Si les premières analyses des années 1960 prirent pour référence
le marxisme, s’y référant ou s’y opposant, les années 1970 ont
vu le postmodernisme s’intéresser avant tout au discours, au
langage et à la représentation.
Aujourd’hui, l’analyse matérialiste
qui prend en compte les inégalités liées aux structures et
aux systèmes est plus pertinente que jamais dans un système
mondialisé complexe marqué par l’intersectionnalité – où la
question du genre et celle des origines s’entrecroisent –, où
l’oppression spécifique des femmes croise l’exploitation capitaliste
que la crise aggrave pour toutes et tous, y compris dans les
pays les plus riches.
Les luttes des femmes et les théorisations relatives aux rapports
sociaux inégalitaires qui leur sont liées, dans leur diversité, ont montré
qu’il n’y a pas de « problème des femmes », mais un problème de relations
entre hommes et femmes.
Le rapport social de sexe n’est pas
soluble dans le rapport de classe au sens traditionnel. Ce n’est pas non
plus un rapport interpersonnel. Cependant, ce n’est pas dans l’abstrait
mais dans les mécanismes du capitalisme, dans les rapports de classe
donc que s’exerce (et non pas que naît) l’oppression masculine, que se
réalise l’oppression de genre et se reconstituent sans cesse les conditions
de sa reproduction, sans que pour cela sa spécificité soit résorbée.
En
retour, les rapports de production sont aussi des rapports de sexe et les rapports de sexe déterminent fortement la reproduction des formes
prises par les rapports globaux.
Les rapports sociaux de sexe ne sont pas
des rapports de classe, ni des rapports interpersonnels.
L’inégalité, l’oppression, la domination sont des faits universels, des
données culturellement et historiquement construites, et non un fait de
nature.
Rapports sociaux de sexe (ou de genre) et rapports de classe
s’articulent selon une division sexuée, aujourd’hui mondialisée, du
travail, qui constitue la réalité du patriarcat entendu non comme une
structure ahistorique, mais comme domination en actes.
Dans cette perspective, mettre fin à l’oppression des femmes ne
consiste pas à valoriser une prétendue identité féminine, mais à lutter
pour l’égalité dans toute la vie sociale, à inscrire le statut des femmes
dans la parité sociale, la parité dans tous les lieux de création, de production,
de décision, à lutter pour l’égalité des droits et l’égalité sociale ;
à exiger la parité immédiate comme objectif transitoire dans tous les
lieux de création, de production et de décision ; à transformer l’égalité
formelle en égalité réelle ; à assurer à toutes les femmes dans le monde
les droits spécifiques liés au droit absolu à la maîtrise de leur corps.
Exploitation capitaliste, oppression spécifique : une double lutte
Entre la lutte sociale générale et la lutte féministe, il n’y a donc pas
de priorité ; la question ne se pose pas en termes d’avant et d’après,
de contradiction principale et de contradiction secondaire. Il doit y
avoir une double lutte, simultanée, contre l’exploitation capitaliste et
contre l’oppression spécifique des femmes, une lutte contre toutes les
oppressions.
L’émancipation des femmes est inséparable de l’émancipation
générale de la société ; l’émancipation générale de la société ne
peut s’accomplir sans l’émancipation féministe.
Par leur place sociale, leur rôle, leurs fonctions, parce qu’elles sont
placées à la croisée de toutes les oppressions, et non parce qu’elles
seraient par nature plus sensibles aux réalités sociales, les femmes ne
peuvent se libérer qu’avec la fin de toutes ces oppressions, c’est-à-dire
avec l’autogestion généralisée, les intéressé·es devant non pas déléguer
leurs luttes à un état-major ou une avant-garde, mais prendre leurs
affaires en main et s’auto-organiser.
Comme les jeunes, les immigrés,
les « communautés nationales » ou encore les « minorités sexuelles », les
femmes doivent non pas déléguer leurs luttes, mais prendre directement
leurs affaires en mains.
En ce sens l’autogestion et le féminisme sont
indissolublement liés.
Il ne s’agit nullement, ici, d’un présupposé idéologique, mais bel et bien
la conclusion qu’on peut tirer des conditions matérielles de l’émergence
du féminisme dans l’histoire et des liens observables entre essor du
capitalisme, socialisation de la production et révoltes des femmes.
En
effet, dans la dynamique de transformation capitaliste de la révolution
industrielle, les femmes échappent peu à peu à l’enfermement de la
famille bourgeoise et aux contraintes du foyer ouvrier.
Les conditions de la révolte des femmes et de l’essor de ce qu’on
appellera le féminisme commencent à être réunies. Ce n’est pas l’aggravation
de la situation des femmes qui provoque la mobilisation, c’est
bien au contraire la contradiction entre le réel et le possible.
La domination
masculine, les hiérarchies familiales, les inégalités hommes-femmes
sont non seulement insupportables mais apparaissent aux yeux du plus
grand nombre aucune justification. Les idéologies, les institutions et
les politiques qui justifient cette oppression sont alors soumises à la
critique-pratique.
Socialisation de la production : l’élément décisif
La socialisation de la production est l’élément décisif de la révolte des
femmes et de l’essor du féminisme. Dès la fin du 19e siècle, une partie
de l’aile libertaire du mouvement ouvrier établira une première jonction
entre contestation anticapitaliste et exigences féministes.
C’est cette
socialisation croissante qui va lever dans la seconde moitié du 20e siècle
les contraintes familiales pesant sur les femmes. Ni la préparation des
repas, ni la réalisation ou l’entretien vestimentaires, pas plus que celui du
logement, n’exigent plus qu’un membre de la famille, en l’occurrence la
mère, se consacre exclusivement au foyer. Baisse de la mortalité infantile,
extinction de l’enfant source de revenu familial pour échapper à la
misère, extension des mutuelles et assurances collectives, allongement
de la scolarité, déclin de la natalité, entrée massive dans la production :
les femmes échappent à l’enfermement domestique.
Cette mutation va
se traduire par une extension du salariat féminin et par sa prolétarisation,
doublée d’une hiérarchisation des salaires et des carrières aux
dépens des femmes, insupportable, car injustifiable.
La crise révolutionnaire de mai 1968 et ses effets vont marquer un
tournant fondamental dans l’histoire du féminisme en France. Ce ne
sont pas en priorité les événements de mai-juin en eux-mêmes, où la
parole est essentiellement masculine, qu’il faut retenir, mais les conséquences
de cette révolution culturelle, à travers la constitution du féminisme
en force politique originale à partir de la création du Mouvement
de libération des femmes (MLF) en 1970.
Il s’agit d’un mouvement autonome des femmes, au fonctionnement
non mixte ; la non-mixité étant alors une exigence absolue car elle seule
permet à ce moment-là que les femmes se retrouvent et se réapproprient
une histoire spécifique, la leur, sans aucune interférence masculine
dans la parole, l’activité et le pouvoir.
Le caractère à la fois radical et autonome du MLF est perçu dans
un premier temps comme une diversion de la lutte des classes, tant
par la gauche traditionnelle que par l’extrême gauche d’alors, à trois
exceptions près : l’Alliance marxiste révolutionnaire (AMR), la Ligue
communiste et Révolution !, dont les militantes femmes participent
au MLF – certes avec plus ou moins de retard – et animent
à partir
de 1972 respectivement le Cercle Élisabeth Dimitriev, les Pétroleuses
et Femmes travailleuses en lutte. Ces trois tendances se considèrent
comme partie prenante du MLF sur des bases « luttes de classe ».
Une tendance féminisme et autogestionnaire dans le MLF
Le Cercle Élisabeth Dimitriev, tendance autogestionnaire du MLF,
rend publique sa plate-forme, Sortir de l’ombre, au printemps 1972. Le
document analyse la situation des femmes en lien avec la crise du capitalisme,
dans les domaines du travail, de la sexualité, de la famille, et
défend la nécessité d’un mouvement autonome des femmes.
Il s’agit donc de « construire le mouvement autonome des femmes
sur des bases autogestionnaires », en lien avec « l’extension des contradictions
capitalistes, touchant tous les domaines de la vie sociale : le
travail, mais aussi l’École, le cadre de vie, la famille, la justice, etc., qui a
donné lieu au formidable mouvement révolutionnaire anti-hiérarchique
et anti-
autoritaire de Mai 68, mouvement qui a porté la classe ouvrière
et la jeunesse vers le pouvoir.
Il a aussi porté les femmes à lutter contre
leur oppression spécifique, même si le rapport de forces au sein même de
la crise révolutionnaire a été en leur défaveur, faute d’avoir pu à temps
se constituer en force autonome ».
Le Cercle Élisabeth Dimitriev affirme
que « le mouvement des femmes est profondément autogestionnaire » :
Le mouvement actuel des femmes se joint au large mouvement
anticapitaliste sur la base de ses propres aspirations. Le carcan de la
condition réelle des femmes craque, ne serait-ce que par la confrontation
d’une condition déjà possible en germe dans la société capitaliste
pourrie : la contradiction de l’enfermement dès la vocation
familiale (maternelle, domestique…) avec la participation à la production
et la socialisation d’une série de tâches familiales (soins,
éducation des enfants, tâches ménagères, consommation, etc.) ; la
contradiction entre une sexualité mercantile et les moyens techniques
et culturels de la réappropriation du corps, etc.
Le mouvement des femmes n’est pas une résurgence des mouvements
féminins antérieurs. Son essence n’est pas égalitariste comme
tel qu’a pu être le mouvement féminin bourgeois du début du siècle
(suffragettes), il ne se situe pas non plus à la remorque du mouvement
ouvrier organisé, tel qu’ont pu le faire les organisations féminines
liées au mouvement socialiste et communiste dans la période
révolutionnaire du début du siècle.
Les aspirations que les femmes ont mises à jour à travers leurs
luttes – et à travers les formes mêmes de ces luttes – montrent
qu’une nouvelle étape est ouverte dans la lutte des femmes pour leur
libération, profondément liée à la nouvelle phase de la lutte de l’humanité
pour sa libération : la lutte révolutionnaire pour l’autogestion
de la société dans tous les domaines […].
C’est là l’inédit dans le mouvement des femmes : la volonté profonde
de prendre en charge leur propre sort, politiquement et organisationnellement.
C’est à elles de décider […]
Dans la grande bataille pour l’avortement qui s’est engagée, il s’agit
pour les femmes de la libre disposition de leur corps, de leur droit
à la jouissance, le droit au choix de leur maternité : il ne s’agit pas
moins que de se réapproprier son corps.
Cette lutte, les femmes la
mènent en imposant le contrôle sur la méthode abortive, sur ceux
qui la pratiquent, remettant en cause la sacro-sainte détention du
savoir et les rapports qui en découlent.
Dans d’autres luttes que mènent les femmes
concernant d’autres aspects de leur rôle social,
elles mettent en cause une division oppressive
des tâches et des fonctions et fournissent progressivement
des réponses que le capitalisme est
incapable de fournir.
Depuis le problème de la
charge et de l’éducation des enfants, des tâches
ménagères, jusqu’à ceux de la consommation,
de l’aménagement de l’espace, affleurent des aspirations
à une réelle prise en charge collective
par les intéressées d’une socialisation des tâches
vouées séculairement au cadre privé de la famille,
et aux femmes en particulier, par des formes de
lutte préfigurant l’organisation d’une société sans
classes, autogestionnaire. Ainsi, les femmes sont
les principales protagonistes de la profonde remise
en cause qui s’opère concernant l’organisation
de la vie sociale, dans son ensemble, et sa
finalité […].
L’intérêt aujourd’hui pour les femmes qui luttent pour leur libération
de revendiquer ouvertement la référence à l’autogestion, c’est
justement de mettre en lumière leur intérêt à la révolution. C’est
dire, dans l’autonomie, leur lien avec le mouvement révolutionnaire,
celui qui lutte pour un socialisme basé sur l’autogestion. C’est aider
à chasser le vieux mouvement qui ose encore se réclamer de la
révolution en ignorant le mouvement des femmes, mais c’est aussi
avertir les révolutionnaires qui se veulent autogestionnaires qu’ils ne
peuvent y prétendre qu’en comprenant la nécessité du mouvement
autonome de libération des femmes (Cercle Élisabeth Dimitriev,
1975).
À la veille de la fusion de l’AMR dans le Parti socialiste unifié
(PSU), Corinne Welger revient sur l’expérience du Cercle Élisabeth
Dimitriev – dont elle était l’une des principales
animatrices – dans
L’Internationale (n° 71-72, février 1975), « cette émergence de la lutte
des femmes à partir de leur oppression spécifique a été alimentée par
la maturation d’une série de facteurs, tels l’introduction massive des
femmes dans la production, la possibilité de diffusion massive du contrôle
sur les maternités, la socialisation de plus en plus tôt des enfants, etc.
Toutes ces conditions de la dissolution active d’un certain fonctionnement
traditionnel de la famille se heurtent à la perpétuation désespérée
de la cellule familiale : les contradictions s’approfondissent entre le
vécu et le possible. Elles s’étendent à tous les lieux institutionnels où
l’oppression des femmes en tant que sexe permet une surexploitation
en tant que travailleuses, scolarisées, consommatrices de produits ou de
services sociaux… Composante de la crise généralisée du capitalisme,
l’éclatement de ces contradictions constitue les femmes en un mouvement
social qui, pour leur libération, ne peuvent qu’inscrire leur lutte
dans le projet de destruction de ce système.
Le mouvement des femmes
pour leur libération traverse une série de terrains, de niveaux différents,
du fait de la diversité des lieux de reproduction de leur oppression :
l’entreprise, l’école, le quartier, la famille, le couple, etc., d’où la difficulté
mais aussi la nécessité de leur regroupement pour leur lutte […].
Les femmes ont besoin de se constituer en une véritable force d’intervention
à part entière, dans l’autonomie, car elles sont les plus à même
de définir les objectifs de leur lutte de libération, compte tenu que
même les travailleurs qui luttent pour leur libération sont les agents
de l’oppression idéologique qu’elles subissent. Il est donc indispensable
que se construise un mouvement des femmes pour leur libération, dans
l’autonomie car c’est la garantie pour que les objectifs de la libération
des femmes enrichissent le projet révolutionnaire d’une nouvelle
subjectivité, contre tous les rapports de domination, d’oppression et
d’exploitation […].
Armées des acquis essentiels du MLF (nécessité de
l’organisation autonome des femmes et approfondissement de l’analyse
de l’oppression des femmes dans notre société), les femmes de l’AMR
n’en pensent pas moins que les conditions existent pour que les femmes
s’organisent massivement. Il s’agit donc de faire effectuer une transcroissance
au MLF, il faut lui donner une base de masse. »
Corinne Welger rappelle que la bataille pour la transcroissance du
MLF en mouvement de masse « ne peut se mener qu’en développant au
maximum la pratique autogestionnaire des luttes des femmes, qui correspondent
profondément à leurs aspirations : la réappropriation du corps,
du pouvoir à tous les niveaux, c’est-à-dire la réorganisation de l’ensemble
de la société sur des bases autogestionnaires […]. Les nouveaux
mouvements sociaux qui tendent à l’auto-organisation apportent une
nouvelle dimension à la révolution autogestionnaire de notre époque. »
La diffusion lente et continue du féminisme
Cependant, dans les années qui suivront l’irruption du MLF, le fossé
entre le féminisme radical et les partis de gauche n’empêche pas la
diffusion d’une sorte de légitimité des thèmes mis en avant par le féminisme
dans la gauche politique et syndicale (égalité des droits, droit à
disposer de son corps…). Des « secteurs femmes » et des commissions
femmes, mixtes et non mixtes se mettent en place dans l’ensemble des
forces politiques et syndicales de la gauche.
Pour les courants « luttes de
classes » du MLF, il est donc nécessaire d’impulser des groupes femmes
non mixtes, dans les entreprises, les universités et les quartiers, dans
l’optique de transformer le Mouvement, en mouvement de masse à
assise populaire.
Dans une interview à Tribune socialiste, l’hebdomadaire
du PSU (17 mai 1975), Corinne Welger rappelle quelques-uns des
objectifs du Cercle Élisabeth Dimitriev :
D’autre part, en nous référant [au MLF] nous proclamons notre
volonté
de construire un véritable mouvement de libération des
femmes, autonome et de masse. Dans l’abîme qui semble encore
exister entre l’extension des luttes des femmes et l’impact réduit du
MLF, ce n’est pas le désir de se regrouper pour lutter en tant que
femmes qui est en cause, mais le manque de fonctionnalité du MLF
par rapport à ces luttes
Cette problématique féministe autogestionnaire sera reprise ultérieurement
par les Comités communistes pour l’autogestion (CCA)
qui leur consacreront leur 2e congrès en 1979 (« Pour un féminisme
autogestionnaire »).
C’est à l’occasion de la bataille pour le droit à l’avortement que
la revendication féministe prend une formidable force subversive. La
pratique illégale, « clandestine mais publique », des avortements par le
Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception
(MLAC) fait du slogan « On ne revendique pas un juste droit, on le
prend », une réalité tangible. La critique-pratique de l’existant institue
ainsi une sorte de « double pouvoir partiel » qui fait reculer l’État.
Le MLF, au-delà de ses aléas organisationnels, a permis que se développe
un des plus formidables mouvements de désobéissance civile que
la France ait connu.
Si les deux tendances largement majoritaires du MLF (« Psychanalyse
et Politique » ; « Féministes révolutionnaires ») considèrent que la lutte
des femmes surdétermine les combats politiques et sociaux, les trois
petites tendances liées aux organisations d’extrême gauche citées précédemment
disent, elles, la nécessité de lier la lutte des femmes à celle du
monde du travail et affirment le caractère indissociable de la libération
des femmes et de la révolution socialiste. Un parti pris qui conduit ces
trois tendances à créer et développer, surtout à Paris mais aussi et dans
une moindre mesure en province.
Ces efforts ne permettront cependant
pas d’effectuer la jonction entre le mouvement ouvrier et le mouvement
autonome des femmes. Pourtant, dans le contexte des années qui
suivent Mai 68, le mouvement des femmes, tout en restant extérieur au
mouvement ouvrier traditionnel agit sur lui et sur les contenus et les
formes des luttes de classes.
Le rôle du MLF aura donc été absolument décisif dans cette diffusion,
indépendamment des orientations de telle ou telle de ses tendances.
Le recul des mouvements sociaux sera aussi dans la décennie suivante
celui des organisations féministes.
Paradoxalement, mais cela s’était déjà
produit notamment dans l’entre-deux-guerres, la stagnation – voire le
recul des organisations et des mouvements – n’empêche pas la diffusion
continue dans la société d’un féminisme très modéré, largement
relayé par les médias et par diverses organisations ne se revendiquant
pas ouvertement du féminisme.
Le magazine Elle est particulièrement
représentatif d’un féminisme devenu « acceptable », dont l’ambiguïté
rappelle celle des épisodes antérieurs de la première partie du 20e siècle
puisque resurgit à travers ce féminisme-là le stéréotype différentialiste
d’une nature féminine plus douce, moins attachée au pouvoir, etc.
Le différentialisme apparaît aujourd’hui réactionnaire,
ce qu’il n’était pas
nécessairement au début du 20e siècle quand les différentialistes réclamaient
l’égalité des droits civils et politiques.
Mais, simultanément, les
publications et les recherches d’un féminisme plus radical et plus politisé
se multiplient, y compris dans le monde universitaire, sur de très
nombreux aspects (et en particulier la question du genre), notamment
dans le monde anglo-saxon.
Le féminisme militant fera retour à une
échelle significative, comme les mouvements sociaux, à partir du milieu
des années 1990.
Nouvelles avancées et résistances
Il n’est pas indifférent d’observer que la remobilisation des femmes
donnera le signal du grand mouvement social de l’hiver 1995.
Le
Collectif national pour les droits des femmes devient alors le cadre
unitaire permettant aux associations, aux réseaux et aux forces syndicales
et politiques d’agir ensemble.
En France, le féminisme chez les forces politiques à gauche s’affirme
de manière plus nette.
Sans se réclamer de la gauche, les Verts se revendiquent
du féminisme dès leur création en 1984 en inscrivant les premiers
la parité hommes-femmes stricte dans leurs statuts et leur mode de
fonctionnement. Ils ont aussi mis en avant d’autres mesures favorisant
la représentation des femmes en politique comme le non-
cumul des
mandats, la proportionnelle et la nécessité d’un statut des élu·es.
Le vote de la loi instituant la parité hommes-femmes en juin 2000 et
son inscription dans la Constitution sont le résultat d’une longue mobilisation
menée par les associations et les collectifs féministes et presque
toutes les forces de gauche. La parité n’est alors pas conçue comme un
but en soi mais comme un objectif transitoire.
Le maintien d’une thématique explicitement féministe au sein de la
Ligue communiste révolutionnaire (LCR) puis du Nouveau parti anticapitaliste
(NPA) s’ajoute aux avancées des quinze dernières années :
la référence aux droits des femmes et aux acquis du féminisme semble
largement partagée. Quant aux Alternatifs – qui ont consacré leur université d’été de 2008 au féminisme –, ils mettent en avant le lien
entre féminisme et autogestion.
En même temps que l’offensive néolibérale liée à la globalisation
menace les droits des femmes, les résistances s’organisent, y compris
à l’échelle internationale, le lien se construisant entre anciennes et
nouvelles générations.
Le féminisme est ainsi une composante essentielle
de l’altermondialisme et une nouvelle et prometteuse jonction
s’opère pour la première fois de manière significative dans l’histoire :
celle des réseaux féministes du Nord et du Sud de la planète.
La réforme du mode de scrutin des collectivités territoriales de
2010 (scrutin uninominal à un tour) sera de ce point de vue, si elle
s’applique, un recul de grande ampleur pour la démocratie en général
et pour les femmes en particulier puisqu’elle remettra de fait en cause
la parité.
Féminisme et autogestion, des luttes au projet alternatif
Le lien entre féminisme et autogestion s’établit d’abord dans les luttes.
On le voit, le mouvement féministe s’est organisé et construit dans l’autonomie
par rapport au mouvement ouvrier, autonomie d’organisation
et de décision, et non, pour les groupes femmes se réclamant de la lutte
de classes, ignorance du combat d’ensemble contre le capitalisme.
À l’échelle de la planète, l’état des lieux de la situation faite aux
femmes est accablant : esclavage sexuel largement répandu, surexploitation
économique, relégation sociale, violence masculine, inégalités et
discriminations dans tous les domaines.
La mondialisation capitaliste
aggrave ces inégalités et ces discriminations et entraîne la remise en
cause les acquis de leurs droits. Partout, les rapports sociaux d’exploitation
s’articulent avec les rapports sociaux de sexe pour reproduire la
double exploitation des femmes qui restent les premières victimes de la
pauvreté, de la précarité et du chômage même si cette tendance lourde
est dissimulée par l’extension du temps partiel.
Le combat féministe a défini lui-même ses formes d’action et ses
revendications. La réappropriation de leur corps, la lutte pour le droit à
l’avortement et la contraception ne sont pas des revendications que les
femmes peuvent déléguer.
Le féminisme est donc autogestionnaire dans
son « essence ». On a trop oublié que dans les années 1970, les femmes
salariées, recueillant l’héritage des Lip1, ont mené des luttes très dures
(Thionville, Évian, Guidel) et qu’elles ont dû imposer les commissions
féminines et les groupes femmes autonomes dans les syndicats et les
partis.
Lip n’aurait pu connaître une telle portée sans l’activité et la
prise de conscience des femmes de l’entreprise. Cependant, alors même
qu’elles participaient à la grève ouvrière la plus avancée du temps,
les femmes de Lip ont ressenti la nécessité de se regrouper en tant
que femmes pour mener à l’intérieur de la grève autogestionnaire une
bataille supplémentaire.
Ceci est vrai aussi pour les objectifs et les perspectives. L’égalité
des droits entre hommes et femmes, la parité des pratiques sociales
conduisent à une remise en cause générale de la vie sociale, à une
prise en charge collective et égalitaire des tâches séculairement vouées
au privé (éducation des enfants, tâches ménagères, aménagement de
l’espace proche).
L’autogestion, comme pratique et comme projet, fait
le lien entre les luttes des femmes et le projet d’émancipation sociale et
humaine. Inconciliable avec la politique professionnelle et la délégation
des pouvoirs, appelant des rapports sociaux égalitaires, le féminisme
appelle l’autogestion.
Le féminisme porte des valeurs universelles.
Alors
que déjà Condorcet écrivait à l’époque de la Révolution française : « Ou
aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont
les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un autre, quelle que soit
sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré le sien », jusqu’en
1946 le suffrage ne fut qu’à demi universel !
Dans le projet de loi contre les violences faites aux femmes, élaboré
par le Collectif national pour les droits des femmes, les femmes ne se
définissent pas comme une communauté revendiquant un droit particulier,
mais comme revendiquant de bénéficier du droit commun à la sécurité,
ce qui implique que soit prise en compte la situation particulière
de violence qu’elles subissent comme une situation à dépasser.
Ainsi se
réalise un universel à contenu concret, un universel non pas confiné aux
textes mais défini comme une pratique sociale, qui là encore rencontre
l’autogestion dans son exigence de changement de la vie quotidienne.
La crise généralisée des rapports sociaux capitalistes entraîne une
dramatique crise du vivre en commun, de la socialisation et de la sociabilité,
qui est souvent vécue comme une crise d’autorité. La démocratie
de délégation est incapable de résoudre cette crise. De là de très dangereuses
tentations à la recherche des solutions régressives – telles que
le retour à l’ordre moral – et la poussée des intégrismes, des nationalismes
et des sexismes qui nourrissent une forte poussée électorale de
l’extrême droite.
L’alternative est la suivante : ou bien la catastrophe anthropologique
du chacun pour soi dans un rapport de forces fondé sur la violence
sans limite, ou bien la construction de personnalités psychosociales
autonomes, non autoritaires, non sexiste, non patriarcales, intériorisant
les valeurs de démocratie et d’égalité, une psycho-socialité libérée
de l’oppression, de ses terreurs et de ses fantasmes, de sa volonté de
domination.
De telles personnalités ne peuvent se construire que par la pratique
de la démocratie active, définie comme mixte démocratie de représentation
et démocratie directe avec primat à la démocratie directe, pratique
quotidienne, s’inscrivant dans la perspective d’une société autogérée.
L’autogestion présente alors le double aspect de l’autogestion instituante,
intervention active et créative, et de l’autogestion instituée, sous
la forme d’institutions provisoires et souples, modifiées selon les besoins
de la démocratie (et jamais, précisons-le, sous la forme de l’autogestion
institutionnelle où l’autogestion perd son âme au milieu d’un désert de
lois sans vie).
Mais cela n’est pas suffisant. Cette pratique autogestionnaire, pour
éviter la régression de l’entre-soi et de l’autarcie, doit intégrer les
valeurs de l’universalité, le pacifisme, l’antiracisme, l’internationalisme,
et tout spécialement le féminisme, sans lequel il ne peut y avoir de vivre
en commun digne de l’humanité.
Source : Autogestion, l'encyclopédie internationale. Editions Syllepse
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