mardi 21 février 2017

Actualité de Pierre Naville : "Questions à l'autogestion" (Tribune Socialiste septembre 1979)

Dans un précédant article publié le 21 décembre 2016 nous avons, dans une courte biographie, rappelé l’importance qu’a pu avoir Pierre Naville dans l’histoire intellectuelle et militante de la gauche tant par ses écrits théoriques que par sa participation aux activités des organisations politiques auxquelles il a participé des premiers groupes trotskystes avant-guerre au PSU. 

L’institut Tribune Socialiste après avoir organisé le 11 janvier 2017 une réunion sur l’ouvrage de Pierre Cuenot Pierre Naville et le PSU (1960-1990) vient de mettre sur son site un article de Pierre initialement publié dans Tribune Socialiste de septembre octobre 1979 sur la perspective autogestionnaire. Avec l’autorisation d’ITS nous le publions également sur notre site. 

Pierre Naville a joué pendant une bonne partie du XX° siècle et dès les années 20 un rôle considérable dans l’histoire des idées, du surréalisme au marxisme non stalinien. Il a été avec Georges Friedman à l’origine de la sociologie du travail. 

Dans le cadre des réunions mensuelles des jeudis des éditions Syllepse une réunion le 2 mars sera consacrée à la réédition de l’ouvrage « Vers l’automatisme social ? ». 


Henri Mermé

Tribune Socialiste N°6 Septembre - Octobre 1979 

TOUT le mois écoulé, la presse s’est surtout occupé de faire le « bilan » des trois ans de gouvernement Barre. La majorité fait entendre quelques grognements du côté de Chirac. Mais... qui dit mieux ? Quant à la gauche, elle constate surtout que Barre « gère la crise » assez astucieusement au profit des grandes entreprises capitalistes, ce qui est vrai, mais reste en somme sur la défensive. 

A l’horizon, chacun pense à la seule occasion électorale en vue, celle des présidentielles du printemps 1981. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Que dans l’esprit du P.S. comme du P.C., toute attaque sérieuse contre le régime Giscard- Barre reste liée à une tactique électorale, à une conquête électorale du pouvoir politique. Or c’est justement cette tactique qui a fait échouer la gauche en mars 78... 

Du coup, les « projets de société » se rétrécissent de plus en plus dans l’immédiat. La masse des travailleurs manifeste un esprit de résistance aux effets de la crise économique qui, pour le moment, ne va pas au-delà. 

La C.F.D.T. et la C.G.T. ont d’ailleurs compris que leur objectif ne peut être pour le moment qu’une mobilisation pour réagir contre la hausse des prix, augmenter les salaires, diminuer les temps et rythmes de travail, s’opposer aux licenciements, exiger l’ouverture d’emplois. 

Si l’on veut envisager une période d’action plus offensive, il faut que ce barrage au système d’exploitation renforcé, tant dans le privé que dans le public, s’accroisse de jour en jour. Les grèves et luttes diverses sur le tas ne peuvent avoir aujourd’hui que cet objectif. 

Pour le moment, la C.G.T., tout comme F.O., et la C.F.D.T. et la F.E.N. à leur manière veulent contraindre le gouvernement à ouvrir une série de négociations par branches, moyen de faciliter la mobilisation indispensable. Cela débouche sur une stratégie de défense contractuelle ; mais, même celle-là ne peut réussir que si elle trouve une impulsion et un écho dans des luttes ouvrières vigoureuses, comme celles de la sidérurgie au printemps. 

C’est pourtant le moment que le P.S. choisit pour mettre une fois de plus à l’étude son « projet de société ». Ce que l’on en sait reflète jusqu’à présent quelques généralités qui n’engagent à rien, sinon à refaire une unité du parti autour d’une candidature présidentielle. Décidément, ce n’est pas demain que le secteur « entreprises » y prendra les dimensions qu’on lui souhaite constamment. 

Quant au P.C., il a l’avantage de disposer d’un relai syndical d’importance : la C.G.T. C’est ce qui oblige Marchais à nuancer son attitude pour faciliter la politique de négociations revendiquée par Séguy, tout en faisant son possible pour aider au déclenchement de luttes importantes, seules capables d’impulser des négociations utiles. 

Voilà pour le P.S.U. le moment de soumettre à l’examen la perspective autogestionnaire qui est la sienne ; car il faut bien reconnaître que dans les circonstances actuelles il n’est pas si facile de s’apercevoir de quoi il s’agit en pratique. 

La badge autogestionnaire

Laissons de côté les gens pour qui le mot autogestion est une sorte de badge inoffensif. On le trouvait dans toutes les motions du P.S. au Congrès de Metz, on l’a retrouvé dans certains discours du P.C. ; jusqu’aux giscardiens qui s’en prévalent par ci par là. On en trouve bien sûr dans les discours philosophiques de certains milieux intellectuels. 

Retenons seulement qu’à la C.F.D.T. le mot est pris au sérieux, et qu’il est lié à la défense de revendications partielles, en particulier concernant les conditions de travail, l’établissement des horaires ou les systèmes hiérarchiques de salaires. 

Ces différentes façons de parler de l’autogestion prouvent que le terme est susceptible de beaucoup d’interprétations. Un peu comme le mot démocratie, ou celui de socialisme, qui peuvent recouvrir toutes sortes de marchandises. 

C’est sans doute au P.S.U. qu’il revient de faire effort pour définir de façon concrète, dans les circonstances actuelles, ce qu’il faut comprendre par lutte autogestionnaire. Sinon lui aussi n’en ferait qu’un bavardage à la mode sans prise sur les événements. 

D’abord, à quoi doit s’appliquer prioritairement la perspective autogestionnaire ? A écouter de nombreux propos, elle s’applique à tout, comme la « démocratie ». Au travail salarié comme à la consommation, à la vie privée et publique, aux activités ménagères comme aux distractions, aux jeux, aux sports. A la santé comme à l’enseignement et l’éducation, au théâtre, à l’art, etc. 

Bien ! Mais tout de même, tous ces comportements sont plus ou moins importants, plus ou moins généralement répartis. Si je ne vais jamais au théâtre, peu m’importe qu’il soit autogéré. Mais tout le monde est obligé de travailler d’une façon quelconque, ou de vivre aux dépens des autres. 

Dans l’ensemble, pour ce qui concerne l’activité et les buts d’un parti comme le P.S.U., ou d’un syndicat, l’orientation autogestionnaire doit être avant tout une façon d’envisager les conditions du travail salarié, à tous points de vue. Cela ne veut pas dire que la vie « culturelle », par exemple tout ce qui est lié à l’information (presse, édition, réunions, média, etc.) n’a pas d’importance, bien entendu. Au contraire, c’est essentiel. 

Mais ces moyens de la vie culturelle dépendent en fin de compte des conditions du travail productif, et de sa valeur en pouvoir d’achat salarial puisque nous vivons dans un régime d’échanges chiffrés en monnaie. 

Ce n’est pas par hasard que les chefs d’entreprises, privées ou publiques, et le pouvoir d’Etat, repoussent tout ce qui peut entraîner des mesures d’autogestion dans le travail alors qu’ils se livrent à pas mal de démagogie en ce qui concerne les jeux, les fêtes, les arts. Ils pensent que dans la culture, l’autogestion est inoffensive pour leur autorité, leur capacité de décision. C’est justement pour cela qu’il faut prioritairement s’orienter dans la voie du travail. 

Leur échappatoire, c’est la « concertation », la négociation. Barre et Giscard en parlent toujours, mais c’est seulement pour tâter un rapport de forces changeant. Les « nationalisations » n’y changent pas grand chose jusqu’à présent, sauf quelques garanties corporatives, par exemple pour les fonctionnaires et le personnel à statut. 

C’est d’ailleurs dans ce secteur public (débarrassé de l’hypothèse privée, en théorie) que la lutte autogestionnaire pourrait pousser le plus loin, par l’extension des pouvoirs des comités d’Etablissement. Autrement dit, c’est justement à partir de la base, c’est-à-dire de la masse des travailleurs concernés, que doivent surgir les objectifs autogestionnaires 

Développer le contrôle

L’action doit donc commencer par toutes les formes possibles du contrôle ouvrier et salarié. Les délégations actuelles d’ateliers ou de comités d’entreprises ne sont qu’une forme embryonnaire. Les syndicats ne peuvent se le réserver. 

Cette étape est inéluctable, c’est une force de proposition et d’action : contrôler pour gérer reste notre mot d’ordre. Sans l’étape du contrôle, l’attente de décisions parlementaires est la voie de la passivité. Il devient alors nécessaire de savoir quelles peuvent être les unités de base d’un pouvoir autogestionnaire. Il faut d’abord que ce soient des groupements permanents, stables, délimités, qui puissent faire appliquer à long terme leurs propres décisions. 

L’autogestion ne travaille pas dans les nuages. Autrement dit, comment délimiter des unités de base, et comment concerter leur activité ? Comment concilier l’autonomie de ces unités et la nécessité de coopérer entre elles ? 

Dans une petite entreprise de 40 ou 50 personnes, la chose est assez facilement concevable. De même, dans une association de volontaires, privée, aussi. Mais dans de grandes entreprises groupant des milliers, dizaines ou centaines de milliers de personnes ? 

Prenons l’E.D.F. et la S.N.C.F. Leur réseau connecté s’étend à tout le pays, tous les éléments en sont solidaires. A quel niveau le contrôle et l’autogestion peuvent-ils s’exercer, et sous quelles formes ? Et le système scolaire (le plus important du budget de l’Etat) ? Les établissements, au moins dans le secondaire, peuvent-ils être autogérés en toute indépendance ? Il s’agit là de limites en quelque sorte géographiques, dans l’espace. Mais comment concilier les droits et exigences des producteurs et ceux des usagers qui sont les mêmes personnes ? 

Cette division pose de redoutables problèmes en Yougoslavie, par exemple dans le système bancaire. Les banques d’Etat ou privées, détiennent des fonds d’entreprises, d’établissements, et d’épargnants privés. Le personnel travaillant dans ces banques, si elles sont autogérées, interviendra-t-il dans le maniement des fonds de la clientèle usagère de la banque ? 

Allons encore plus loin : comment les unités autogérées concilieront- elles les besoins et exigences présentés par les différentes catégories de la population ? Comment ces besoins seront-ils désignés, évalués, et à quel niveau ? Le mouvement écologiste, comme le P.S.U., a soulevé quantité de problèmes essentiels à ce sujet, à la racine desquels se trouve celui de l’énergie. 

Comment des procédures autogestionnaires devraient - elles les aborder aujourd’hui ? Des referendum, des arbitrages entre besoins partiels ? Voilà le type de problèmes réels auxquels une perspective autogestionnaire est confrontée, et que nous n’avons pas le droit de laisser dans le vague. 

On répond souvent qu’il faut faire « autrement », terme mythique que les giscardiens reprennent d’ailleurs à leur compte. On parle d’une « autre » croissance, d’un projet « différent », etc. Mais comment les définir concrètement sans lier la quantité à la qualité ? 

Evaluer d'abord les besoins

Pour le moment, cela revient à envisager la combinaison inévitable entre l’autogestion et un mode de planification nouveau. Aujourd’hui, les partis de gauche ne voient la question que sous l’angle d’un « démantèlement », comme s’il existait en France un système de planification contralisé efficace, alors que nous vivons dans le régime des monopoles capitalistes libéraux, c’est-à-dire libres d’agir à leur guise, sous réserve de corrections de l’Etat (et non des organismes de planification). 

Le P.C., pour sa part, croit que la nationalisation, l’étatisation répond à tout, modèle russe. Du coup, l’autogestion serait réduite à rien, les salariés et les syndicats n’auraient qu’à approuver des décisions bureaucratiques souvent pires que les fluctuations patronales. 

Quant à nous, nous savons bien qu’un mode quelconque de planification par objectifs déterminés doit être à la fois expérimental et obligatoire : expérimental justement parce qu’il doit se combiner avec diverses formes d’autogestion à l’essai, et obligatoire parce qu’il faut pouvoir juger de ses résultats prévus. Mais sa première phase doit être celle de l’évaluation des besoins, incompatibles avec le libéralisme anarchique du marché préconisé par les économistes du Figaro et autres. 

Autrement dit, parler d’une « autre croissance », d’une « autre logique économique », ou bien ce sont des mots creux, ou cela ne peut être que l’élaboration d’un modèle concret d’évaluation des besoins. 

Cette tâche immense n’est remplie utilement nulle part, même pas dans les économies planifiées du genre russe. Il revient aux partisans d’une économie autogérée de l’aborder dès à présent, et pour commencer de mettre sur pied une méthodologie de cette évaluation. 

Quels sont les types de besoins à satisfaire ? Dans quel ordre de priorité ! Dans quelle mesure sont-ils plus ou moins nécessaires et hasardeux, plus ou moins collectifs et individuels ? Il serait vain d’imaginer que de telles questions peuvent se résoudre par le moyen de simples questionnaires. Ce sont toutes les formes de la consommation qui sont en cause (permanentes ou occasionnelles, finales ou intermédiaires, en biens durables ou passagers, etc.). 

C’est là un domaine où le contrôle public, les associations de consommateurs, jouent un rôle d’importance croissante parallèlement au régime de la production. On voit bien aussi que la coordination d’une planification et d’une autogestion pose des problèmes de hiérarchie. 

Dans ce domaine, il ne suffit pas de diminuer les inégalités de salaires ou de revenus. Certes, il est nécessaire d’élever le SMIC relativement au salaire moyen, et de tronquer les supérieurs, de briser les disparités d’emplois (femmes, immigrés). 

Mais il faut aussi comprendre qu’une égalité réelle de revenus ne crée pas forcément une égalité de fonction, ni dans le travail, ni hors du travail. Même du point de vue technique, la gestion pratique et l’administration d’entreprises et de services crée certains ordres logiques d’exécution. Cet ordonnancement technique impulse une hiérarchisation humaine matérialisée dans des inégalités de revenus. 

Une affaire européenne

Ce que l’autogestion doit donc atteindre, c’est ce lien. Il faut séparer la rémunération de la fonction, diminuer les échelles de coefficients, fruits d’une division du travail et des tâches excessives, égaliser les salaires tout en différenciant des fonctions devenues plus mobiles. 

Et c’est un terrain où l’action peut être rapide, notamment dans le secteur public. Et n’oublions pas la clé de tout cela : une réduction substantielle du temps de travail. Cette réduction, au moins à 35 heures hebdomadaires, n’est pas seulement destinée à remédier à la fatigue, aux accidents, aux nuisances. Elle est liée à une pratique autogestionnaire en rendant aux travailleurs une disponibilité plus grande vis-àvis de leur tâche, en rendant la vie privée et sociale plus active, plus clairvoyante, en réduisant l’exploitation. 

On peut même dire qu’aujourd’hui une journée de 7 heures, 5 jours par semaine, est l’objectif central des salariés. Le patronat et l’Etat s’y refusent et s’y refuseront avec acharnement, mais on voit bien aujourd’hui que cette revendication prend chez tous les salariés une consistance qui lui manquait jusqu’à présent. 

Tout ce que je viens de rappeler fait partie depuis longtemps déjà de la politique sociale préconisée par le P.S.U. Mais avec l’approfondissement de la crise et de la politique poursuivie par R. Barre, avec l’échec électoral de la gauche politique en 1978 et la rupture entre ses partis, la perspective autogestionnaire avait paru s’estomper. Le P.S.U. se trouvait porteur d’un avenir qui apparut bouché. 

Mais maintenant on peut dire que sa patience commence à porter ses fruits. Chacun commence à comprendre que toutes les revendications partielles les plus légitimes n’ont une portée plus vaste que si elles s’inscrivent dans une perspective autogestionnaire. En outre, on comprend mieux aujourd’hui que ce n’est pas seulement une affaire « nationale », mais aussi une affaire européenne. 

Pierre Naville 

http://www.institut-tribune-socialiste.fr/wp-content/uploads/1979/09/79-09-01-TSMENS-Naville.pdf


www.syllepse.net

TRAVAIL…DE L’AUTOMATION À LA RÉVOLUTION NUMÉRIQUE
 

À l’occasion de la réédition de Vers l’automatisme social ? de Pierre Naville, les Jeudis de Syllepse et l’Observatoire des mouvements de la société (OMOS) vous proposent un débat avec JEAN-FRANÇOIS BOLZINGER ET PIERRE COURS-SALIES

jeudi 2 mars à 19h
Le Maltais rouge
40 rue de Malte, 75011


QUELS DROITS SOCIAUX ?, QUELS SALAIRES ?, QUELS STATUTS ?
QUELLE ORGANISATION DU TRAVAIL ?


ACTUALITÉ D’UN NOUVEAU STATUT DU TRAVAIL SALARIÉ COMPORTANT UN SALAIRE GARANTI, UNE RÉDUCTION DU TEMPS DE TRAVAIL, DES GARANTIES DE MOBILITÉ POSITIVE ET DE DROITS À LA FORMATION.
 

COMMENT LE PATRONAT ET LES LOGIQUES NÉOLIBÉRALES S’OPPOSENT À DES
TRANSFORMATIONS SOUHAITÉES ET RÉALISABLES…
 

AUTOMATION, SALAIRE GARANTI ET TEMPS LIBÉRÉ
 

Jean-François Bolzinger : Syndicaliste, ancien secrétaire général de l’UGICT-CGT et dirigeant confédéral, ingénieur ; co-auteur avec Marie-José Kotlicki de Révolutions Cadres (Pascal) ; Pour en finir avec le Wall Street management, (L’Atelier) ; Laissez-nous bien travailler : Manager sans Wall Street (L’Atelier) ; vice-président de l’Observatoire paritaire du portage salarial et président de l’Institut L’Entreprise alternative.

Pierre Cours-Salies : sociologue, a participé à l’Encyclopédie internationale de l’autogestion (Syllepse), et à divers ouvrages sur l’autogestion, Mai 68… ; sur les mobilisations populaires, La CFDT un passé porteur d’avenir (La Brèche) ; L’unité syndicale en France (avec R. Mouriaux, Syllepse) ; Les mobilisations collectives (avec M. Vakaloulis, PUF) ; sur les rapports au travail, La liberté du travail (Syllepse) ; Le
bas de l’échelle. La construction sociale des situations subalternes (Eres) ; Nouvelles luttes de classe (avec J. Lojkine et M. Vakaloulis, PUF) ; avec Pierre Zarka, Propriété et expropriations. Des coopératives à l’autogestion généralisée, textes de Marx et Engels présentés (Syllepse).

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