelle maintenant le « Sud global », c’est cette constante division
de l’humanité et de la planète en deux espaces, avec des frontières mouvantes
qui distinguent d’un côté les gens qui ont droit à une vie décente, qui ont
accès à de l’eau ou de l’air propre, et de l’autre ceux qui n’y ont pas droit.
Dans le même temps, on trouve dans ce qu’on appelle le « Nord » (y compris en
Europe) des espaces construits comme des Suds. Une géographie urbaine en
enclaves se développe, et partout les classes moyennes et riches se protègent
en construisant des « gated
communities ». Leurs membres passent d’une enclave à l’autre,
de leur maison climatisée au centre commercial climatisé — autant d’espaces
entretenus par des femmes et des hommes racisés (mais surtout des femmes),
surexploités puis rejetés dans des quartiers excentrés où l’eau et l’air sont
pollués. Le confort de quelques-uns est construit sur l’invisibilisation et
l’exploitation de plusieurs. Et cette construction en enclaves sécurisées,
surveillées, interdites aux pauvres, est visible y compris dans les villes du
Sud. Il faut constamment affiner les cartographies que construisent des États
autoritaires, le néolibéralisme et l’impérialisme, mais aussi intégrer le fait
d’un monde multipolaire.
Comment expliquer que la question décoloniale ne soit pas
davantage investie par les mouvements de la gauche anticapitaliste, qui,
aujourd’hui, revendiquent pourtant la lutte contre toutes les formes
d’oppression ?
« Le Sud, ce n’est pas un espace purement
géographique, mais politique. C’est le produit d’une longue fabrication par le
Nord et par le système capitaliste. »
La gauche européenne s’est construite sur le déni
progressif de la question coloniale et de l’impact que pouvaient avoir le
racisme et le colonialisme sur leurs théories et pratiques. Historiquement,
très peu de groupes de la gauche européenne se sont radicalement opposés à la
colonisation : la majorité condamnait moralement l’exploitation des
populations, l’appropriation des terres, etc., mais maintenait la question
coloniale à distance, « là-bas », sans réfléchir à ce que ça rapportait « ici »
— comme si la colonisation était l’affaire des colons et ne les concernait pas.
Aussi, beaucoup d’entre eux — et d’entre elles — ont pensé qu’une colonisation
était possible si elle était « socialiste », si elle appliquait des principes
dits de « civilisation ». Cette gauche ne voyait pas que la liberté qu’elle
revendiquait pour « tous » n’était possible que si le colonialisme et
l’impérialisme étaient remis radicalement en cause, qu’elle ne se gagnerait pas
au prix de l’oppression d’autres individus, que l’amélioration des conditions
de vie conquises chez eux par des luttes ne pouvait pas signifier l’absence de
droits ailleurs. Dès le XVIIIe siècle, les révolutionnaires
haïtiens l’avaient compris : l’Europe — y compris les mouvements les plus
progressistes et les plus radicaux — ne pouvait pas ignorer que l’esclavage
colonial avait fait du Noir et de l’Africain un être en-deçà de l’humanité.
L’Europe capitaliste a été longtemps protégée de ce qu’elle externalisait et,
maintenant, ça la ravage. Mais, inévitablement, les idéologies racistes qui ont
façonné la législation et la vie aux colonies devaient revenir hanter l’Europe,
devaient contaminer culture, droit, théories. C’est ce que Césaire a appelé le
« choc en retour » : ça ne restera pas là-bas.
La décolonisation, ce n’est pas qu’une question
morale, qu’un argument philosophique : c’est la lutte pour une émancipation
post-raciste, post-sexiste. Car une théorie émancipatrice n’est pas
spontanément antiraciste : il y a eu — c’est important de s’en souvenir — un
anti-esclavagisme raciste, des abolitionnistes qui étaient contre l’esclavage
mais n’envisageaient pas l’égalité avec les Noir·e·s, de même qu’il y a un
racisme sans race, des racistes qui ne croient pas à l’existence biologique de
races mais qui croient fermement au fait que des cultures sont inférieures à
d’autres. Dans La
Question coloniale dans le mouvement ouvrier en France, Jacques
Le Gall décrit cette évolution qui fait passer la classe ouvrière de
l’indifférence (elle se concentre d’abord sur son organisation face à une
terrible répression) à l’éveil au combat anticolonialiste, pour ensuite passer
à un soutien de la colonisation et à un colonialisme socialiste dirigé par de
grandes figures aux déclarations racistes. La plupart des féministes françaises
ont fait de même. Bien que des figures comme Rosa
Luxemburg ou Lénine, des anarchistes ou des trotskystes, s’en soient
distingués, le nationalisme a fini par éloigner les classes ouvrières du combat
anticolonial.
a hiérarchisé les luttes et négligé les
questions antiracistes et féministes, par exemple, au nom du primat économique.
Cela évolue un peu partout, même si des pesanteurs et des aveuglements
persistent. Comment, à son tour, la lutte décoloniale peut-elle éviter l’écueil
de la hiérarchisation — le primat de la race ou de la colonialité, en
l’occurrence ?
Pour moi, et pour beaucoup d’autres, la lutte
décoloniale rend à tous les combats leur caractère éminemment
multidimensionnel. Son objectif, c’est d’élargir les analyses. Évidemment, il y
a les luttes particulières et immédiates, qui concernent des conditions de vie
insupportables, mais si on veut de la justice sociale, si on veut la
libération, il faut qu’on aille plus loin, qu’on voie les choses plus
largement, qu’on tire tous les fils et qu’on questionne cette hiérarchisation.
Pour les mouvements européens, cela implique de s’interroger sur les processus
de « blanchiment1
» de leur pensée. Car être noir·e, c’est une expérience vécue, pas un détail,
comme l’a écrit Frantz Fanon
et comme l’analyse plus récemment le jeune philosophe Norman
Ajari dans son ouvrage La Dignité ou la mort. Quand Césaire
démissionne du PCF en 1956 et qu’il dit : « Vous voulez la fraternité, mais
tant que vous êtes le grand frère2
», il leur reproche de ne pas réussir à comprendre qu’il est un homme noir, et
qu’il ne pourra jamais être un communiste et seulement un communiste, comme
eux. Il leur dit, en somme : « Vous ne pouvez pas continuer à me parler de
classe ouvrière et de prolétariat sans savoir de qui vous parlez. Ce
prolétariat colonisé qui est encore plus exploité, qu’est-ce que vous en faites
? » Pendant longtemps, on a considéré que la décolonisation ne concernait que
les peuples colonisés, mais ce qui importe maintenant, c’est de savoir comment
les sociétés européennes vont se décoloniser, se déracialiser, comment elles
vont comprendre ce qu’il y a de colonial et de racial en elles. La question se
pose y compris pour les théories et les luttes : qu’est-ce qui, à chaque fois,
a été oublié ? L’an dernier, pour l’anniversaire de Mai 68, il a fallu de
nouveau se battre pour dire combien de travailleurs immigrés avaient participé
aux luttes — lesquelles n’étaient encore vues que comme celles de la classe
ouvrière blanche. Pourquoi ne sait-on pas que ce sont les mineurs marocains qui
ont poussé les compagnies minières à reconnaître les questions de santé comme
des questions de travail ?
« La fin du statut colonial ne met pas fin à une
pensée, à une idéologie, à un partage du monde qui se sont établis sur
l’idéologie raciale. »
C’est là qu’intervient la notion de colonialité3…
Elle nous fait comprendre que la fin du statut
colonial ne met pas fin à une pensée, à une idéologie, à un partage du monde
qui se sont établis sur l’idéologie raciale. Après, quand la philosophe
argentine María Lugones
écrit que les théoriciens oublient que la colonialité agit de manière
différente pour les hommes et les femmes, elle pointe une limite interne :
aucune théorie n’échappe par nature aux écueils de la hiérarchisation ou à
l’existence de points aveugles. La présence des femmes, des queers, des trans,
nous pousse à interroger les théories globalisantes.
Le terme « décolonial » invite à abandonner le schéma
colonial/postcolonial qui structure le récit national, et à proposer d’autres
narrations. Mais jusqu’où est-il possible de se défaire d’un modèle —
hexagonal, ici — quand on baigne dedans ?
Il faut être attentif aux formes de lutte qui se
développent et qui s’écartent du modèle vertical ou des injonctions à la
représentation et à la légitimation imposées par l’idéologie libérale et
masculine. On a trop longtemps considéré ces modèles comme étant les seuls à
être efficaces ; or, d’autres sont expérimentés : le Chiapas,
les ZAD, Black Lives Matter… Ayant moi-même reçu une éducation scolaire
française banale et postcoloniale (n’apprenant rien sur mon pays mais tout sur
la France), et étant en même temps plongée quotidiennement dans les luttes de
résistance, il m’est devenu impossible d’évoquer la France sans aussitôt penser
« État » et ses institutions disciplinaires — armée, police, tribunal, école.
Ce qui m’intéresse, c’est le moment où des peuples, des groupes rompent avec ce
modèle hexagonal et basculent dans l’inconnu. Je pense d’abord aux marronnes et marrons, ces
femmes et hommes qui quittent la plantation et s’enfuient pour établir des
communautés, brisant ainsi la naturalisation de la servitude : oui, la liberté
est possible, mais celle que nous construisons ici, dans les montagnes ! Le
peuple français a aussi opéré cette bascule quand, alors que la royauté avait
été pendant des siècles aussi naturelle que le jour et la nuit, il vote la mort
du roi. L’insurrection des esclaves à Saint-Domingue est de cet ordre
également, car elle débouche sur la création de la République d’Haïti, le 1er
janvier 1804, deux ans après que Napoléon a rétabli l’esclavage dans les autres
colonies françaises. Bien sûr — et malheureusement —, ces moments d’élaboration
du présent et de construction d’un futur qui advient et qui s’élance ont
souvent fini par imiter ce qu’ils refusaient. Mais ce refus du même, cette
fuite loin de la norme, est inspirante.
Vous reprenez à votre compte la remarque de l’écrivain
réunionnais Carpanin Marimoutou quand
il affirme : « Ces pays, ces îles [comme La Réunion],
ne sont pas encore tout à fait des pays, ils sont encore trop marqués par la
colonisation. » Quelles sont ces « marques » qui empêchent de vivre
chez soi ?
La colonisation produit des effets sur l’habitat,
c’est-à-dire sur la possibilité d’« habiter » son pays, de s’y sentir chez soi.
Car le paysage lui-même est façonné par le colonialisme : les routes et les
villes sont bâties pour répondre à des besoins économiques et militaires, la
nature est remodelée pour la production agricole dont a besoin le pays
colonisateur, etc. La décolonisation, comme moment de réappropriation de leurs
terres par celles et ceux qui en ont été dépossédés, se poursuit dans les pays
« décolonisés ». À La Réunion, des lieux se construisent où l’on plante
d’anciens légumes, où le respect de la nature est primordial, où les liens
entre humains, plantes, animaux, terre, air et eau sont retissés. Mais le
pouvoir d’État continue d’entraver ce désir de s’approprier l’île comme un
espace à habiter pleinement, joyeusement — et ce avec la complicité d’une caste
locale qui profite des prébendes.
« La France est littéralement une
création de son empire colonial », écrivez-vous en référence à Fanon.
La France n’est pourtant pas une entité homogène aux contours précis : pourquoi
ne pas dire le « capital français » ?
« La question des inégalités et de l’exploitation
doit être au cœur de l’analyse. Le capitalisme peut tout à fait vouloir le
Tout-monde, si le Tout-monde est consommateur. »
Car il ne s’agit pas simplement du Capital. La
France, ce sont des idées, des images, des références, qui la constituent comme
singulière et différente dans la tête des Français·e·s. Quand j’écris « la
France est littéralement une création de son empire colonial », je
parle d’une idée hégémonique de la France qui se choisit des figures
réactionnaires et coloniales comme emblèmes — et non des femmes
révolutionnaires, des communardes ou des résistantes au racisme. N’entreront au
panthéon national que les figures qui ont été soigneusement blanchies et
débarrassées de toute référence révolutionnaire, qui sont désormais conformes
aux normes de la bienséance bourgeoise. Sans parler des figures noires,
asiatiques, arabes, révolutionnaires ou anticolonialistes, sauf au prix d’un
profond blanchiment ! La France qui est la création de son empire colonial,
c’est celle qui ne s’est toujours pas décolonisée et déracialisée.
Vous aimez mobiliser Fanon, on l’a vu, et avez rencontré
Césaire à la fin de sa vie : deux références majeures pour l’histoire des
mouvements antiracistes. D’autres puisent volontiers dans les luttes
afro-américaines. Mais pourquoi cette omission collective des penseurs de la
créolité, de Glissant, Condé ou Chamoiseau ?
La théorie de la Relation4
de Glissant est très importante, mais elle ne rapporte pas suffisamment la
question raciale et coloniale au capitalisme et à l’impérialisme. À mon sens,
la question des inégalités et de l’exploitation doit être au cœur de l’analyse.
Le capitalisme peut tout à fait vouloir le «
Tout-monde », si le « Tout-monde » est consommateur. Ce concept me semble négliger
le fait qu’il y a d’énormes intérêts à ce qu’il n’advienne pas qui sont en jeu.
Bien sûr, on peut considérer qu’il s’agit d’un horizon du possible et qu’il
faut lutter pour cela. Mais on peut aussi observer la force de l’idéologie
néolibérale qui produit continuellement des marchandises toutes plus
séduisantes les unes que les autres, et qui suggère — comme le disait Thatcher — que la
société n’existe pas et qu’il n’y a que des individus. Aujourd’hui, des
gouvernements peuvent parfaitement rejeter l’occidentalisme et promouvoir une
différence culturelle forte tout en appliquant une politique néolibérale. C’est
que la colonisation ne s’effectue plus seulement sur le modèle de la colonialité
du pouvoir : elle passe aussi par cette idéologie qui, pour s’étendre, ne
requiert pas que vous appreniez la langue impériale et que vous vous
assimiliez, mais que vous vous soumettiez à des objectifs économiques (avec les
processus de genre et de race qui les accompagnent).
Vous avez grandi dans une famille de militant·e·s et
d’élu·e·s communistes très actifs. Quel rôle joue cette filiation politique
dans les analyses que vous proposez aujourd’hui ?
C’est toujours difficile de parler de soi sans
fard, sans la tentation de se présenter sous le meilleur jour. J’ai grandi avec
une propagande raciste autour de mon père et n’importe quoi autour « des Vergès
», une entité uniforme sans aucune singularité. Et ça continue. Je dirais
simplement que grandir dans une atmosphère quotidienne de lutte et de
résistance, de solidarité et de générosité du peuple réunionnais a été pour moi
fondamental. J’ai une grande dette envers toutes les personnes que j’ai connues
et envers mes parents : si tôt, ils m’ont donné et transmis des outils
d’analyse — même si, parfois, il m’a fallu du temps pour bien les comprendre.
Ce qui était intéressant, à La Réunion, c’était de voir le poids de l’époque
coloniale et la reconfiguration des choses après la fin du statut colonial. Car
l’État français a maintenu la colonialité de son pouvoir, alors que, pour la
société française, le colonialisme avait disparu avec la fin de la guerre
d’Algérie en 1962. L’État agissait sur deux fronts : d’un côté, il réprimait tous
les mouvements qui voulaient la fin de la colonialité républicaine, et de
l’autre, il offrait « la consommation » et les bénéfices de la soumission à la
France. C’était très important de réprimer, d’installer de la peur et du
conformisme, mais aussi de faire entrevoir tous les bénéfices de l’assimilation
— un passeport français, la protection contre d’autres puissances, éviter la
misère des pays indépendants alentour, etc. La propagande à ce sujet a été très
importante (et l’est toujours). Mais le capitalisme français se transforme dans
les années 1950, et la France se demande quel rôle vont jouer ces territoires «
d’outre-mer » dans cette nouvelle configuration, et comment elle va pouvoir
continuer à en tirer des bénéfices. Ce ne sont plus le sucre ou la banane qui
vont constituer la base de l’exploitation. La grande distribution entre en
scène, avec le démantèlement des industries locales. Il s’agit d’offrir aux
grandes sociétés de distribution française et aux grandes compagnies de
nouveaux débouchés, un marché captif, car, dans le même temps, les quelques
relations économiques avec les pays voisins se restreignent. Pour penser la
situation postcoloniale, on ne peut donc pas négliger les reconfigurations du
capitalisme. L’économie néolibérale s’est aujourd’hui imposée partout ; c’est
une forme de colonisation de la pensée autour du motto « Il n’y a pas
d’alternative » et de modèles de développement — extractivisme,
consommation, destruction de la planète. S’attaquer au capitalisme racial est
une question décoloniale.
Vous rappelez, dans L’Homme prédateur, que l’esclavagisme « a accompagné le monde
moderne, l’émergence de la consommation de masse, la transformation du goût et
des usages, l’accès à de nouveaux produits de consommation comme le sucre, le
tabac, le café, le chocolat »…
« Beaucoup de Français me disaient que leurs
ancêtres n’ayant été ni négriers ni propriétaires d’esclave, ils ne voyaient
pas bien en quoi cela les concernait directement. »
Des historiens de la classe ouvrière anglaise et
nord-américaine ont étudié comment l’arrivée et la diffusion du tabac, du sucre
et du café ou du thé en Europe ont contribué à faire supporter l’exploitation,
comment celle-ci a été en quelque sorte « adoucie » — tous ces ingrédients
permettant de mieux soutenir le rythme de la journée de travail. Ils parlent
alors de « pacification » de la classe ouvrière. Dès que ces produits ont été
accessibles à un large public et non pas seulement réservés à une élite, ils
ont fait partie de la vie quotidienne. Leur consommation a installé dans la
société toute une série de coutumes, d’habitudes, de mœurs — comme l’ouverture
de café-tabac, la consommation de pâtisseries, les boîtes de chocolats en
cadeau, etc. — qui ont pénétré très profondément la vie culturelle et sociale
des européens. Mais la distance créée entre production et consommation a
contribué à rendre invisible les lieux d’où venaient ces produits directement
issus de l’esclavage.
Quand j’étais au Comité
pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, beaucoup de Français me
disaient que leurs ancêtres n’ayant été ni négriers ni propriétaires d’esclave,
ils ne voyaient pas bien en quoi cela les concernait directement. J’ai alors
beaucoup réfléchi : je devais trouver comment leur faire comprendre que toute
la société avait bénéficié de l’esclavagisme, même indirectement (on pourrait
déjà parler du développement d’industries nécessaires au commerce maritime
d’êtres humains — voile, bois, blé, porcelaine, armes, tissus — et donc du
développement industriel des arrière-pays de ports négriers). J’ai initié des
visites guidées au Louvre : j’ai proposé des parcours autour de la présence de
l’esclavage dans les collections de ce musée qui est le
plus grand, le plus beau, le plus visité de France. Mon projet
n’était pas d’aller chercher des tableaux représentant des esclaves, parce que
je savais qu’il y en avait très peu — les esclaves apparaissent massivement
dans l’iconographie avec l’émergence du mouvement abolitionniste anglais —,
mais de trouver par exemple le premier tableau d’un homme fumant une pipe. Il
s’agissait de voir à quel moment, pour un bourgeois ou un aristocrate, le fait
de fumer était devenu partie intégrante de la représentation de soi (et de la
représentation masculine, en particulier, puisque le tabac est devenu
exclusivement masculin en Europe, alors même qu’il n’y avait aucune raison
naturelle à cela). À partir de là, ce que je montrais, c’est que même si, bien
sûr, tous les Français n’avaient pas été négriers ou possesseurs d’esclaves,
tous avaient fumé du tabac, tous avaient consommé du sucre et du café, tous
avaient porté du coton, etc. Il s’agissait de comprendre comment la société
était prise dans ces réseaux de consommation mis en place par le capitalisme,
rendant aveugle aux conditions de production, comment le consentement était
construit à travers la consommation — ce qui a des résonances pour aujourd’hui.
Comme titulaire de la chaire « Global South », vous aviez
le souci d’ouvrir des ateliers et des séminaires accessibles à des personnes
qui ne fréquentaient pas l’université. L’université Décolonisons les Arts, que
vous présidez, s’inscrit dans ce sillon. Les arts sont aussi largement «
colonisés » que l’Histoire ?
Le collectif Décoloniser les Arts est né à la suite
de deux événements. D’une part, après la performance Exhibit
B d’un artiste sud-africain blanc qui avait mis en scène des
actrices et acteurs noir·e·s dans des tableaux vivants — esclavage, zoos
humains. Il y a eu à Paris des protestations,
des analyses
sur la « liberté » de la création artistique, qu’il convenait d’interroger.
D’autre part, une amie qui travaille dans le monde de l’art avait subi des
attaques sexistes et racistes très violentes de la part d’un collègue. On s’est
dit qu’il fallait qu’on fasse entrer ces questions dans ce monde culturel, qui
jouit d’une image extrêmement progressiste. Une fois le collectif créé fin
2015, on a montré que toutes les institutions artistiques étaient dirigées par
des hommes blancs de plus de 50 ans et que les seules personnes racisées y travaillant
étaient les femmes de ménage ou les vigiles. On a reçu des témoignages d’hommes
et de femmes racisé·e·s qui travaillent dans le cinéma, dans le théâtre, dans
la danse, dans la musique, qui montraient que des barrières existaient partout.
Mais on veut aller plus loin : on veut comprendre comment les arts ont eux
aussi été pénétrés d’une forme de colonialité. Au-delà de la question des
postes, de la représentation sur la scène, on voulait imaginer ce que serait
une décolonisation des arts. De là notre volonté de créer
une université. On ne fait pas des cours d’histoire — même alternative — de
l’art, mais on prend telle citation de Césaire, par exemple, et on se demande
ce qu’elle nous apporte, comment elle résonne. Cela permet de renforcer
l’autonomie, de rendre plus fortes les personnes qui participent, plus
confiantes en elles-mêmes, et donc moins vulnérables aux attaques constantes
des institutions.
Vous faites le choix d’aborder ces sujets par la voie du
sensible. Cette manière d’incarner, de donner corps à votre objet, est-ce ce
qui faisait défaut à la lutte décoloniale ?
Il y a souvent un côté trop scolaire de la lutte :
il faut donner des leçons. J’ai été une élève très indisciplinée, je ne pouvais
pas supporter les salles de classe ; pourtant, j’adorais lire et apprendre. Je
m’asseyais toujours à côté de la fenêtre pour pouvoir regarder dehors. J’aime
cette anecdote du poète Tagore qui raconte
l’histoire d’un petit garçon qui voit à la récréation son copain se faire punir
par le maître parce qu’il est monté dans un arbre ; or, l’après-midi même, il a
une classe de botanique — où on lui apprend les arbres, mais seulement à partir
des livres d’école, c’est-à-dire dans des pages faites avec le bois des arbres
! L’apprentissage est complètement détaché du sentiment, du sensuel. C’est
important de réapprendre à travailler avec les sens. Ça fait également partie
de l’idée décoloniale : dans les sociétés occidentales, le regard est
complètement privilégié par rapport aux autres sens. Il faut réapprendre à
écouter, à toucher, à sentir. Et à le faire ensemble, collectivement.
Le féminisme a longtemps incarné la subversion de l’ordre des choses ;
la donne a changé, avance Françoise Vergès. Le terme ne serait plus une injure
: les néolibéraux, la modernité capitaliste, la droite et l’extrême droite se
l’approprient volontiers et mènent, au nom du droit des femmes, « une entreprise de pacification »
contre une partie d’entre elles, musulmanes et parfois voilées. C’est
là le point de départ de son dernier ouvrage, Un féminisme
décolonial, tour à tour manifeste, essai historique et brûlot d’actualité.
Il ne s’agit pas, pour l’auteure, de jeter le terme en question, fût-il
devenu un « repoussoir », mais de dénoncer
ce qui, en ses rangs, contribue à la perpétuation de l’ordre impérialiste et
raciste. Contre un féminisme nationaliste, occidentaliste, civilisationnel ou
républicaniste, Vergès, forte d’un anticapitalisme assumé, entend accomplir un
double geste : arracher le féminisme aux mains des dominant·e·s et marquer sa
fidélité aux luttes des femmes du Sud. Nous en parlons dans la deuxième partie
de cette rencontre
« Quand les droits des femmes se résument à la défense de
la liberté — être libre de, avoir le droit de…
— sans questionner le
contenu de cette liberté […] on se demand[e] si tous ces droits ne sont pas
octroyés parce que d’autres femmes ne sont pas libres », écrivez-vous. L’accès de certaines
femmes à ces droits et ces libertés invisibiliserait les autres femmes, pauvres
ou, selon le terme que vous employez, « racisées1 », qui continuent d’occuper la
position dont les premières se sont extirpées…
Cette conception de la liberté est issue de la
philosophie du droit naturel2.
Elle est profondément liée à l’idée d’un individu (mâle) doté de raison. Or
elle émerge dans un contexte où non seulement la liberté est refusée aux
Noir·e·s et aux peuples autochtones, mais où des penseurs européens leur
contestent même la capacité de penser la liberté. Dans les débats sur
l’abolition totale et immédiate de l’esclavage, des Européens s’inquiètent car,
à leurs yeux, les Noir·e·s ne savent pas ce qu’est la liberté : leur donner
celle-ci entraînerait du désordre. Pour ce qui est des droits des femmes, le
grand récit des luttes féministes en France — qui culmine avec le droit de vote
en 1945 et qui se poursuit avec le droit à l’avortement et à la contraception —
oublie un droit accordé aux femmes blanches en dépit de leur genre : dès le XVIe
siècle, elles peuvent posséder des êtres humains, elles peuvent être des
esclavagistes. L’un des premiers gestes coloniaux, c’est de déposséder les
habitants d’un pays de leurs terres et de les donner à des colons — ça s’est
passé en Algérie, en Nouvelle-Calédonie, à Tahiti, à Madagascar… La notion
européenne de propriété privée donne naturellement des droits, qui sont donc
des droits de Blancs, faussement présentés comme des droits universels.
La féministe afro-américaine bell hooks a pointé l’aveuglement de la « première
vague » des mouvements féministes étasuniens, dont les revendications — sortie
du carcan domestique ou accès au travail salarié — concernaient surtout les
femmes blanches de la bourgeoisie. Vous insistez sur la légitimité des féministes des Suds à formuler des
revendications propres, « pas parce qu’elles seraient
meilleures que les autres, mais parce qu’elles ont été mises dans [d]es
positions de vulnérabilité ». Le féminisme décolonial propose-t-il une
approche plus matérialiste3 que les autres courants ?
« Les femmes qui manifestent en Argentine sont
résolument antiracistes et anti-impérialistes, et elles le sont parce qu’elles
sont féministes : le féminisme n’est pas quelque chose d’à côté, quelque chose
qu’on ajoute, en plus. »
Je ne sais pas s’il est plus « matérialiste », mais
c’est assurément le mouvement le plus radical et le plus politique, au sens de
celui qui cherche à aller le plus loin possible, au cœur des rapports de
domination et de pouvoir. Le féminisme européen, celui qui a fini par devenir
hégémonique, a expliqué la situation des femmes exclusivement à partir de la
domination masculine. C’est important, évidemment. Mais ces femmes n’ont pas vu
que si certaines structures avaient contribué à faire d’elles des femmes,
d’autres avaient contribué à faire d’elles des Blanches. Et quand elles ont
proclamé « Nous sommes toutes sœurs », les femmes noires n’ont pu que les
détromper : « Nous ne sommes pas toutes sœurs car nous ne sommes pas toutes
égales. » Les mouvements de femmes du Sud sont rendus invisibles par la
colonialité, mais ils sont nombreux : pensons aux manifestations
de femmes dans le Rif marocain en 2018, à la manifestation
de Sud-Africaines devant le siège du gouvernement contre les violences
sexuelles en août de la même année, à l’opération #TheTotalShutdown qui a permis aux victimes
de viols et de féminicides d’interroger les violences en situation
postcoloniale, au «
mur des femmes » dans le Kerala en janvier 2019, protestant contre
l’idéologie réactionnaire et patriarcale de la pureté, aux grèves de femmes au
Bangladesh, etc. Les femmes noires qui ont été réduites en esclavage, les
femmes colonisées et les femmes du Sud global sont celles qui ont avancé les
théories et les pratiques les plus radicales politiquement parce qu’elles se
positionnent à « l’intersection » — pour utiliser ce terme — de plusieurs
choses : comment une catégorie « femmes » est créée à travers patriarcat,
racisme et classe sociale ? En Argentine, les femmes manifestent contre le
féminicide et pour la libéralisation de l’avortement ; elles lient ces
revendications aux droits des peuples autochtones à la terre et contre le
néolibéralisme du gouvernement actuel. On peut dire qu’elles sont résolument
antiracistes et anti-impérialistes, et elles le sont parce qu’elles sont
féministes : le féminisme n’est pas quelque chose d’à côté, quelque chose qu’on
ajoute, en plus.
Cela implique-t-il pour autant d’abandonner toute
aspiration à l’universalisme ?
Il faut reprendre l’histoire des droits, il faut la
tordre, il faut voir comment elle s’est accomplie dans ce récit-là, et dénoncer
ce qui n’est qu’une fausse universalité. C’est cette fabrication d’une femme
neutre, « la » femme, qui serait dominée par « l’homme », qu’il faut interroger
— comme toutes les catégories globalisantes. Je ne suis pas la première à le
dire, loin de là ! L’universalisme européen qui impose une uniformité à partir
de son particularisme est insupportable. Ce sont les conceptions européennes
exclusives sur ce qu’est une vie qui mérite d’être vécue, sur ce qu’est une
femme, un homme, sur ce que constitue la liberté ou l’égalité, qui ont engendré
tant de malheurs et de tragédies, et qui les engendrent encore. Il ne s’agit
pas de faire le procès rétrospectif des femmes qui, au XVIIIe
siècle, ont dit « Nous sommes comme des esclaves parce que nous sommes la
propriété de notre mari et de notre père » — mais arrêtons, en 2019, d’adopter
ce récit… Quand, aujourd’hui, certaines femmes signent une pétition pour
un féminisme universaliste, elles n’ont aucun mot sur les violences, le
racisme, les discriminations, le néolibéralisme. On a l’impression, à les lire,
qu’elles ne veulent rien savoir de l’histoire coloniale, protégées qu’elles
sont par les privilèges qu’elles en ont reçu — quoique de plus en plus de
jeunes féministes blanches aspirent à décoloniser le féminisme.
Campagne du Black Panther Party, Oakland, 1972
(Stephen Shames/Courtesy of Steven Kasher Gallery)
Ce qui m’intéresse, c’est à la fois de faire
apparaître des points aveugles dans le récit du féminisme européen, mais
surtout de repenser l’écriture de ce récit. Il ne suffit pas de compléter les
récits nationaux, d’aligner de nouveaux chapitres où l’on s’efforce de
n’oublier personne (un chapitre sur les femmes esclaves, un autre sur les
ouvrières, un autre encore sur les travailleuses du sexe, etc.). Nous avons des
exemples en poésie, en littérature, en théâtre, mais aussi dans des formes
d’essai — qui ne se soumettent pas aux normes académiques soi-disant objectives
—, qui permettraient d’écrire une histoire multiterritoriale,
multidimensionnelle et multitemporelle mettant en lumière les intersections.
Aussi, il me semble important de faire revivre les récits de solidarité
transcontinentale pour contrer cet universalisme qui piétine ses propres
principes : les Palestinien·ne·s qui envoient des messages aux militant·e·s de
Black Lives Matter, les groupes maoris qui ont adopté les théories du Black
Power, les circulations des théories queers radicales, des féministes
décoloniales, etc. Cette cartographie trace, hier et aujourd’hui, les routes de
résistance.
Vous reprenez à votre compte une citation d’Angela Davis,
qui avance que « le féminisme va bien au-delà de
l’égalité de genre et [qu’]il dépasse largement la question du genre ». Quelle est cette tension, entre le
féminisme décolonial et l’outil analytique de « genre » ?
« La notion de genre trouve ses limites quand, dans
certains cas, le fait d’être noir·e ou d’être autochtone compte beaucoup plus
que le fait d’être une femme. »
La notion de genre — que j’ai beaucoup utilisée et
qu’il est difficile de ne pas utiliser — mérite d’être questionnée. Elle
implique, d’une certaine manière, qu’il n’y ait que deux genres. Cette vue
binaire qui distingue, dans le monde social, les hommes d’un côté et les femmes
de l’autre, a été imposée aux peuples colonisés qui, pour beaucoup, n’avaient pas
cette conception — c’est ce que María Lugones a appelé
la « colonialité du genre ». La sociologue et féministe nigériane Oyérónké Oyéwùmí
rappelle que dans les sociétés yorubas, en Afrique de
l’Ouest, c’était la séniorité qui comptait, de sorte qu’une femme âgée pouvait
perdre son caractère sexué et entrer dans une position sociale qui n’était pas
dépendante du genre. Partout, bien sûr, les femmes se distinguent du fait que
ce sont elles qui portent et qui donnent naissance aux enfants, mais leur
position sociale n’est pas nécessairement pensée à partir de ce fait biologique.
De la même façon, les hommes ne sont pas partout caractérisés par la conception
de la masculinité qui émerge au XVIe siècle en Europe — et qui est
elle-même imposée en Europe. Sans compter que cette notion de genre peut tout à
fait être mise au service du néolibéralisme.
À quoi
songez-vous ?
Quand dans les années 1980, par exemple, on a
assisté à l’entrée massive des femmes dans le monde du travail et à leur toute
aussi massive paupérisation (travaux moins bien payés, plus précarisés, en
temps partiels, etc.), la Banque mondiale et le FMI ont mis en place de larges
programmes disciplinaires pour contenir les effets de cette paupérisation. Il
faut impérativement, dans ces institutions, avoir un paragraphe sur le genre
pour obtenir des subventions. Là encore, c’est une très vieille idée coloniale
: les femmes étant opprimées partout (sauf en Europe, bien sûr), c’est en les
visant, elles, qu’on fera accepter la colonialité et le capitalisme car c’est
par eux qu’elles obtiendront la liberté que leur propre société ne peut ou ne
veut pas leur donner. L’oppression des femmes a encore été invoquée dans les
discours officiels pour justifier l’intervention militaire en Afghanistan. Ce
qu’il faut bien voir, c’est que le néolibéralisme peut adopter une attitude
libérale vis-à-vis de la question de l’émancipation des femmes, comme il peut
tout à fait s’accorder de formes d’hétéro-patriarcat extrêmement autoritaires
(comme on le voit au Brésil, en Turquie, aux États-Unis, mais qu’on voit aussi
arriver en Europe). Quand les féministes parlent d’égalité de genre,
c’est-à-dire d’égalité des femmes avec les hommes, je ne crois pas qu’elles
pensent à l’éboueur ou au travailleur d’usine. Que des femmes se battent pour
l’égalité des salaires (à diplôme égal, à tâche égale, etc.), c’est très
important. Mais la notion de genre trouve ses limites quand, dans certains cas,
le fait d’être noir·e ou d’être autochtone compte beaucoup plus que le fait
d’être une femme. Le genre n’est pas toujours le critère qui compte ; il faut
utiliser cette notion en contexte.
Vous raillez la temporalité « masculiniste » de la lutte
: la Révolution, le Grand soir, la prise de la Bastille ou de la Havane… Le
processus d’émancipation, objectez-vous, n’est pas seulement constitué de victoires,
de ruptures opérées dans un récit linéaire, mais se fait dans l’ombre et le
temps long…
La barricade, le héros, la prise du Palais d’Hiver,
tout cela est très enthousiasmant : j’aime ces images, j’aime cette joie, cette
énergie, cette force. Mais quand on a travaillé sur l’histoire de l’esclavage,
on sait que la lutte a été un « long chemin vers la liberté4
» et qu’il a fallu des siècles pour y mettre fin. Toutes les luttes ne prennent
pas quatre siècles, mais il faut avoir en tête, quand on en commence une, que
ça va être long, et que le lendemain de la victoire, puis chaque matin, il va
falloir se lever et continuer. La victoire, évidemment, avec ses moments de
joie et de fête, fait partie de la temporalité de la lutte, mais je crains
parfois que ces images verticales masquent les « petits » gestes, les « petites
» actions, et l’importance de la patience, de la persévérance, de l’endurance.
Il faut aussi réfléchir à ce que signifie la défaite. Pourquoi est-ce qu’on
perd alors que notre cause est juste ? Prendre en compte cette temporalité-là,
dans sa totalité, c’est aussi admettre qu’on a toujours des choses à apprendre,
à questionner. C’est admettre qu’on ne dira jamais « Cette fois c’est bon,
c’est terminé ». La lutte ne peut pas s’arrêter parce que les forces ennemies
en face sont absolument déterminées. Elles, elles ne lâcheront jamais.
Il
- Le terme « racisé » désigne,
pour celles et ceux qui le mobilisent, la condition d’une personne victime
de racisation, c’est-à-dire, en sociologie, le processus par lequel une
personne est, en raison de certaines de ses caractéristiques, assimilée à
une race déterminée.↑
- Tradition philosophique née
au sein de la Renaissance espagnole, en réaction aux conquêtes coloniales
de l’Amérique du Sud, puis développée dans la Hollande et l’Angleterre
libérale (Grotius et Locke) et la France des Lumières (Montesquieu et
Rousseau). Ses théoriciens s’appuient sur l’existence de « droits naturels
» universels, c’est-à-dire de besoins inhérents à la nature humaine (par
exemple, la sécurité) pour penser et fonder la légitimité des lois
positives instaurées par l’État pour les garantir (par exemple, la
propriété privée).↑
- Approche méthodologique qui
consiste à partir de l’expérience concrète des rapports de domination pour
éviter de projeter sur eux des représentations idéalisées. Marx et Engels
ont illustré cette méthode en affirmant que seule la situation des
prolétaires permet de dire quelque chose de l’aliénation des travailleurs
en général.↑
- Référence au récit
autobiographique de Nelson Mandela, paru en 1994.↑
Publié le 10 avril 2019 dans Antiracisme,
Féminisme
par Manon Oeuvrard Ballast,
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