mercredi 28 décembre 2016

Féminisme et autogestion, par Bruno Della Sudda, Florence Ciaravola, Romain Testoris, Magali Della Sudda

Si les premières analyses des années 1960 prirent pour référence le marxisme, s’y référant ou s’y opposant, les années 1970 ont vu le postmodernisme s’intéresser avant tout au discours, au langage et à la représentation. 

Aujourd’hui, l’analyse matérialiste qui prend en compte les inégalités liées aux structures et aux systèmes est plus pertinente que jamais dans un système mondialisé complexe marqué par l’intersectionnalité – où la question du genre et celle des origines s’entrecroisent –, où l’oppression spécifique des femmes croise l’exploitation capitaliste que la crise aggrave pour toutes et tous, y compris dans les pays les plus riches. 

Les luttes des femmes et les théorisations relatives aux rapports sociaux inégalitaires qui leur sont liées, dans leur diversité, ont montré qu’il n’y a pas de « problème des femmes », mais un problème de relations entre hommes et femmes. 


Le rapport social de sexe n’est pas soluble dans le rapport de classe au sens traditionnel. Ce n’est pas non plus un rapport interpersonnel. Cependant, ce n’est pas dans l’abstrait mais dans les mécanismes du capitalisme, dans les rapports de classe donc que s’exerce (et non pas que naît) l’oppression masculine, que se réalise l’oppression de genre et se reconstituent sans cesse les conditions de sa reproduction, sans que pour cela sa spécificité soit résorbée. 

En retour, les rapports de production sont aussi des rapports de sexe et les rapports de sexe déterminent fortement la reproduction des formes prises par les rapports globaux. 

Les rapports sociaux de sexe ne sont pas des rapports de classe, ni des rapports interpersonnels. L’inégalité, l’oppression, la domination sont des faits universels, des données culturellement et historiquement construites, et non un fait de nature. 

Rapports sociaux de sexe (ou de genre) et rapports de classe s’articulent selon une division sexuée, aujourd’hui mondialisée, du travail, qui constitue la réalité du patriarcat entendu non comme une structure ahistorique, mais comme domination en actes. 

Dans cette perspective, mettre fin à l’oppression des femmes ne consiste pas à valoriser une prétendue identité féminine, mais à lutter pour l’égalité dans toute la vie sociale, à inscrire le statut des femmes dans la parité sociale, la parité dans tous les lieux de création, de production, de décision, à lutter pour l’égalité des droits et l’égalité sociale ; à exiger la parité immédiate comme objectif transitoire dans tous les lieux de création, de production et de décision ; à transformer l’égalité formelle en égalité réelle ; à assurer à toutes les femmes dans le monde les droits spécifiques liés au droit absolu à la maîtrise de leur corps. 

Exploitation capitaliste, oppression spécifique : une double lutte 

Entre la lutte sociale générale et la lutte féministe, il n’y a donc pas de priorité ; la question ne se pose pas en termes d’avant et d’après, de contradiction principale et de contradiction secondaire. Il doit y avoir une double lutte, simultanée, contre l’exploitation capitaliste et contre l’oppression spécifique des femmes, une lutte contre toutes les oppressions. 

L’émancipation des femmes est inséparable de l’émancipation générale de la société ; l’émancipation générale de la société ne peut s’accomplir sans l’émancipation féministe. 

Par leur place sociale, leur rôle, leurs fonctions, parce qu’elles sont placées à la croisée de toutes les oppressions, et non parce qu’elles seraient par nature plus sensibles aux réalités sociales, les femmes ne peuvent se libérer qu’avec la fin de toutes ces oppressions, c’est-à-dire avec l’autogestion généralisée, les intéressé·es devant non pas déléguer leurs luttes à un état-major ou une avant-garde, mais prendre leurs affaires en main et s’auto-organiser. 

Comme les jeunes, les immigrés, les « communautés nationales » ou encore les « minorités sexuelles », les femmes doivent non pas déléguer leurs luttes, mais prendre directement leurs affaires en mains. 

En ce sens l’autogestion et le féminisme sont indissolublement liés. Il ne s’agit nullement, ici, d’un présupposé idéologique, mais bel et bien la conclusion qu’on peut tirer des conditions matérielles de l’émergence du féminisme dans l’histoire et des liens observables entre essor du capitalisme, socialisation de la production et révoltes des femmes. 

En effet, dans la dynamique de transformation capitaliste de la révolution industrielle, les femmes échappent peu à peu à l’enfermement de la famille bourgeoise et aux contraintes du foyer ouvrier. 

Les conditions de la révolte des femmes et de l’essor de ce qu’on appellera le féminisme commencent à être réunies. Ce n’est pas l’aggravation de la situation des femmes qui provoque la mobilisation, c’est bien au contraire la contradiction entre le réel et le possible. 

La domination masculine, les hiérarchies familiales, les inégalités hommes-femmes sont non seulement insupportables mais apparaissent aux yeux du plus grand nombre aucune justification. Les idéologies, les institutions et les politiques qui justifient cette oppression sont alors soumises à la critique-pratique. 

Socialisation de la production : l’élément décisif 

La socialisation de la production est l’élément décisif de la révolte des femmes et de l’essor du féminisme. Dès la fin du 19e siècle, une partie de l’aile libertaire du mouvement ouvrier établira une première jonction entre contestation anticapitaliste et exigences féministes. 

C’est cette socialisation croissante qui va lever dans la seconde moitié du 20e siècle les contraintes familiales pesant sur les femmes. Ni la préparation des repas, ni la réalisation ou l’entretien vestimentaires, pas plus que celui du logement, n’exigent plus qu’un membre de la famille, en l’occurrence la mère, se consacre exclusivement au foyer. Baisse de la mortalité infantile, extinction de l’enfant source de revenu familial pour échapper à la misère, extension des mutuelles et assurances collectives, allongement de la scolarité, déclin de la natalité, entrée massive dans la production : les femmes échappent à l’enfermement domestique. 

Cette mutation va se traduire par une extension du salariat féminin et par sa prolétarisation, doublée d’une hiérarchisation des salaires et des carrières aux dépens des femmes, insupportable, car injustifiable. 

La crise révolutionnaire de mai 1968 et ses effets vont marquer un tournant fondamental dans l’histoire du féminisme en France. Ce ne sont pas en priorité les événements de mai-juin en eux-mêmes, où la parole est essentiellement masculine, qu’il faut retenir, mais les conséquences de cette révolution culturelle, à travers la constitution du féminisme en force politique originale à partir de la création du Mouvement de libération des femmes (MLF) en 1970.

Il s’agit d’un mouvement autonome des femmes, au fonctionnement non mixte ; la non-mixité étant alors une exigence absolue car elle seule permet à ce moment-là que les femmes se retrouvent et se réapproprient une histoire spécifique, la leur, sans aucune interférence masculine dans la parole, l’activité et le pouvoir. 

Le caractère à la fois radical et autonome du MLF est perçu dans un premier temps comme une diversion de la lutte des classes, tant par la gauche traditionnelle que par l’extrême gauche d’alors, à trois exceptions près : l’Alliance marxiste révolutionnaire (AMR), la Ligue communiste et Révolution !, dont les militantes femmes participent au MLF – certes avec plus ou moins de retard – et animent à partir de 1972 respectivement le Cercle Élisabeth Dimitriev, les Pétroleuses et Femmes travailleuses en lutte. Ces trois tendances se considèrent comme partie prenante du MLF sur des bases « luttes de classe ». 

Une tendance féminisme et autogestionnaire dans le MLF 

Le Cercle Élisabeth Dimitriev, tendance autogestionnaire du MLF, rend publique sa plate-forme, Sortir de l’ombre, au printemps 1972. Le document analyse la situation des femmes en lien avec la crise du capitalisme, dans les domaines du travail, de la sexualité, de la famille, et défend la nécessité d’un mouvement autonome des femmes. 

Il s’agit donc de « construire le mouvement autonome des femmes sur des bases autogestionnaires », en lien avec « l’extension des contradictions capitalistes, touchant tous les domaines de la vie sociale : le travail, mais aussi l’École, le cadre de vie, la famille, la justice, etc., qui a donné lieu au formidable mouvement révolutionnaire anti-hiérarchique et anti- autoritaire de Mai 68, mouvement qui a porté la classe ouvrière et la jeunesse vers le pouvoir. 

Il a aussi porté les femmes à lutter contre leur oppression spécifique, même si le rapport de forces au sein même de la crise révolutionnaire a été en leur défaveur, faute d’avoir pu à temps se constituer en force autonome ». 

Le Cercle Élisabeth Dimitriev affirme que « le mouvement des femmes est profondément autogestionnaire » : Le mouvement actuel des femmes se joint au large mouvement anticapitaliste sur la base de ses propres aspirations. Le carcan de la condition réelle des femmes craque, ne serait-ce que par la confrontation d’une condition déjà possible en germe dans la société capitaliste pourrie : la contradiction de l’enfermement dès la vocation familiale (maternelle, domestique…) avec la participation à la production et la socialisation d’une série de tâches familiales (soins, éducation des enfants, tâches ménagères, consommation, etc.) ; la contradiction entre une sexualité mercantile et les moyens techniques et culturels de la réappropriation du corps, etc. 

Le mouvement des femmes n’est pas une résurgence des mouvements féminins antérieurs. Son essence n’est pas égalitariste comme tel qu’a pu être le mouvement féminin bourgeois du début du siècle (suffragettes), il ne se situe pas non plus à la remorque du mouvement ouvrier organisé, tel qu’ont pu le faire les organisations féminines liées au mouvement socialiste et communiste dans la période révolutionnaire du début du siècle. 

Les aspirations que les femmes ont mises à jour à travers leurs luttes – et à travers les formes mêmes de ces luttes – montrent qu’une nouvelle étape est ouverte dans la lutte des femmes pour leur libération, profondément liée à la nouvelle phase de la lutte de l’humanité pour sa libération : la lutte révolutionnaire pour l’autogestion de la société dans tous les domaines […]. C’est là l’inédit dans le mouvement des femmes : la volonté profonde de prendre en charge leur propre sort, politiquement et organisationnellement. C’est à elles de décider […] Dans la grande bataille pour l’avortement qui s’est engagée, il s’agit pour les femmes de la libre disposition de leur corps, de leur droit à la jouissance, le droit au choix de leur maternité : il ne s’agit pas moins que de se réapproprier son corps. 

Cette lutte, les femmes la mènent en imposant le contrôle sur la méthode abortive, sur ceux qui la pratiquent, remettant en cause la sacro-sainte détention du savoir et les rapports qui en découlent. Dans d’autres luttes que mènent les femmes concernant d’autres aspects de leur rôle social, elles mettent en cause une division oppressive des tâches et des fonctions et fournissent progressivement des réponses que le capitalisme est incapable de fournir. 

Depuis le problème de la charge et de l’éducation des enfants, des tâches ménagères, jusqu’à ceux de la consommation, de l’aménagement de l’espace, affleurent des aspirations à une réelle prise en charge collective par les intéressées d’une socialisation des tâches vouées séculairement au cadre privé de la famille, et aux femmes en particulier, par des formes de lutte préfigurant l’organisation d’une société sans classes, autogestionnaire. Ainsi, les femmes sont les principales protagonistes de la profonde remise en cause qui s’opère concernant l’organisation de la vie sociale, dans son ensemble, et sa finalité […].

L’intérêt aujourd’hui pour les femmes qui luttent pour leur libération de revendiquer ouvertement la référence à l’autogestion, c’est justement de mettre en lumière leur intérêt à la révolution. C’est dire, dans l’autonomie, leur lien avec le mouvement révolutionnaire, celui qui lutte pour un socialisme basé sur l’autogestion. C’est aider à chasser le vieux mouvement qui ose encore se réclamer de la révolution en ignorant le mouvement des femmes, mais c’est aussi avertir les révolutionnaires qui se veulent autogestionnaires qu’ils ne peuvent y prétendre qu’en comprenant la nécessité du mouvement autonome de libération des femmes (Cercle Élisabeth Dimitriev, 1975). 

À la veille de la fusion de l’AMR dans le Parti socialiste unifié (PSU), Corinne Welger revient sur l’expérience du Cercle Élisabeth Dimitriev – dont elle était l’une des principales animatrices – dans L’Internationale (n° 71-72, février 1975), « cette émergence de la lutte des femmes à partir de leur oppression spécifique a été alimentée par la maturation d’une série de facteurs, tels l’introduction massive des femmes dans la production, la possibilité de diffusion massive du contrôle sur les maternités, la socialisation de plus en plus tôt des enfants, etc. Toutes ces conditions de la dissolution active d’un certain fonctionnement traditionnel de la famille se heurtent à la perpétuation désespérée de la cellule familiale : les contradictions s’approfondissent entre le vécu et le possible. Elles s’étendent à tous les lieux institutionnels où l’oppression des femmes en tant que sexe permet une surexploitation en tant que travailleuses, scolarisées, consommatrices de produits ou de services sociaux… Composante de la crise généralisée du capitalisme, l’éclatement de ces contradictions constitue les femmes en un mouvement social qui, pour leur libération, ne peuvent qu’inscrire leur lutte dans le projet de destruction de ce système. 

Le mouvement des femmes pour leur libération traverse une série de terrains, de niveaux différents, du fait de la diversité des lieux de reproduction de leur oppression : l’entreprise, l’école, le quartier, la famille, le couple, etc., d’où la difficulté mais aussi la nécessité de leur regroupement pour leur lutte […]. Les femmes ont besoin de se constituer en une véritable force d’intervention à part entière, dans l’autonomie, car elles sont les plus à même de définir les objectifs de leur lutte de libération, compte tenu que même les travailleurs qui luttent pour leur libération sont les agents de l’oppression idéologique qu’elles subissent. Il est donc indispensable que se construise un mouvement des femmes pour leur libération, dans l’autonomie car c’est la garantie pour que les objectifs de la libération des femmes enrichissent le projet révolutionnaire d’une nouvelle subjectivité, contre tous les rapports de domination, d’oppression et  d’exploitation […]. 

Armées des acquis essentiels du MLF (nécessité de l’organisation autonome des femmes et approfondissement de l’analyse de l’oppression des femmes dans notre société), les femmes de l’AMR n’en pensent pas moins que les conditions existent pour que les femmes s’organisent massivement. Il s’agit donc de faire effectuer une transcroissance au MLF, il faut lui donner une base de masse. » 

Corinne Welger rappelle que la bataille pour la transcroissance du MLF en mouvement de masse « ne peut se mener qu’en développant au maximum la pratique autogestionnaire des luttes des femmes, qui correspondent profondément à leurs aspirations : la réappropriation du corps, du pouvoir à tous les niveaux, c’est-à-dire la réorganisation de l’ensemble de la société sur des bases autogestionnaires […]. Les nouveaux mouvements sociaux qui tendent à l’auto-organisation apportent une nouvelle dimension à la révolution autogestionnaire de notre époque. » 

La diffusion lente et continue du féminisme 

Cependant, dans les années qui suivront l’irruption du MLF, le fossé entre le féminisme radical et les partis de gauche n’empêche pas la diffusion d’une sorte de légitimité des thèmes mis en avant par le féminisme dans la gauche politique et syndicale (égalité des droits, droit à disposer de son corps…). Des « secteurs femmes » et des commissions femmes, mixtes et non mixtes se mettent en place dans l’ensemble des forces politiques et syndicales de la gauche. 

Pour les courants « luttes de classes » du MLF, il est donc nécessaire d’impulser des groupes femmes non mixtes, dans les entreprises, les universités et les quartiers, dans l’optique de transformer le Mouvement, en mouvement de masse à assise populaire. 

Dans une interview à Tribune socialiste, l’hebdomadaire du PSU (17 mai 1975), Corinne Welger rappelle quelques-uns des objectifs du Cercle Élisabeth Dimitriev : D’autre part, en nous référant [au MLF] nous proclamons notre volonté de construire un véritable mouvement de libération des femmes, autonome et de masse. Dans l’abîme qui semble encore exister entre l’extension des luttes des femmes et l’impact réduit du MLF, ce n’est pas le désir de se regrouper pour lutter en tant que femmes qui est en cause, mais le manque de fonctionnalité du MLF par rapport à ces luttes

Cette problématique féministe autogestionnaire sera reprise ultérieurement par les Comités communistes pour l’autogestion (CCA) qui leur consacreront leur 2e congrès en 1979 (« Pour un féminisme autogestionnaire »).  

C’est à l’occasion de la bataille pour le droit à l’avortement que la revendication féministe prend une formidable force subversive. La pratique illégale, « clandestine mais publique », des avortements par le Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception (MLAC) fait du slogan « On ne revendique pas un juste droit, on le prend », une réalité tangible. La critique-pratique de l’existant institue ainsi une sorte de « double pouvoir partiel » qui fait reculer l’État. 

Le MLF, au-delà de ses aléas organisationnels, a permis que se développe un des plus formidables mouvements de désobéissance civile que la France ait connu. Si les deux tendances largement majoritaires du MLF (« Psychanalyse et Politique » ; « Féministes révolutionnaires ») considèrent que la lutte des femmes surdétermine les combats politiques et sociaux, les trois petites tendances liées aux organisations d’extrême gauche citées précédemment disent, elles, la nécessité de lier la lutte des femmes à celle du monde du travail et affirment le caractère indissociable de la libération des femmes et de la révolution socialiste. Un parti pris qui conduit ces trois tendances à créer et développer, surtout à Paris mais aussi et dans une moindre mesure en province. 

Ces efforts ne permettront cependant pas d’effectuer la jonction entre le mouvement ouvrier et le mouvement autonome des femmes. Pourtant, dans le contexte des années qui suivent Mai 68, le mouvement des femmes, tout en restant extérieur au mouvement ouvrier traditionnel agit sur lui et sur les contenus et les formes des luttes de classes. 

Le rôle du MLF aura donc été absolument décisif dans cette diffusion, indépendamment des orientations de telle ou telle de ses tendances. Le recul des mouvements sociaux sera aussi dans la décennie suivante celui des organisations féministes. 

Paradoxalement, mais cela s’était déjà produit notamment dans l’entre-deux-guerres, la stagnation – voire le recul des organisations et des mouvements – n’empêche pas la diffusion continue dans la société d’un féminisme très modéré, largement relayé par les médias et par diverses organisations ne se revendiquant pas ouvertement du féminisme. 

Le magazine Elle est particulièrement représentatif d’un féminisme devenu « acceptable », dont l’ambiguïté rappelle celle des épisodes antérieurs de la première partie du 20e siècle puisque resurgit à travers ce féminisme-là le stéréotype différentialiste d’une nature féminine plus douce, moins attachée au pouvoir, etc.
Le différentialisme apparaît aujourd’hui réactionnaire, ce qu’il n’était pas nécessairement au début du 20e siècle quand les différentialistes réclamaient l’égalité des droits civils et politiques. 

Mais, simultanément, les publications et les recherches d’un féminisme plus radical et plus politisé se multiplient, y compris dans le monde universitaire, sur de très nombreux aspects (et en particulier la question du genre), notamment dans le monde anglo-saxon. 

Le féminisme militant fera retour à une échelle significative, comme les mouvements sociaux, à partir du milieu des années 1990. Nouvelles avancées et résistances Il n’est pas indifférent d’observer que la remobilisation des femmes donnera le signal du grand mouvement social de l’hiver 1995. 

Le Collectif national pour les droits des femmes devient alors le cadre unitaire permettant aux associations, aux réseaux et aux forces syndicales et politiques d’agir ensemble. En France, le féminisme chez les forces politiques à gauche s’affirme de manière plus nette. 

Sans se réclamer de la gauche, les Verts se revendiquent du féminisme dès leur création en 1984 en inscrivant les premiers la parité hommes-femmes stricte dans leurs statuts et leur mode de fonctionnement. Ils ont aussi mis en avant d’autres mesures favorisant la représentation des femmes en politique comme le non- cumul des mandats, la proportionnelle et la nécessité d’un statut des élu·es. 

Le vote de la loi instituant la parité hommes-femmes en juin 2000 et son inscription dans la Constitution sont le résultat d’une longue mobilisation menée par les associations et les collectifs féministes et presque toutes les forces de gauche. La parité n’est alors pas conçue comme un but en soi mais comme un objectif transitoire. 

Le maintien d’une thématique explicitement féministe au sein de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) puis du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) s’ajoute aux avancées des quinze dernières années : la référence aux droits des femmes et aux acquis du féminisme semble largement partagée. Quant aux Alternatifs – qui ont consacré leur université d’été de 2008 au féminisme –, ils mettent en avant le lien entre féminisme et autogestion. 

En même temps que l’offensive néolibérale liée à la globalisation menace les droits des femmes, les résistances s’organisent, y compris à l’échelle internationale, le lien se construisant entre anciennes et nouvelles générations. 

Le féminisme est ainsi une composante essentielle de l’altermondialisme et une nouvelle et prometteuse jonction s’opère pour la première fois de manière significative dans l’histoire : celle des réseaux féministes du Nord et du Sud de la planète.

La réforme du mode de scrutin des collectivités territoriales de 2010 (scrutin uninominal à un tour) sera de ce point de vue, si elle s’applique, un recul de grande ampleur pour la démocratie en général et pour les femmes en particulier puisqu’elle remettra de fait en cause la parité. 



Féminisme et autogestion, des luttes au projet alternatif 

Le lien entre féminisme et autogestion s’établit d’abord dans les luttes. On le voit, le mouvement féministe s’est organisé et construit dans l’autonomie par rapport au mouvement ouvrier, autonomie d’organisation et de décision, et non, pour les groupes femmes se réclamant de la lutte de classes, ignorance du combat d’ensemble contre le capitalisme. 

À l’échelle de la planète, l’état des lieux de la situation faite aux femmes est accablant : esclavage sexuel largement répandu, surexploitation économique, relégation sociale, violence masculine, inégalités et discriminations dans tous les domaines. 

La mondialisation capitaliste aggrave ces inégalités et ces discriminations et entraîne la remise en cause les acquis de leurs droits. Partout, les rapports sociaux d’exploitation s’articulent avec les rapports sociaux de sexe pour reproduire la double exploitation des femmes qui restent les premières victimes de la pauvreté, de la précarité et du chômage même si cette tendance lourde est dissimulée par l’extension du temps partiel. 

Le combat féministe a défini lui-même ses formes d’action et ses revendications. La réappropriation de leur corps, la lutte pour le droit à l’avortement et la contraception ne sont pas des revendications que les femmes peuvent déléguer. 

Le féminisme est donc autogestionnaire dans son « essence ». On a trop oublié que dans les années 1970, les femmes salariées, recueillant l’héritage des Lip1, ont mené des luttes très dures (Thionville, Évian, Guidel) et qu’elles ont dû imposer les commissions féminines et les groupes femmes autonomes dans les syndicats et les partis.

Lip n’aurait pu connaître une telle portée sans l’activité et la prise de conscience des femmes de l’entreprise. Cependant, alors même qu’elles participaient à la grève ouvrière la plus avancée du temps, les femmes de Lip ont ressenti la nécessité de se regrouper en tant que femmes pour mener à l’intérieur de la grève autogestionnaire une bataille supplémentaire. 

Ceci est vrai aussi pour les objectifs et les perspectives. L’égalité des droits entre hommes et femmes, la parité des pratiques sociales conduisent à une remise en cause générale de la vie sociale, à une prise en charge collective et égalitaire des tâches séculairement vouées au privé (éducation des enfants, tâches ménagères, aménagement de l’espace proche).

L’autogestion, comme pratique et comme projet, fait le lien entre les luttes des femmes et le projet d’émancipation sociale et humaine. Inconciliable avec la politique professionnelle et la délégation des pouvoirs, appelant des rapports sociaux égalitaires, le féminisme appelle l’autogestion. 

Le féminisme porte des valeurs universelles. 

Alors que déjà Condorcet écrivait à l’époque de la Révolution française : « Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un autre, quelle que soit sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré le sien », jusqu’en 1946 le suffrage ne fut qu’à demi universel ! 

Dans le projet de loi contre les violences faites aux femmes, élaboré par le Collectif national pour les droits des femmes, les femmes ne se définissent pas comme une communauté revendiquant un droit particulier, mais comme revendiquant de bénéficier du droit commun à la sécurité, ce qui implique que soit prise en compte la situation particulière de violence qu’elles subissent comme une situation à dépasser. 

Ainsi se réalise un universel à contenu concret, un universel non pas confiné aux textes mais défini comme une pratique sociale, qui là encore rencontre l’autogestion dans son exigence de changement de la vie quotidienne. 

La crise généralisée des rapports sociaux capitalistes entraîne une dramatique crise du vivre en commun, de la socialisation et de la sociabilité, qui est souvent vécue comme une crise d’autorité. La démocratie de délégation est incapable de résoudre cette crise. De là de très dangereuses tentations à la recherche des solutions régressives – telles que le retour à l’ordre moral – et la poussée des intégrismes, des nationalismes et des sexismes qui nourrissent une forte poussée électorale de l’extrême droite. 

L’alternative est la suivante : ou bien la catastrophe anthropologique du chacun pour soi dans un rapport de forces fondé sur la violence sans limite, ou bien la construction de personnalités psychosociales autonomes, non autoritaires, non sexiste, non patriarcales, intériorisant les valeurs de démocratie et d’égalité, une psycho-socialité libérée  de l’oppression, de ses terreurs et de ses fantasmes, de sa volonté de domination. 

De telles personnalités ne peuvent se construire que par la pratique de la démocratie active, définie comme mixte démocratie de représentation et démocratie directe avec primat à la démocratie directe, pratique quotidienne, s’inscrivant dans la perspective d’une société autogérée. 

L’autogestion présente alors le double aspect de l’autogestion instituante, intervention active et créative, et de l’autogestion instituée, sous la forme d’institutions provisoires et souples, modifiées selon les besoins de la démocratie (et jamais, précisons-le, sous la forme de l’autogestion institutionnelle où l’autogestion perd son âme au milieu d’un désert de lois sans vie). 

Mais cela n’est pas suffisant. Cette pratique autogestionnaire, pour éviter la régression de l’entre-soi et de l’autarcie, doit intégrer les valeurs de l’universalité, le pacifisme, l’antiracisme, l’internationalisme, et tout spécialement le féminisme, sans lequel il ne peut y avoir de vivre en commun digne de l’humanité. 

Source : Autogestion, l'encyclopédie internationale. Editions Syllepse

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