Peux-tu te présenter à nos lecteurs ?
Je m’appelle Dragutin Varga et j’ai été embauché à ITAS 1 en 1973. Depuis cette date, je n’ai travaillé que dans cette entreprise. Je suis devenu syndicaliste lors de la phase de privatisation de celle-ci qui a menacé son existence. Durant cette période de conflits, de 2000 à 2005, j’ai été licencié cinq fois.
J’ai participé à la création d’un nouveau syndicat RIS qui commence à être présent dans d’autres entreprises de Croatie et qui est le seul à s’opposer aux privatisations.
Peux-tu nous présenter l’histoire d’ITAS ?
ITAS est une entreprise de machines à commandes numériques qui a été constituée en 1961. Elle est aujourd’hui une entreprise détenue par ses travailleurs qui emploie 210 personnes et vend 90 % de sa production à l’étranger.
Comme toutes les autres entreprises de Croatie, ITAS a subi en 1990 un processus de privatisation dans lequel les travailleurs ont reçu 51 % du capital sous forme d’actions à prix préférentiel, l’État s’octroyant le reste 2. L’État et certains travailleurs ont ensuite vendu leurs actions à un actionnaire individuel qui a réussi à prendre le contrôle de 80 % du capital en 2001. Nous avons alors vite compris que la motivation de ce dernier n’était pas de développer l’activité mais de réaliser une opération immobilière par la construction d’un centre commercial sur le terrain de l’entreprise.
Une première grève éclate en 2003 pour protester contre cette situation. Rien n’y fera et l’actionnaire principal laissera péricliter cette entreprise au point qu’elle n’était plus en mesure de payer les salaires. Pire, certains locaux commençaient à être détruits. C’est alors que durant un week-end de 2005, nous avons organisé l’occupation de l’usine. Le propriétaire a répliqué en déposant le bilan de l’entreprise. La situation était grave. L’électricité a été coupée, dix-huit d’entre nous se sont mis en grève de la faim et nous avons pu obtenir de la compagnie publique d’électricité le retour du courant.
Cependant, ce dépôt de bilan ouvrait une période nouvelle puisque avec nos salaires impayés, nous sommes alors devenu le premier créancier de l’entreprise qui accumulait un total de dettes de 4,5 millions d’euros. Un premier administrateur judiciaire a été nommé et a commencé à brader 500 000 euros d’actifs. Dans le même temps, il s’opposait à ce que nous maintenions une quelconque production. Par une nouvelle mobilisation, on a obtenu qu’il soit révoqué et un nouvel administrateur a été nommé, beaucoup plus favorable à nos souhaits. Nous avons été largement aidé dans cette démarche par un avocat militant qui a gracieusement travaillé pour nous.
En 2006, un plan est proposé aux créanciers pour leur demander de transformer les dettes de l’entreprise en actions d’une nouvelle société. Les banques refusent le plan. La situation était alors critique car nous étions 116 personnes et nous n’avions du travail que pour vingt. Finalement, en 2007, une nouvelle société a été créée dans laquelle seuls les travailleurs étaient actionnaires.
Est-ce que cela a été facile de redémarrer dans de telles conditions ?
Que non ! Nous avons dû accepter un plan de rachat des dettes bancaires sur trois ans avec un taux d’intérêt de 12,5 %. Ce fut pour nous une période extrêmement difficile où nous avons dû à la fois redévelopper notre clientèle tout en renonçant à une partie importante de nos salaires. Mais les plus anciens étaient très motivés de rester le plus longtemps possible pour avoir une retraite raisonnable.
Fort heureusement, nos efforts ont fini par payer. Dès 2009, nous avons pu réaliser un nouvel investissement de 2,5 millions d’euros financé par un prêt bancaire avec une garantie de 80 % de ce montant de la part de l’État croate, les travailleurs étant responsables des 20 % restants. C’est la première fois depuis trente ans que cette entreprise réinvestissait !
Comme je vous l’avais dit en introduction, nous sommes désormais une entreprise de 210 personnes. Entre temps, de nombreux travailleurs sont partis à la retraite et des jeunes sont rentrés. Le salaire mensuel moyen par personne est de 600 euros. Cela peut vous paraître faible mais sachez que, s’il est inférieur à la moyenne nationale, il reste supérieur à ce qui se pratique dans notre région.
Est-ce que votre entreprise est une coopérative ? Est-ce que la reprise d’ITAS par les travailleurs s’explique par votre expérience de l’autogestion yougoslave ?
Pas vraiment ! Vous savez, l’autogestion yougoslave n’était qu’une fiction. Autogestion signifie que les travailleurs gèrent l’entreprise. Dans la réalité, c’était le Parti qui détenait le pouvoir véritable.
Nous ne sommes pas une coopérative mais une société anonyme par actions 3. C’est comme cela que la société nouvelle s’est constituée et nous devons maintenant faire avec. Nous avons dû développer la démocratie à la base. C’est donc l’assemblée générale des travailleurs qui prend les décisions majeures et qui élit un comité de travailleurs actifs de 25 personnes qui prennent les décisions au jour le jour. Dans le cadre de cette démocratie d’entreprise, nous avons décidé de changer de directeur en 2012. Le nouveau est directement issu de l’entreprise.
Si tous les actionnaires sont aujourd’hui des travailleurs, nous devons néanmoins établir des règles pour que tous les travailleurs deviennent actionnaires. Cela signifie notamment que les anciens cèdent leurs actions aux jeunes entrant dans l’entreprise. Ce n’est pas facile mais cela se pratique. Nous avons récemment embauchés 80 nouveaux travailleurs, dont 15 ingénieurs. Ils l’ont tous été en contrat à durée indéterminée et au bout d’un an, ils sont devenus copropriétaires de l’entreprise. La démocratie dans l’entreprise est un combat permanent !
Notes:
- Initiales signifiant Usine de machines outils d’Ivanec. ↩
- Ce mode de privatisation se comprend dans la mesure où dans la Yougoslavie titiste, les entreprises n’étaient pas des entreprises d’État mais de « propriété sociale ». Le processus de privatisation a donc pris la forme d’un partage initial du capital entre les travailleurs et l’État. ↩
- « dd » (Dioničko Društvo) en Croatie.
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