On peut faire le constat d'une crise politique majeure, une
véritable crise de régime. Alors que le pouvoir avait tenu droit dans ses bottes face aux
manifestations contre la loi travail, face aux mobilisations des cheminot-e-s,
pour la première fois, il recule. Même si c'est pour lâcher des miettes, c'est
symbolique de la peur qui a saisi le pouvoir. Peur qui se voit aussi dans les
flottements, les contradictions dans les annonces faites pour essayer de mettre
fin à la situation.
On a donc sous les yeux une
véritable explosion sociale. Cela se traduit par une radicalisation de la
répression, des menaces de recourir à l'armée et à l'état d'urgence. Il y a une
véritable fuite en avant répressive qui vise a écraser les mobilisations et qui
révèle une aggravation autoritaire très dangereuse. Mais la possibilité de la
chute de Macron est réelle d'autant que des secteurs de l'appareil d'État
semblent fragilisés avec une « grogne » chez les policierˑeˑs et des arrêts maladies en
cascade chez les CRS. Les préfets eux-mêmes expriment quasi-publiquement des
inquiétudes ce qui est révélateur de la crise du pouvoir.
On peut donc passer très vite
dans tout autre chose avec un niveau d'enjeux politiques beaucoup plus élevés
et des possibilités radicales, le meilleur comme le pire.
L'événement central de la
situation est bien évidemment le mouvement des Gilets Jaunes.
1 / Les Gilets Jaunes (GJ) :
C'est un mouvement profondément
populaire. Les quelques analyses sociologiques (encore très
impressionnistes) montrent une présence massive d'ouvrierˑeˑs et d'employéˑeˑs avec aussi des professions
intermédiaires et des petits patrons. La présence féminine est importante.
C'est donc une France populaire majoritairement salariée qui s'est mobilisée, mais pas toute la France
populaire comme le montre l'absence de mobilisations GJ dans les quartiers
populaires.
Mais il ne faut pas voir dans
ce mouvement la France du périurbain et des campagnes contre la France des
villes. D'une part parce que la précarité et la pauvreté sont plus importantes
dans les villes que dans le périurbain et le rural, d'autre part parce que tout
le périurbain et tout le rural ne sont pas marqués par la précarité et la
pauvreté.
Il s'agit surtout de la
mobilisation d'une partie des excluˑeˑs de la mondialisation dans le
périurbain et les banlieues résidentielles contre ce que Macron incarne :
libéralisme débridé, finance incontrôlable et, encore plus décisif à mes yeux
pour comprendre le déclenchement des GJ, mépris de classe qui s'exprime sans
honte aucune. Macron incarnant cela, il cristallise une véritable haine.
Au cœur de la situation actuelle
on trouve le sentiment d'une injustice profonde. La focalisation initiale
sur la taxe sur les carburants a pu faire penser à un mouvement principalement
anti-fiscal. Mais très vite, la question de l'injustice fiscale est devenu la
question centrale. Deux écueils à éviter dans l'analyse du mouvement : le
mépris de classe et une vision misérabiliste des couches populaires qui voient
un mouvement forcément manipulé, ici par l'extrême droite ; une vision
« populiste » qui voit forcément le bon et le vrai dans le populaire.
On trouve une grande
hétérogénéité d'idées chez les GJ, entre les régions mais aussi
à l'intérieur d'un même barrage. La présence de l'extrême droite est réelle
dans certains endroits. Il y a eu des actes homophobes, racistes. Il y a des
idées complotistes qui se diffusent parmi les GJ. Mais les thématiques abordées
insistent de plus en plus sur la question sociale et la répartition des
richesses. On retrouve cet aspect dans le « programme » des GJ :
on a des propositions sociales fortes mais on trouve aussi une proposition
anti-migrantˑeˑs et une proposition assimilationniste. Cette hétérogénéité ambiguë
se situe dans un contexte international favorable à l'extrême droite.
C'est un mouvement révélateur de
la crise de la politique et de la crise de la gauche politique et sociale. Il y a un
discrédit total des forces politiques qu'elles soient ou non liées au pouvoir.
La démocratie représentative et la Vème République apparaissent à bout de
souffle.
La gauche est frappée de plein
fouet par cette crise d'autant plus que le PS a mené des politiques
néolibérales violentes et que le PC n'organise plus les couches populaires. La
FI, qui a su capter une partie du vote populaire, n'a pas remplacé ce vide. De
plus, les organisations syndicales ne semblent plus du tout à même de
représenter et structurer les couches populaires.
La restructuration néolibérale
de l'économie a entraîné une perte d'influence majeure des syndicats :
toute une partie du salariat ne se sent plus du tout concerné par les syndicats
d'autant plus que des syndicats ont mené des stratégies d'accompagnement des
politiques néolibérales.
Ce mouvement des GJ est donc aussi le fruit de nos échecs.
Dans ce contexte, nos tâches
sont très importantes car les potentialités sont immenses et en même temps il y a
de lourds dangers. Si l'extrême droite arrive effectivement à imposer son
hégémonie sur les GJ, ce sera alors une voie royale pour elle et la possibilité
d'un processus de fascisation étant donné qu'il y a très clairement une crise
dans la capacité de la bourgeoisie à maintenir son hégémonie sur la société.
Dans le cas de l'effondrement du mouvement par épuisement, le désespoir sera
encore plus grand et là encore l'extrême droite ne pourra qu'en profiter.
Enfin, en cas d'écrasement du mouvement par la répression, une transformation
de plus en plus autoritaire de l'État sera à l'œuvre, facilitant là-aussi de
possibles processus fascistes.
Mais une portée progressiste
des mobilisations est envisageable à condition que les
militantˑeˑs progressistes interviennent en direction des GJ. C'est compliqué
mais il y a des points d'appui pour le faire.
D'une part, l'affrontement avec
l'État et des phénomènes d'auto-organisation peuvent entraîner des
expériences politiques rapprochant certainˑeˑs GJ de la gauche radicale.
D'autre part, la question de
l'injustice est un point d'entrée pour nous : la question de l'injustice
fiscale et la question symbolique de l'ISF sont fondamentales dans cette
perspective d'autant plus que l'extrême droite n'est pas du tout à l'aise sur
ce terrain. Nous avons sous estimé l'importance de ce sujet pour les couches
populaires dans nos matériels et nos activités politiques. Il nous faut
dénoncer fortement la TVA et les taxes sur la consommation qui sont injustes et
valoriser les impôts progressifs. Ça doit devenir central dans nos discours. Et
on sera beaucoup plus crédibles sur les thèmes de la fiscalité et de la
transition écologique. Nous pouvons aussi entrer par la question de la
démocratie active car il y a un fort potentiel de remise en cause des
institutions de la Vème République. On voit ainsi apparaître des appels à des
assemblées populaires parmi des GJ.
L'hégémonie d'extrême droite
n'est donc pas du tout une fatalité à condition que les
organisations progressistes soient à la hauteur en particulier celles de la
gauche radicale. Mais cette hégémonisation progressiste potentielle (pas au
sens d'une mainmise organisationelle, qui n'est ni souhaitée - c'est un euphémisme - ni
souhaitable et sûrement impossible de toute façon, mais au sens d'une ambiance
idéologique) ne se jouera pas seulement sur cette capacité à intervenir en
direction des GJ. Elle se jouera aussi dans la capacité à créer une ambiance
politique générale progressiste.
Quatre éléments semblent
importants pour cela : le mouvement syndical, la mobilisation lycéenne,
les mobilisations dans les quartiers populaires notamment de l'antiracisme
politique et les mobilisations pour le climat. Toutes ces mobilisations sont
impactées par les GJ et auront un impact sur les GJ.
2 / Le mouvement syndical
La capacité du mouvement
syndical à organiser des mobilisations fortes sur les questions d'injustice
fiscale et de répartition des richesses sera déterminante. D'une part, pour le
mouvement syndical lui-même et sa crédibilité en tant que force de
transformation sociale. D'autre part pour faire monter le niveau de
mobilisation générale et pour construire des ponts avec les GJ.
La CGT doit jouer ici un rôle
majeur. Pour l'instant elle est loin d'être à la hauteur de la situation. Il y
a d'abord eu le rejet d'une mobilisation noyautée par l'extrême droite, rejet
compréhensible dans les premiers jours de l'annonce de la mobilisation, mais qui aurait nécessité
une révision en profondeur étant donné ce qui s'est passé le 17 novembre et
après. Mais cette révision a été d'une grande timidité et s'est traduit pour
l'instant à l'échelle de la Confédération par un élargissement de la
mobilisation du 1er décembre et par un appel à une « journée
d'action » le 14 décembre. Et le 6 décembre, la CGT et la FSU ont signé
une déclaration intersyndicale honteuse et irresponsable. Seul Solidaires a
refusé de signer ce texte. La direction de la confédération semble perdue et
semble ne pas du tout avoir pris conscience des enjeux du moment. Cela ne peut
qu'accentuer le sentiment de déconnexion entre les directions syndicales et les
salariéˑeˑs.
Au niveau local, le niveau de
combativités des militantˑeˑs syndicaux/ales apparaît beaucoup plus élevé. Des militantˑeˑs sont présentˑeˑs dans les mobilisations des
GJ. Des intersyndicales locales appellent à la grève et à soutenir les GJ. Ils
et elles participent donc à créer des liens avec les GJ. Des Unions départementales et
des syndicats de la CGT ont fait remonter à la Confédération leur colère et
leur incompréhension.
Il nous faut donc pousser dans
nos syndicats à ce que la question de journées de grève interpro soit posée
avec la perspective de la grève générale.
3 / Les mobilisations lycéennes
Mobilisation massive et
inattendue rendue possible par l'existence des GJ.
La répression est hallucinante, faisant des la protection
des lycéenˑneˑs une priorité.
Mobilisation qui touche aussi
beaucoup les lycées pro, ce qui était moins le cas des dernières mobilisations me
semble-t-il.
Mobilisation d'une grande importance
pour nous, étant donné son ampleur, sa détermination et parce que cela donne
une tonalité anti-autoritaire à la période.
L'extrême droite n'aime pas les
mobilisations lycéennes.
Les lycéenˑneˑs n'hésitent pas à tisser des
liens avec les GJ, certainˑeˑs étant des GJ.
Début de mobilisation dans les
universités. Un élément supplémentaire important en fonction de ce que ça
deviendra.
4 / Les quartiers populaires et les mobilisations anti-racistes
L'absence des quartiers
populaires dans la mobilisation des GJ est problématique.
La méfiance initiale est
compréhensible mais il y a eu des bougés depuis : le Comité Adama a appelé
à la jonction avec les GJ. Le Collectif Rosa Parks a lui affirmé qu'il y avait
des préoccupations communes avec les GJ. On a pu voir des GJ dans les tribunes
les plus populaires du Vélodrome (et dans d'autres stades).
Les mobilisations dans les
lycées pro et les réactions à la répression hallucinante montrent que des
secteurs des quartiers populaires commencent à se mobiliser. L'expérience de la
violence d'État par les GJ peut tracer des convergences.
Tout cela peut contribuer à
combattre le racisme à l'intérieur des GJ et à fragiliser la place de l'extrême
droite. Ce sera très compliqué.
Un autre aspect compliqué
concerne la question de l'accueil des migrantˑeˑs. C'est surement une des
plus grosses difficultés : c'est là-dessus que l'extrême droite est la
plus offensive et que les rumeurs complotistes se diffusent le plus. Il nous
faut donc réfléchir à comment les collectifs de solidarité avec les migrantˑeˑs pourraient s'adresser aux GJ
sur cette question précise et porter cette problématique au sein de ces
collectifs.
5 / Les mobilisations pour le climat
La prise de conscience de
l'urgence climatique s'est accélérée ces derniers mois. Un élément important dans
la construction d'un rapport de force progressiste à l'échelle de l'ensemble
des mobilisations actuelles. L'un des enjeux est de lier justice
fiscale/sociale et justice climatique, répartition des richesses et transition
écologique. Cela doit permettre de proposer un discours écolo efficace aux GJ
et aussi de renforcer le pôle d'écologie politique populaire au sein des
mobilisations climat. L'existence des GJ apparaît ainsi comme une chance pour
développer ce second aspect à l'échelle de la société. ATTAC a eu une attitude
exemplaire. C'est un acteur clé pour agir dans cette perspective.
Nous sommes loin de partir
gagnant étant donné l'état de la gauche politique et sociale et les dynamiques de la
période à l'échelle internationale. Mais sans des mobilisations qui prennent en
compte les potentialités et les enjeux des GJ, le pire est certain. Il est de
notre responsabilité d'avoir une activité offensive, qui intègre les enjeux de
l'explosion sociale à laquelle nous assistons, dans l'ensemble des cadres de
mobilisations auxquels nous participons.
Arthur Leduc
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