« Un jour viendra, tôt ou tard, où la France
verra de nouveau s’épanouir la liberté de pensée et de jugement. Alors les
dossiers cachés s’ouvriront ; les brumes, qu’autour du plus atroce
effondrement de notre histoire commencent, dès maintenant, à accumuler tantôt
l’ignorance et tantôt la mauvaise foi, se lèveront peu à peu . »
Ainsi
s’ouvre L’Étrange défaite écrite par Marc Bloch au lendemain de la
capitulation de l’armée française en juin 1940. « À qui la
faute ? », se demande-t-il. Quels mécanismes politiques
ont conduit à ce désastre et à l’effondrement d’une République ? Si les
militaires, et surtout l’état-major, sont aux premières loges des accusés, nul
n’échappe à l’implacable regard de l’historien : ni les classes
dirigeantes qui ont « préféré Hitler au Front Populaire », ni la
presse mensongère, ni le pacifisme munichois, ni la gauche qui n’a pas eu
besoin de ses adversaires pour ensevelir ce Front populaire qui fit si peur aux
bourgeois.
Les « brumes », l’aveuglement et la soumission passive aux récits des futurs vainqueurs ont conduit inexorablement à une capitulation anticipée. Comment ne pas y reconnaître la logique des moments sombres que nous vivons sidérés.
La
banalisation de la menace factieuse
Sidérés,
nous le sommes à coup sûr quand il faut attendre six jours pour qu’une menace de sédition militaire signée le 21 avril 2021
par une vingtaine de généraux en retraite, mais aussi par de nombreux
officiers, commence à faire un peu réagir.
Sidérés,
nous le sommes par la légèreté de la réponse gouvernementale. Un tweet de la ministre des Armées ne parle que « d’irresponsabilité »
de « généraux
en retraite ». Pour Florence Parly le soutien que leur apporte
Marine Le Pen « reflète une méconnaissance grave de l’institution militaire,
inquiétant pour quelqu’un qui veut devenir cheffe des armées ».
N’y aurait-il à voir que de l’irresponsabilité militaire et de l’incompétence
politique ?
Il faut
attendre le lundi 26 avril pour que Agnès Runacher secrétaire d’État auprès du
ministre de l’Économie et des Finances s’avise que le texte a été publié jour pour jour 60 ans
après l’appel des généraux d’Alger. En parlant de « quarteron de généraux
en charentaises », elle semble considérer que la simple
paraphrase d’une expression de l’allocution de De Gaulle, le 23 avril 1961
suffira à protéger la démocratie. Ce dernier, plus martial, en uniforme,
parlait surtout de « putsch » et d’un « groupe
d’officiers ambitieux et fanatiques ».
Sidérés,
nous le sommes par le silence persistant, cinq jours après la publication du
texte factieux, de l’essentiel les leaders de la droite, du centre, de la
gauche et des écologistes.
Sidérés,
nous sommes encore de l’isolement de ceux qui appellent un chat un chat tels Éric Coquerel,
Benoît Hamon ou Jean Luc Mélenchon. Ce dernier rappelle au passage que l’article 413-3 du code pénal prévoit cinq ans d’emprisonnement
et 75.000 euros d’amende pour provocation à la désobéissance des militaires.
Sidérés,
nous le sommes enfin, pendant une semaine, de la banalisation de l’événement
par des médias pourtant prompts à se saisir du buzz des
« polémiques ». Le 25 avril, RMC/BFM, dans les Grandes Gueules, n’hésite
pas à présenter l’appel sur fond de Marseillaise, à moquer « la
gauche indignée » en citant Jean Luc Mélenchon et Éric
Coquerel, et à débattre longuement avec l’initiateur du texte, Jean-Pierre
Fabre-Bernadac. Jack Dion, ancien journaliste de L’Humanité
(1970-2004), n’hésite pas à écrire dans Marianne le 28 avril : « Malgré
ses relents putschistes, la tribune des ex généraux met le doigt là où ça fait
mal. » Il faut croire donc que cet appel factieux et menaçant
ne fait pas polémique après l’appel à l’insurrection de Philippe de Villiers dont on
oublie qu’il est le frère aîné d’un autre général ambitieux, Pierre de son
prénom, chef d’état-major des armées de 2010 à 2017.
Qui sont
donc les ennemis que ces militaires appellent à combattre pour sauver « la
Patrie » ? Qui sont les agents du « délitement de la
France » ? Le premier ennemi désigné reprend mot pour mot les termes
de l’appel des universitaires publié le 1 novembre 2020 sous le titre de « Manifeste des 100 » : « un
certain antiracisme » qui veut « la guerre
raciale » au travers du « racialisme », « l’indigénisme »
et les « théories décoloniales ». Le second ennemi est « l’islamisme
et les hordes de banlieue » qui veulent soumettre des
territoires « à des dogmes contraires à notre constitution ».
Le troisième ennemi est constitué par « ces individus infiltrés et encagoulés
saccagent des commerces et menacent ces mêmes forces de l’ordre »
dont ils veulent faire des « boucs émissaires ».
Chacune et
chacun reconnaîtra facilement les islamo-gauchistes, les séparatistes et les black
blocs, ces épouvantails stigmatisés, dénoncés, combattus par le pouvoir comme
par une partie de l’opposition. Ce texte a au moins une vertu : il
identifie clairement la nature fascisante des diatribes de Jean-Michel Blanquer, Gérald Darmanin ou Frédérique Vidal. Il renvoie à leur responsabilité celles
et ceux qui gardent le silence, organisent le débat public autour de ces
thématiques sur la scène médiatique, s’abstiennent à l’Assemblée sur des textes
de loi à la logique islamophobe – quand ils ne votent pas pour –, signent des
tribunes universitaires pour réclamer une police de la pensée. Il renvoie à ses
responsabilités le Bureau national du Parti socialiste qui, dans sa résolution du 27 avril, persiste à affirmer « qu’il
serait absurde de chercher à nier ces sujets qui nous font face »
comme « ces minorités agissantes » qui prônent la « désaffiliation
républicaine ».
Baromètre
incontesté des dérives intellectuelles, l’omniprésent Michel Onfray,
aujourd’hui obsédé par la décadence de la France, ne partage-t-il pas le
diagnostic des factieux ? Sa sentence du 27 avril dans la matinale d’Europe 1, « l’intérêt
de l’islamo-gauchisme est de détruire la nation, la souveraineté nationale, la
France, l’histoire de France, tout ce qui constitue la France »,
est immédiatement reprise par Valeurs actuelles. Quelques jours
plus tôt, dans une envolée digne de Gérald Darmanin, il assénait au Point : « On
a un seul problème en France, c’est que la loi n’est pas respectée ».
Mais de quelle loi parle Michel Onfray quand il ajoute, à propos du verdict en
appel du procès des jeunes de Viry-Châtillon : « Il y a des gens à qui
on dit : […] peut-être que vous faites partie de ceux qui auraient pu
tuer, mais la preuve n’est pas faite, on est pas sûr que c’est vous, allez,
vous pouvez rentrer chez vous. L’affaire est terminée pour vous. »
Pour Michel Onfray, le scandale n’est pas la mise en accusation délibérée
d’innocents par une police en quête désespérée de coupables mais un principe de
droit : la présomption d’innocence elle-même !
La
capitulation rampante
Voilà où
nous en sommes. Voilà pourquoi il est pour beaucoup si difficile de se
scandaliser d’un appel factieux quand les ennemis désignés sont ceux-là même
qui sont désignés à longueur d’antenne et de déclaration politique dans ce
désastreux consensus « républicain » réunissant l’extrême droite, la
droite et une partie de la gauche.
Chacune et
chacun y va de sa surenchère. Anne Hidalgo enjoint les Verts « d’être au clair avec la République »
à propos de la laïcité alors même que Yannick Jadot demande de « sortir de toute naïveté et de toute
complaisance », pour « combattre l’islam politique »,
proposant de « contrôler les financements des associations »
et de « renforcer tous les dispositifs sur le contrôle des réseaux
sociaux ».
La
discussion et le vote de la loi sur le « séparatisme », puis les
débats hallucinants sur l’organisation de « réunions non mixtes » au
sein du syndicat étudiant Unef nous en a fourni un florilège. Pour le
communiste Stéphane Peu comme pour le socialiste Olivier Faure, la question n’est pas de combattre sur le
fond la notion de « séparatisme » mais de rester dans une « loi
équilibrée » qui « renforce la République »
(Peu) et d’éviter « la surenchère » (Faure). L’un comme l’autre et
comme nombre de députés de leurs groupes, s’abstiendront lors du vote à
l’Assemblée nationale. Seule La France insoumise a sauvé l’honneur et dénoncé,
notamment par la voix de Clémentine Autain dès le 16 février, une loi qui « ouvre
la boîte de Pandore pour des idées qui stigmatisent et chassent les
musulmans » et « nous tire vers l’agenda de l’extrême
droite ».
Si le débat
parlementaire gomme un peu les aspérités, l’affaire des réunions « non
mixtes » au sein de l’Unef est l’occasion d’un déferlement de sincérité
imbécile. On n’en attendait pas moins de Manuel Valls qui s’empresse de poser l’argument clef de la
curée : « Les réunions "racialisées" légitiment le concept de
race ». Le lendemain Marine Le Pen le prend au mot et réclame des poursuites
contre ces actes racistes. Anne Hidalgo apporte sa voix contre une pratique qu’elle
considère comme « très dangereuse » au nom de « ses
convictions républicaines ». Olivier
Faure, moins « équilibré » que sur la loi contre le
« séparatisme » renchérit comme « une dérive incroyable ».
Quelle
« dérive » ? Tout simplement « l’idée que sont légitimes à parler du
racisme les seules personnes qui en sont victimes », alors que
« c’est
l’inverse qu’il faut chercher ». Dominés restez à votre place,
nous parlerons pour vous ! Aimé Césaire dans
sa lettre à Maurice Thorez, dénonçait ce qu’il nommait le « fraternalisme » :
« Un
grand frère qui, imbu de sa supériorité et sûr de son expérience, vous prend la
main pour vous conduire sur la route où il sait se trouver la Raison et le
Progrès. » Or, ajoutait-il, « c’est très exactement ce dont nous ne
voulons plus » car « nous ne (pouvons) donner à personne
délégation pour penser pour nous. »
Olivier
Faure revendique un « universalisme » que ne renierait pas le
candidat communiste à la présidentielle, Fabien Roussel pour qui « les
réunions segmentées selon la couleur de sa peau, sa religion ou son sexe, ça
divise le combat ». Le PCF n’hésite pas à défendre en théorie l’Unef tout en se
joignant cœur réactionnaire des condamnations de ses pratiques.
Audrey Pulvar cherchant peut-être un compromis dans la
présence maintenue mais silencieuse d’un blanc dans une réunion de personnes
racisées, se prend une volée de bois vert du chœur des bonnes âmes
universalistes. La « dilution dans l’universel »
est bien « une façon de se perdre » comme l’écrivait
encore Aimé Césaire en 1956.
Ce chœur
hystérisé, rien ne le fera taire, ni le rappel élémentaire d’Éric Coquerel que les groupes de
parole sont « vieux comme le monde, comme le mouvement féministe, comme les
alcooliques anonymes », ni la prise du conscience de
l’énormité morale, politique et juridique des positions prises ainsi dans une
émotion révélatrice.
Refuser de
comprendre que la parole des dominées et dominés a besoin de se constituer à
l’abri des dominants, c’est nier, de fait, la domination. Ce déni de la
domination, et de sa violence, est une violence supplémentaire infligée à
celles et ceux qui la subissent.
Au passage,
une partie de la gauche a par ailleurs perdu un repère simple en matière de
liberté : la liberté de réunion est la liberté de réunion. Elle n’est plus
une liberté si elle est sous condition de surveillance par une présence
« hétérogène ». À quand les réunions de salariés avec présence
obligatoire du patron ? Les réunions de femmes avec présence obligatoire
d’un homme ? Les réunions d’étudiants avec présence obligatoire d’un
professeur ? Les réunions de locataires avec présence obligatoire du
bailleur ? Les réunions d’antiracistes avec présence obligatoire d’un
raciste ?
Ces
héritiers et héritières d’une longue tradition politique liée aux luttes
sociales révèle ainsi leur déconnexion avec les mobilisation d’aujourd’hui,
celles qui de #MeToo à Black Lives Matter ébranlent le monde
et nous interrogent sur quelle humanité nous voulons être au moment où notre
survie est officiellement en question. Ces mouvements de fond martèlent, 74 ans
après Aimé Césaire, que « l’heure de nous-mêmes a sonné. »
Nul doute,
hélas, que ce qui fait ainsi dériver des femmes et des hommes issus de la
gauche, c’est le poids pas toujours avoué, mais prégnant et souvent
irrationnel, de l’islamophobie. Cette adhésion générale à un complotisme d’État touche plus fortement les espaces
partisans, voire universitaires, que le monde associatif. On a pu le constater
lors de la dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) fin
2020 quand la fermeté les protestations de la Ligue des droits de l’Homme ou d’Amnesty international n’a eu d’égale que la discrétion de
la gauche politique. La palme du mois d’avril revient sans conteste à Caroline
Fourest qui lors du lancement des États Généraux de la Laïcité a pu
déclarer sans frémir que « ce mot islamophobie a tué les dessinateurs
de Charlie Hebdo et il a tué le professeur Samuel Paty ».
Oui voilà ou
nous en sommes. La menace d’une victoire du Rassemblement national ne se lit
pas que dans les sondages. Elle se lit dans les renoncements. Elle s’enracine
dans la banalisation voire le partage de ses thématiques disciplinaires, de ses
émotions islamophobes, de son vocabulaire même.
L’évitement
politique du réel
Il faut
vraiment vivre dans une bulle, au rythme de réseaux sociaux hégémonisés par
l’extrême droite, loin des réalités des quartiers populaires, pour considérer
que l’islam et les réunions non mixtes sont les causes premières du délitement
des relations collectives et politiques dans ce pays.
Quelle
République, quelle démocratie, quelle liberté défend-on ici avec ces passions
tristes ? Depuis plus d’un an, la réponse gouvernementale à l’épreuve
sanitaire les a réduites à l’état de fantômes. L’état d’urgence sanitaire est
reconduit de vague en vague de contamination. Notre vie est bornée par des
contrôles, des interdictions et des attestations. Les décisions qui la règlent
sont prises par quelques-uns dans le secret délibératif d’un Conseil de
défense. Nous vivons suspendus aux annonces du président et de quelques
ministres et, de plus de plus en plus, du président seul, autoproclamé expert
omniscient en gestion de pandémie. Nous n’avons plus prise sur notre vie
sociale, sur nos horaires, sur notre agenda, sur notre avenir même très proche.
Nous n’avons plus de lieu de délibération, ces lieux qui des clubs
révolutionnaires de 1789 aux ronds-points des gilets jaunes, en passant par la
Place Tahrir et la Puerta Del Sol en 2011 sont l’ADN de la démocratie.
La violence
de la menace létale mondiale que font peser sur nous le Covid et ses variants
successifs nous fait espérer que cette épreuve prendra fin, que la parenthèse
se refermera. Comme dans une période de guerre, cet espoir toujours déçu
se renouvelle sans fin à chaque annonce moins pessimiste, à chaque
communication gouvernementale sur les terrasses jusqu’à la déception suivante.
Cette précarité sans fin est un obstacle collectif à la résistance
démocratique, à la critique sociale, idéologique et opératoire de cette période
qui s’ouvre et sera sans doute durable. C’est bien dans ce manque politique
douloureux que s’engouffrent tous les complotismes de Q-Anon à l’islamophobie
d’État.
Depuis le printemps 2020, les partis d’opposition ont cessé
d’être dans l’élaboration et la proposition politique en lien avec la situation
sanitaire. Le monologue du pouvoir ne provoque plus sporadiquement que des
réactions, jamais d’alternative stratégique ni sur la réponse hospitalière, ni
sur la stratégie vaccinale, ni sur l’agenda des restrictions sociales. Même
l’absence de publication, des semaines durant début 2021, des avis du Conseil
scientifique n’émeut pas des politiques beaucoup plus préoccupés par les réunions
non mixtes à l’Unef.
Attac n’est pas beaucoup plus proactif malgré la
publication sur son site en novembre 2020 d’un texte tout à fait pertinent de Jacques Testard sur la démocratie sanitaire. En général les
think
tanks sont plutôt discrets. L’Institut Montaigne
est silencieux sur la stratégie sanitaire tout comme la Fondation Copernic
qui n’y voit pas l’occasion de « mettre à l’endroit ce que le libéralisme
fait fonctionner à l’envers ». Si le think
tank Économie Santé des Échos déplore le manque de vision
stratégique sanitaire, seule Terra Nova semble avoir engagé un véritable
travail : une cinquantaine de contributions, des propositions sur l’organisation de la rentrée scolaire du
26 avril 2021, des propositions sur la stratégie vaccinale…
Pourquoi
cette inertie collective sur les choix stratégiques ? Ce ne sont pas les
sujets qui manquent tant la stratégie gouvernementale ressemble à tout sauf à
une stratégie sanitaire. Sur le fond, aucun débat n’est ouvert sur le choix
entre stratégie de cohabitation avec la maladie ou d’éradication virale. Ce
débat aurait eu le mérite d’éclairer les incohérences gouvernementales comme la
communication sur le « tester/tracer/isoler » de 2020 qui n’a été
suivie d’aucun moyen opérationnel et humain nécessaire à sa mise en œuvre. Il
aurait permis de discuter une stratégie vaccinale entièrement fondée sur l’âge
(et donc la pression hospitalière) et non sur la circulation active du virus et
la protection des métiers à risque. Cette stratégie a fait battre des records
vaccinaux dans des territoires aux risques faibles et laissé à l’abandon les
territoires les plus touchés par la surmortalité comme la Seine-Saint-Denis.
Pourquoi
cette inertie collective sur la démocratie sanitaire ? Les appels dans ce
sens n’ont pourtant pas manqué à commencé par les recommandations du Conseil
Scientifique dès mars 2020 : le texte de Jacques Testard, un article de The Conversation au mois de juin
2020, l’excellent « tract » de Barbara Stiegler, De la
démocratie en pandémie, paru chez Gallimard en janvier 2021 et
assez bien relayé. Des propositions, voire des expérimentations, en termes de
délibération et de construction collective des mesures sanitaires
territorialisées, des contre expertises nationales basées sur des avis
scientifiques et une mobilisation populaire auraient sans doute mobilisé de
façon positive la polyphonie des exaspérations. On a préféré laisser réprimer la mobilisation lycéenne pour
de vraies mesures sanitaires en novembre 2020.
Bref la
construction de masse d’une alternative à l’incapacité autoritaire du pouvoir
aurait pu, pourrait encore donner corps et usage à la démocratie, aujourd’hui désarticulée, qu’il nous faut
essayer de défendre, pourrait incarner la République dans des exigences
sociales et une puissance populaire sans lesquelles elle risque toujours de
n’être qu’un discours de domination.
Une
autre élection est-elle encore possible ?
Entre cet
étouffement démocratique de masse et l’immensité des choix de société suggérés
au quotidien par la crise sanitaire, le grain à moudre ne manque pas pour des
courants politiques héritiers d’une tradition émancipatrice. Leur
responsabilité est immense quand l’humanité est mise au pied du mur de sa
survie et de l’idée qu’elle se fait d’elle-même. Mais ces partis préfèrent eux
aussi considérer la situation sanitaire comme une simple parenthèse à refermer,
se projetant sur les échéances de 2022 comme pour oublier 2020 et 2021. Il est
ahurissant de penser que, après 14 mois de pandémie, la politique sanitaire ne
soit pas au centre des élections territoriales de ce printemps, sinon pour une
question d’agenda.
En « rêvant
d’une autre élection » comme d’autres ont rêvé d’un autre monde, la gauche
permet tout simplement au président en exercice de s’exonérer de son bilan
dramatique : un système de santé et des soignantes et soignants mis en
surchauffe des mois durant, une mise en suspens de milliers de soins parfois
urgents, des dizaines de milliers de Covid longs, plus de 100.000 morts, des
territoires et des populations délibérément sacrifiés, des inégalités devant la
mort et la maladie largement calquées sur les inégalités sociales et les
discriminations, une vie sociale dévastée, une démocratie en miettes, une
faillite biopolitique structurelle.
Comment lui
en faire porter la responsabilité si on ne peut lui opposer aucune
alternative ? Le pouvoir s’en réjouit d’avance et, renversant la charge de
la preuve, semaine après semaine, somme chacune et chacun de présenter un bilan
sur l’agenda qu’il déroule sans rencontrer beaucoup de résistance : les
politiques sécuritaires et l’islamophobie d’État. Or, ce concours électoraliste
du prix de la « laïcité », de la condamnation de l’islamisme, de la
condamnation des formes contemporaines de lutte contre les discriminations,
nous savons qui en sera la championne incontestée : elle en maîtrise à
merveille les thématiques, le vocabulaire comme la véhémence.
Voici ce que
les sondages, jour après jour, mesurent et nous rappellent. Dans ces
conditions, l’absence de dynamique unitaire à gauche n’est pas la cause de la
défaite annoncée, elle est déjà le résultat d’une perte majoritaire de boussole
politique, le résultat d’une sorte d’évitement du réel, le résultat d’un
abandon.
« L’étrange
défaite » de juin 1940 a pris racine dans le ralliement des classes
dirigeantes à la nécessité d’un pouvoir policier et discriminatoire. Nous y
sommes. « L’étrange défaite » s’est nourrie de la pusillanimité d’une
gauche désertant les vrais combats pour la démocratie, de la défense de
l’Espagne républicaine au barrage contre un racisme aussi déchaîné
qu’expiatoire. Nous y sommes sur les enjeux de notre temps. « L’étrange
défaite » a été la fille du consensus munichois et de la capitulation
anticipée. Nous y sommes. « L’étrange défaite » a été suivie de la
mort d’une République. L’appel militaire du 21 avril en fait planer la menace.
À
l’exceptionnalité de la période traumatique qui bouleverse depuis 14 mois en
profondeur nos repères politiques, sociaux et vitaux, s’ajoute
l’exceptionnalité de l’échéance institutionnelle du printemps 2022. Il est
dérisoire d’y voir la énième occasion de porter un message minoritaire,
dérisoire de donner le spectacle d’une querelle d’egos, dérisoire de jouer à
qui sera responsable de la défaite. Le salut ne sera pas dans un compromis
défensif sans principe mais dans un sursaut collectif d’ambition.
Il est temps
de prendre la mesure du temps que nous vivons, car il est toujours temps de
résister. Comme concluait Marc Bloch en septembre 1940, « peut-être
est-ce une bonne chose d’être ainsi contraints de travailler dans la
rage », car « est-ce à des soldats qu’il faut, sur un champ
de bataille, conseiller la peur de l’aventure ? » Il
ajoutait que « notre peuple mérite qu’on se fie à lui et qu’on le mette dans
la confidence ».
Ce texte a été publié initialement sur le site de Regards.fr ; http://www.regards.fr/idees-culture/article/2022-l-etrange-defaite-qui-vient?
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