Cette intervention a été prononcée le 10 juin 2017 lors de la journée d'étude du Réseau sur l'autogestion et les processus révolutionnaires de notre temps.
I. Le cas des révolutions
indo-afro-latino-américaines
Richard Neuville
En référence à la notion de « révolution longue »[1], j’aborderai
les changements politiques et sociaux intervenus en Amérique indo-afro-latine
sur un temps relativement long, soit un quart de siècle (1992-2017). Pourquoi
prendre 1992 comme date de référence ? Parce qu’elle correspond à la
campagne « 500 ans de résistance » développée à l’occasion du cinquième
centenaire de la colonisation espagnole et qu’elle marque l’émergence des
mouvements indigènes contre la domination impériale et oligarchique. Elle est probablement l’un des événements les
plus décisifs dans l’Amérique latine contemporaine.
Cette intervention se décompose en trois
points :
I. Les
différentes phases politiques et de résistances au néolibéralisme
II. La diversité
et les caractéristiques des mouvements sociaux et les dynamiques de
transformation sociale (1992-2017)
III. Quelques enseignements
de la période
I. Les différentes phases politiques et de
résistances au néolibéralisme
Au cours de ce quart de siècle, nous distinguerons
quatre phases de résistance (GEAL)[2] :
Une
première phase de « résistances sociales au cycle néolibéral » du début des
années 90 à 2002
Cette phase correspond à la seconde
période de la « longue nuit néolibérale », amorcée globalement avec la chute des
dictatures, sauf au Chili où elle avait débuté. Après
la « décennie perdue » des années 1980, marquée par de profondes
crises économiques et l’hyperinflation, un corpus de mesures résultant du Consensus
de Washington (1989) est appliqué par les institutions internationales, avec le soutien du Trésor américain, aux
économies en difficulté. Fortement inspiré de l’idéologie de l’Ecole de Chicago, il se caractérise par des programmes de
contre-réformes néolibérales de deuxième génération : discipline
budgétaire (réorientation des dépenses publiques, réforme fiscale), privatisation
et dérégulation économique (libéralisations des taux d'intérêt et du commerce
extérieur, déréglementation des marchés), taux de change unique. Ces programmes de contre-réformes visent à asseoir
et légitimer l’accumulation de capital avec comme axe de gravitation la
dépossession et la marchandisation de biens communs sociaux et se traduisent
par la précarisation et l’augmentation du chômage, la féminisation de la
pauvreté, etc. Ils s’appliquent avec une grande brutalité sous les présidences
de Carlos Menem (1989-1999)[3] et
Fernando de la Rua (1999-2001)
en Argentine ; de Carlos Andrés Pérez (1989-1993) inaugurée par le Caracazao le 27 février 1989 qui fera plus de
3 000 victimes au Venezuela ; de Fernando Collor de Mello (1990-1992)
destitué pour corruption puis Itimar Franco (1992-1995) et Fernando Henrique
Cardoso (1995-2003) avec une libéralisation à outrance de l’économie qui
entraîne la fermeture de milliers d’entreprises industrielles au Brésil ; de
Gonzalo Sánchez de Lozada (1993-1997), Hugo Banzer Suárez (1997-2001), Jorge
Quiroga Ramírez (2001-2002), Gonzalo Sánchez de Lozada (2002-2003) en Bolivie
et la succession de 8 présidents entre 1988 et 2005 dont Jamil Mahuad
(1998-2000) qui supprima la monnaie nationale pour la convertir au dollar et Gustavo
Noboa (2000-2003, le roi de la banane) en Equateur.
Cette phase est également marquée par une forte
instabilité institutionnelle (destitutions et renversements de dirigeants) et
l’émergence de luttes sectorielles (Piqueteros, CONAIE, Mouvement des
sans-terre, guerres de l'eau 2000, etc.) où les
résistances, pourtant importantes, ont du mal souvent à converger dans les
espaces nationaux. Cependant, ces luttes contribuent à une accumulation de
forces qui va s’avérer déterminante dans les changements politiques à venir.
Une
deuxième phase (2002-2005) « Crise de légitimité politique du néolibéralisme
»
Cette phase marque la fin de l’hégémonie absolue du
néolibéralisme des années 90. Sous les effets socio-économiques de la crise de
2000, les résistances acquièrent un nouvel élan et prennent parfois la forme de
vraies insurrections ou soulèvements populaires.
Elles parviennent à se coordonner davantage et contribuent à délégitimer
politiquement le néolibéralisme (ex. guerres de l'eau
2000 et du gaz 2003 en Bolivie, le Caracazao
en Argentine).
Cette crise ne s’est pas exprimée
partout de la même façon : dans certains cas elle a pris la forme d’une
crise de légitimité de représentations politiques (c’est le cas notamment de
l’Argentine) et, dans d’autres cas, elle a pris la forme d’une crise beaucoup
plus profonde : d’une crise du régime de domination politique (notamment
en Bolivie, en Équateur ou précédemment au Venezuela). Dans ce pays, l’ampleur
de la crise ouvra les portes à des changements politiques majeurs avec la mise
en place de nouvelles constitutions qui ont remis en cause les bases sur
lesquelles avaient été fondés les états républicains postcoloniaux après la fin
des guerres d’Indépendance.
Un nouvel élan des résistances s’exprime et se
traduit par de vraies insurrections ou soulèvements populaires et de meilleures
coordinations nationales (ex. guerres du gaz 2003 en Bolivie, Argentine 2001).
Une
troisième phase : Période post-néolibérale et de stabilité des rapports de
force ». (2005-2011)
Cette phase se traduit par une consolidation
d’un scénario politique plus hétérogène à la suite d’une série de processus
électoraux qui se sont étendus entre 2005 et 2009 (élections de Manuel Zelaya
au Honduras et Evo Morales en Bolivie en 2005 ; celles de Rafael Correa en
Equateur et de Michele Bachelet au Chili et les réélections de Hugo Chávez et de
Lula da Silva en 2006, l’élection de Daniel Ortega en Nicaragua en 2007 et
celle de Mauricio Funes du FMLN au Salvador).
Cette phase post-néolibérale se caractérise par des
changements institutionnels (nouvelles constitutions), un approfondissement de
la démocratie, un renforcement du rôle des États, le développement de
programmes sociaux avec des résultats réels concernant la réduction de la
pauvreté, une intégration régionale et des politiques internationales
multilatérales (ALBA, UNASUR, etc.) en rupture avec la domination de l’Empire
états-unien (doctrine Monroe).
Au niveau économique, c’est une période de forte
croissance liée à un nouveau cycle de valorisation de la marchandisation des
ressources naturelles. La
forte
demande de matières premières de la part de la Chine et de l’Inde entraîne une
dépendance accrue et renforce le modèle de développement productiviste (Néodéveloppementisme).
L’envolée et la consolidation de l’extractivisme, qualifiées de « fruits
amers de la croissance », génèrent des dégâts environnementaux importants
et accélèrent le processus de « dépossession ».
Les processus affrontent également le néolibéralisme
de guerre avec comme expressions les putschs institutionnels au Honduras
(Zelaya 2009) et au Paraguay (Fernando Ludo, 2012), de même que les tentatives de
déstabilisation en Bolivie et au Venezuela.
Une
quatrième phase : Le retour des crises économiques et politiques à partir de
2012
Le sous-continent subit la répercussion de l’onde de
choc de la crise mondiale avec une demande moindre qui entraîne le retour de
politiques d’austérité et un retournement de conjoncture sociopolitique avec un
reflux des forces progressistes ou nationales-populaires (Argentine, Brésil,
Venezuela).
Le retour de la crise marque un point d’inflexion
dans les processus même si ce n’est pas uniforme et encore moins linéaire. Pour
Franck Gaudichaud (2015) : « Les processus se heurtent à des problématiques endogènes
(causes internes), à de puissants pouvoirs conservateurs nationaux et globaux
et à des dilemmes non résolus au niveau stratégiques. Ces phénomènes sont moins
prégnants là où les luttes sociales ont été fortes et où il y a une
politisation des couches populaires, notamment en Bolivie ».
Mais, parallèlement, cette phase se caractérise par
un retour des protestations populaires multisectorielles, des peuples
indigènes, des étudiants et des travailleurs, y compris dans des pays où les
droites néolibérales sévissent encore. Il s’agit de s’opposer aux diverses
formes de répression, d’intimidation ou de cooptation qui sévissent : Soja
(Argentine), Services publics et corruption (Brésil 2013), Opposition (Venezuela
2014), Mapuche et étudiants (Chili), TIPNIS (Bolivie), CONAIE et Yasuni
(Equateur), Mines (Pérou, Chili, Brésil, Argentine, Mexique). C’est la poursuite
d’un bouillonnement populaire par en bas en termes d’auto-organisation, de
création d’espaces autogérés, etc.
Quelques
éléments de bilan de ces expériences gouvernementales
La rupture variable avec le cycle néolibéral s’est
caractérisée par une réaffirmation du rôle de l’État et l’instauration d’une
coopération régionale (UNASUR, ALBA), la reprise de contrôle des ressources
naturelles qui a permis une redistribution partielle de la rente extractive au
bénéfice des plus pauvres (État social), se traduisant par un recul de la
pauvreté extrême et des inégalités sociales.
Le trait commun de ces expériences est
le maintien dans tous les pays progressistes d’un modèle productif et
d’accumulation basé sur l’extraction de ressources primaires et énergétiques
(extractivisme) avec des effets destructeurs pour les communautés indigènes,
les travailleurs et les écosystèmes. Elles montrent les « limites d’un
projet modernisateur post-néolibéral, d’un nouveau modèle de croissance fondé
sur l’assistanat et une régulation entre capitaux nationaux et étrangers ».
Le réalisme et la « politique du
possible » ont justifié le renoncement à des changements structurels dans une
optique anticapitaliste. Or, la conjoncture actuelle et la crise économique
régionale ont provoqué une brusque chute du prix des matières premières. Elle
s’est accompagnée d’une offensive du capital transnational des États du Nord et
de géants du Sud (Chine) visant à s’emparer de nouvelles terres agricoles, de
ressources énergétiques, minérales, de l’eau, de la biodiversité. Les
politiques extractivistes inhibent les processus d’autonomie dans d’autres secteurs
productifs : agriculture et industrie. Le « modèle de domination
capitaliste se perpétue malgré des inflexions ». (Gaudichaud : 2015)
II. Diversité et caractéristiques des
mouvements sociaux et les dynamiques de transformation sociale (1992-2017)
L’Amérique indo-afro-latine a longtemps été un terreau fertile
pour les expériences révolutionnaires. Au cours de la période, en réaction aux
ravages des politiques néolibérales résultant du consensus de Washington, elle
est probablement devenue le principal foyer de résistance à la mondialisation
capitaliste et à l’hégémonie de l’Empire (Neuville : 2010). Cette résistance a atteint une portée
significative, y compris en allant à l’encontre des tendances lourdes de la phase actuelle de la
mondialisation. C’est-à-dire des mouvements de transformation de rapports sociaux et de la marchandisation croissante de la vie à
l’échelle planétaire. La richesse et la diversité de ces expériences ont
permis de qualifier le sous-continent de véritable laboratoire social[4].
L’Amérique indo-afro-latine est apparue comme une « zone de tempêtes » du
système-monde capitaliste (Gaudichaud, 2013).
En
janvier 1994, l’insurrection zapatiste contre l’entrée en vigueur de l’accord
de libre-échange nord-américain (Alena) a montré la voie de la résistance
contre les institutions internationales. Elle a été suivie une décennie plus
tard par la mobilisation continentale contre l’accord de libre-échange des
Amériques (ALCA) et sa mise en échec lors du sommet de Mar del Plata en
novembre 2005. La campagne « 500 ans de résistance », à l’occasion du cinquième
centenaire de la colonisation espagnole en 1992, avait marqué l’émergence des
mouvements indigènes contre la domination impériale et oligarchique. Par la
suite, les mouvements indigènes se sont affirmés de plus en plus comme de
véritables acteurs sociaux et politiques en Équateur puis en Bolivie et plus
largement au niveau régional.
L’Amérique
latine a également été, à bien des égards, un lieu d’innovation politique et
social. La résistance au modèle de domination s’est traduite sous deux formes :
d’un côté, par l’élection de nouveaux dirigeants qui se situaient plus ou moins
en rupture avec le dogme libéral et qui remettaient en cause les institutions
en place et la démocratie formelle ; de l’autre, par le renforcement de
mouvements sociaux qui réactualisaient notamment la question de l’appropriation
sociale. Loin d’être opposables, ces deux formes ont parfois été complémentaires,
même si les liens se sont distendus ces dernières années. En effet, dans
plusieurs pays, l’accumulation de forces des mouvements sociaux a permis des
changements de gouvernements ou d’exercer une pression sur les pouvoirs en
place.
À
peine élus, les dirigeants du Venezuela, de la Bolivie et de l’Équateur convoquèrent
des assemblées constituantes pour changer leur constitution respective et
réformer fondamentalement les institutions en instaurant formellement la démocratie
participative. Ils avaient été précédés en cela par la gauche du Parti des travailleurs
brésiliens qui innova au niveau de la démocratie locale en initiant le budget
participatif 1 dans la ville de Porto Alegre en 1990 puis dans l’État du Rio
Grande do Sul en 1999. Cette expérience connût un retentissement mondial, ce
qui conduira tout naturellement à désigner la ville de Porto Alegre comme siège
du premier Forum social mondial (FSM) en 2001.
Les
expériences continentales impulsées par les mouvements sociaux sont diverses.
Les formes d’organisation que sont le Mouvement des paysannes sans-terres (MST)
au Brésil, la Confédération des mouvements indigènes (CONAIE) en Équateur, les piqueteros (mouvements des sans
travail), les mouvements de récupération des entreprises en Argentine et en
Uruguay, les mouvements des travailleurs sans toit brésilien et uruguayen, les caracoles (Conseils de bon gouvernement)
au Chiapas, la Marche mondiale des femmes se situent bien souvent en rupture
avec les formes de luttes traditionnelles du mouvement ouvrier. Ces mouvements
sont les lieux d’élaboration et de mise en œuvre de nouvelles pratiques
sociales qui privilégient la démocratie active ou directe et l’émancipation.
C’est probablement en Amérique latine que le mouvement altermondialiste a été
le plus influent. Indubitablement, il a contribué à rompre avec la logique de
la doctrine Monroe (1823), de sortir des cloisonnements nationaux et à
permettre une articulation continentale des mouvements sociaux en ce début du
21e siècle (Algranati, Taddei, Soane, 2011).
Le
sous-continent s’est révélé être un ferment d’expérimentations d’inspiration
autogestionnaire qui puisait son origine dans l’histoire du mouvement ouvrier
latino-américain, avec comme corollaires l’appropriation sociale et différentes
formes d’auto-organisation. Il s’agissait d’un renouveau après la césure profonde
qui s’était opérée pendant la longue « nuit noire » des dictatures dans le Cône
sud (1964-1989) qui annihila toute tentative émancipatrice au cours de ces années.
Nous
distinguerons différentes formes de pratiques et aspects autogestionnaires
contemporains : socialisation et tentatives de contrôle de l’économie, économie
féministe « décoloniale », formes de participation aux institutions, concepts
de plurinationalité et indianisme, exercices du pouvoir populaire et
d’anti-pouvoir, occupations urbaines. S’il existe des entreprises récupérées
dans plusieurs pays comme au Brésil, au Mexique et au Venezuela, c’est le
mouvement argentin et, à un degré moindre uruguayen, qui est de notre point de
vue exemplaire de par son ampleur, son ancrage et sa vitalité. Il s’inscrit
également dans un processus historique et puise largement dans la conscience
profonde du mouvement ouvrier de ce pays (Ruggeri, 2015).
Le
budget participatif mis en œuvre à Porto Alegre a permis de rénover une
démocratie représentative largement discréditée et de remettre le peuple au
cœur du processus de décisions. En articulant les formes délégataire et
directe, il a ouvert la perspective de la « démocratie active ». Son impact
mondial « nous conforte que c’est l’une des voies de reconstruction d’un projet
socialiste » (Pont, 2007). Le dernier gouvernement de l’État du Rio Grande do
Sul (2011-2015) a poursuivi l’innovation démocratique avec le recours aux
nouvelles technologies de communication pour renforcer le « pouvoir populaire
et citoyen ».
L’émergence
du mouvement indigène, et particulièrement andin, a été décisive dans les
changements opérés en Équateur mais surtout en Bolivie. Elle a révélé une
véritable philosophie de vie à vocation universelle avec le concept de « Buen vivir », qui se caractérise par le
« vivre ensemble en harmonie avec la nature » (Acosta, 2014). L’indianisme,
bien distinct de l’indigénisme, a permis de combattre le modèle de domination
impériale « eurocentrique » et les discriminations des États-nations en
remettant en cause la « colonialité du pouvoir » (Quijano, 2014). Il réaffirme
des identités tout en conceptualisant l’ « unité dans la diversité » comme en
Bolivie où l’accumulation de forces en résistance au modèle néolibéral a
contribué à l’élection d’Evo Morales et a instauré une nouvelle conception du
pouvoir. L« instrument politique atypique » qu’est le Mouvement vers le
socialisme (MAS) se définit comme un « parti-mouvement » et une fédération de
mouvements sociaux.
L’Assemblée
populaire des peuples de Oaxaca (APPO) a concentré l’essentiel des paramètres
d’une démocratie radicale et directe, de l’autogestion, de l’autonomie des
sujets et des collectifs sociaux. Le répertoire d’actions et les traditions
politiques en jeu ont permis l’émergence d’un nouveau collectif social dans un
pari radical et alternatif au système hégémonique, la Commune de Oaxaca
(Almeyra, 2010).
Après
son irruption en 1994, le mouvement zapatiste a été capable d’actualiser à
partir de 2003 « les temporalités d’un passé commun sans cesser de se référer
aux temporalités nationales et mondiales de luttes pour la justice, la
démocratie et la liberté ». C’est probablement l’expérience d’autonomie la plus
remarquable.
Dans
la période récente, en réaction au modèle « néodéveloppementiste »
généralisé et dans un contexte de crise écologique et climatique, la centralité
des luttes s’est déplacée vers la défense des biens communs naturels. Dans
cette conjoncture, les mouvements sociaux sont confrontés à de nouveaux défis
stratégiques face au nouvel ordre capitaliste et les politiques extractivistes
mises en œuvre par les gouvernements progressistes (Swampa y Viale, 2014),
engagés dans une nouvelle phase d’ « accumulation par dépossession » (selon
l’expression de David Harvey). De Santiago à Mexico (pour l’éducation) en
passant par São Paulo (pour les transports), la région n’a pas été épargnée par
les mouvements de révolte citoyens, à l’instar de ceux qui ont surgi à partir
de 2010 aux quatre coins de la planète pour dénoncer la corruption politique, les
élites financières et la connivence entre le monde politique et financier et le
capitalisme (Castells, 2012).
En
Amérique indo-afro-latine, les mouvements sociaux ont rénové profondément la
notion d’autonomie et la pratique émancipatrice. Ces pratiques de gestion
communautaire ont suscité pas mal de débats sur la valorisation de l’autonomie
et ont donné lieu à l’expression et à la conceptualisation du contre-pouvoir
(Hardt et Negri, 2000), de l’anti-pouvoir (Holloway, 2002) et du pouvoir
populaire comme faisant partie d’une stratégie de contrôle de l’État avec les
changements politiques (Borón, 2001), y compris par des tentatives de double
pouvoir.
La
diversité des expériences a démontré amplement la richesse des pratiques
émancipatrices à l’œuvre sur le sous-continent latino-américain. Elles
expriment des rapports différenciés au pouvoir. Certaines, valorisent
l’autonomie, la démocratie directe et l’appropriation spatiale ; d’autres,
développent des pratiques collectives innovantes mais posent également des
revendications programmatiques et interpellent donc les pouvoirs constitués,
ils constituent plus classiquement des mouvements de contre-pouvoir. Enfin,
certaines expériences de participation initiées par les gouvernements peuvent
contribuer à l’exercice d’un pouvoir populaire. Dans leur diversité, les
mouvements sociaux interrogent clairement la question de la démocratie dans ces
aspects économique, politique et social, que ce soit au travers du contrôle et
la gestion directe de la production, la participation active aux instances de
décision ou l’auto-organisation et l’autonomie. En cela, avec des nuances, ils
peuvent être catégorisés comme mouvements autogestionnaires (Neuville, 2012).
L’Amérique
indo-afro-latine est en mouvement perpétuel, où se réalise une multitude
d’expériences, sources d’ « émancipation
en construction » (Gaudichaud, 2013). L’accumulation de forces et
d’expériences reste un atout indéniable pour poursuivre sur la voie esquissée
ces deux dernières décennies. À l’image des entreprises récupérées par les
travailleurs en Argentine, les « éclairs autogestionnaires » d’hier ont fait
place, dans certains cas, à des expérimentations durables.
L’accumulation de forces et d’expériences ainsi que
leur consolidation restent des atouts indéniables pour poursuivre sur la voie
esquissée ces deux dernières décennies. Et, probablement quels que soient les
changements politiques qui sont à l’œuvre. C’est le grand acquis de la période.
Ces dernières années, des protestations populaires
multisectorielles, des peuples indigènes, des étudiants et des travailleurs ont
surgi en imposant leurs propres revendications indépendamment des politiques
conduites ou dans des pays où les droites néolibérales gouvernaient. Il
s’agissait de s’opposer aux diverses formes de répression, d’intimidation ou de
cooptation qui sévissent : opposition au soja transgénique et grèves
ouvrières en Argentine ; manifestations de rue de la jeunesse dans les
principales villes brésiliennes pour le droit à la ville, les services publics
et contre la corruption (2013) ; crise profonde du modèle bolivarien,
violence de l’opposition (2014 et 2017) et réorganisation du mouvement
populaire au Venezuela ; mobilisations des Mapuche, des salariés et des
étudiants au Chili pour dénoncer l’héritage de Pinochet ; secteurs du
mouvement indigène contre la politique de « modernisation » d’Evo
Morales en Bolivie (TIPNIS, 2011) ; développement des résistances contre
l’extraction minière (Pérou, Chili, Brésil, Argentine, Mexique) et la
monoculture (soja).
Cette dernière période a vu la consolidation et le
renforcement d’expériences d’appropriation des terres, de territoires, usines
récupérées par les travailleur-se-s, dans le domaine des communautés urbaines,
d’autres s’inscrivant dans des politiques publiques et institutions sous le
contrôle des intéressé-e-s : luttes des femmes contre la violence
patriarcale, des sans-abris, des indigènes, de la classe ouvrière dans certains
pays, agroécologie alternative en Colombie, entreprises récupérées, médias
communautaires au Brésil et au Chili, rondas communautaires (Comités
d’autodéfense et de surveillance dans les villages) au Pérou et au Mexique, etc.
qui sont autant d’ « expériences,
de chemins de l’émancipation » (Gaudichaud, 2015).
III. Quelques
enseignements de la période
Faute d’alternatives anticapitalistes, l’Amérique
indo-afro-latine reste l’un des principaux pourvoyeurs de matières primaires du
capitalisme et continue d’être pillée abondamment. Indépendamment de
l’appréciation et de la caractérisation des processus en cours, on peut dire
que le modèle de domination capitaliste à l’œuvre depuis 5 siècles se perpétue.
(Cf. Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique latine).
Les peuples et les mouvements populaires ont su
résister et reconstruire un multilatéralisme, à démocratiser la démocratie et à
réinventer la politique en esquissant et en construisant des alternatives du
XXIe siècle. Le rapport au pouvoir des mouvements sociaux reste posé : s’ils
ont contribué à l’accession au pouvoir de gouvernements progressistes, les
expériences démontrent qu’il ne suffit pas de conquérir les institutions et le
gouvernement pour engager une rupture définitive dès lors que le pouvoir
économique, militaire et médiatique demeure. Le « pouvoir réel est le plus difficile à conquérir ». D’où la
nécessité de « développer
l’auto-organisation, de construire des formes de pouvoir populaire constituant
aux échelons local, régional et national susceptibles pour progresser vers un
pouvoir populaire constitué ». (F.Gaudichaud, 2017).
Les ruptures plus ou moins radicales s’inscrivent
dans un temps long avec des réussites et des échecs. Dans de nombreux pays, un
processus « révolutionnaire » a été engagé mais un approfondissement, des
accélérations ont manqué, ce qui les rend de fait vulnérable.
Les changements politiques récents, à l’image de
l’Argentine et du Brésil, marquent un
point d’inflexion et un reflux dans les
processus. La dernière phase constitue, d’une certaine manière la « fin
de l’hégémonie progressiste » (Modesini). Le défi fondamental reste
probablement la définition de pistes de transition radicale vers un nouveau
paradigme post-capitaliste.
Et,
à l’échelle de ce quart de siècle, les évolutions décisives dans la région auront
été impulsées par l’émergence des peuples autochtones et des femmes sur la
scène politico-sociale, le développement des luttes contre l’extractivisme,
etc. mais également par la construction d’alternatives émancipatrices durables
indépendantes des changements institutionnels, à l’image de la consolidation du
processus de récupération d’entreprises et du réseau l’économie des
travailleur-se-s ou des tentatives de pouvoir populaire territoriales.
Richard
Neuville
Quelques
références
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24
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Aires, Katzeditores, serie conocimiento.
[1] Cette
notion a été adoptée par Les Alternatifs lors de leur congrès de 2000 à Nantes.
La « révolution longue » est définie « comme un processus non
linéaire, fait d'une accumulation de ruptures plus ou moins radicales et de
sauts qualitatifs et non d'une seule rupture, même si on peut émettre
l'hypothèse que l'une de ces ruptures sera particulière en ce sens qu'elle
correspondra au moment de l'expropriation capitaliste et à l'amorce de la
transition vers la société alternative. Elle est également le reflet d'une
exigence de plus en plus forte : celle du temps de la démocratie, du temps de
la délibération sans pour autant éviter l'affrontement avec la bourgeoisie et
son appareil d'Etat, il ne s'agit pas d'un « processus long sans rupture ».
[2] GEAL (Groupe d’études
Amérique Latine) composé notamment de sociologues argentins : Clara
Algranati, Emilio Taddei, José Seoane.
[3]
Fernando Solana : « Mémoire
d’un saccage - Argentine, le hold-up du siècle », Film, 2003, voir bande-annonce :
https://www.youtube.com/watch?v=skkKhIdVbrs
[4]
Dans ce sous-chapitre, nous reprenons plusieurs extraits de paragraphes de
l’article : Neuville, Richard (2015), « Amérique indo-afro-latine »,
Introduction chapitre, Encyclopédie
internationale de l’autogestion, Syllepse / Association pour l’autogestion
(p. 92 à 414), novembre.
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