Cette intervention a été prononcée le 10 juin 2017 lors de la journée d'étude du Réseau sur l'autogestion et les processus révolutionnaires de notre temps.
Introduction
Il
paraît loin le temps où, en continuant de nous réclamer de la
révolution, l'usage de ce terme nous rendait très minoritaires et
peu compris à gauche.
Mais
deux éléments ont fortement contribué à réhabiliter la
révolution : d'une part un nouveau et prometteur cycle de
luttes et de révolutions à l'échelle mondiale ouvert en 2010/2011,
et d'autre part la profondeur de la crise systémique globale qui
pour être résolue ne peut trouver de solution dans quelques
aménagements du système.
Pour
autant, la référence à la nécessité de la révolution exige
qu'on en dise un peu plus, suite à l'échec des révolutions
anticapitalistes du XX° siècle.
Et,
pour notre part, nous ne séparons pas la révolution de
l'auto-organisation et de l'autogestion comme pratique, comme chemin
et comme but.
Depuis
le congrès des Alternatifs tenu en 2000, nous parlons de révolution
longue.
Et
depuis la fin de la décennie qui a suivi ce congrès, nous prenons
le parti de relier la révolution longue et l'autogestion d'un point
de vue stratégique.
Au
FSM de Tunis (mars 2013), dans le cadre de l'un des ateliers
organisés par Rouge et Vert, nous disions que, précisément, une
révolution longue se déroulait sous nos yeux, après le processus
révolutionnaire amorcé en Amérique indo-afro-latine dans la
dernière décennie du siècle passé.
Il
est temps d'y revenir, à un moment où chacune de ces révolutions
est en difficulté, à un moment aussi où une stratégie
autogestionnaire articulée à la révolution longue pose de
nouvelles et multiples questions sur le projet alternatif, sur les
pratiques politiques et la conception du « parti », sur
les modalités d'un pouvoir populaire, notamment.
1
La Révolution est de retour
Repartons
de ce qu'il est convenu maintenant dans une partie de la gauche de
qualifier de crise systémique et globale.
C'est
une crise dont nous avons dit, avec d'autres, qu'elle est à la fois
une crise du capitalisme et une crise de civilisation, une crise du
sens de la vie en société, bref une crise multiforme, ou si l'on
préfère, faite de l'articulation de plusieurs aspects.
Cette
crise est économico-financière et ses conséquences sociales sont
bien connues (chômage de masse, précarisation aggravée de
l'emploi, dégradation des conditions de travail).
Cette
crise est écologique et cette dimension de la crise, elle-même
multiforme, s'aggrave de manière catastrophique pour l'humanité, en
dépit des mesures extrêmement modestes telles que, par exemple,
celles de la COP21 en 2015, très en deçà des mesures radicales qui
s'imposent pour lutter efficacement contre les dérèglements
climatiques.
Cette
crise est aussi une crise de la démocratie : la démocratie
représentative est à bout de souffle et le télescopage entre
sphère financière et sphère politique -et il y a un lien intime
entre ce télescopage et la corruption- alimente davantage encore le
rejet de la classe politique et l'abstentionnisme électoral, en
particulier dans la jeunesse et les milieux populaires.
Cette
crise, enfin, est géopolitique : elle traduit le début de la
fin de la domination multiséculaire de « l'Occident »
sur le monde, avec l'émergence, depuis le début du XXI° siècle,
d'un monde multipolaire.
Aucun
aménagement de cette crise n'est viable à terme. On peut toujours,
certes, faire espérer comme au XX° siècle une solution réformiste
mais l'espace du réformisme, considérablement rétracté par la
crise, n'existe plus. Cela ne veut pas dire pour autant, loin de là,
que les forces politiques favorables au réformisme ou que les
prétentions à un capitalisme vert, elles, ont disparu.
Pour
répondre à une telle crise, c'est bien une révolution et un projet
alternatif qui sont plus nécessaires que jamais et qui sont donc à
l'ordre du jour.
Ce
projet alternatif devra nécessairement prendre en compte les
différents aspects de cette crise.
Et
ce projet devra mettre l'autogestion au centre.
Quant
à la révolution, on ne peut s'en réclamer sèchement et il faut
s'en expliquer : nous sommes, au moins en partie, comptables des
échecs qui ont été les siens au XX° siècle, comme tous ceux et
toutes celles qui ont pu, dans leurs différentes variantes, se
réclamer du socialisme et du communisme.
Une
pétition de principe ne suffit pas.
Il
est donc de notre responsabilité de développer une réflexion qui
porte à la fois sur les raisons des échecs passés -et le
centenaire de la Révolution d'octobre devrait y contribuer-, sur les
exigences émancipatrices des mouvements sociaux actuels et sur les
possibilités réelles de transformations radicales portées de
manière contradictoire par l’évolution du capitalisme mondialisé.
Précisément,
ce qui se déroule dans le monde depuis 2010/2011, nous conforte dans
l'exigence de redéfinir la révolution sur la base de ce qui
s'exprime dans ces luttes et ces révolutions, appelées « mouvement
des places » sous diverses déclinaisons. De Tunis au Caire en
passant par Madrid ou Barcelone mais aussi Québec, Tel Aviv ou Kiev,
les mêmes exigences, les mêmes aspirations sont mises en avant à
une échelle de masse : refus de la délégation de pouvoir, des
hiérarchies et de la personnalisation, auto-organisation et
démocratie réelle, combinaison du refus des politiques
austéritaires et de la corruption. Dans ces luttes et ces
révolutions, une nouvelle culture politique s'affirme, déjà en
germe au travers de l'altermondialisme. Le refus de la violence et
des pratiques autoritaires, l'horizontalité et la
non-hiérarchisation des différents terrains de lutte sont associées
aux pratiques d'auto-organisation. On peut y ajouter le choix des
solidarités et de la coopération, comme alternatives à la
concurrence de tous contre tous.
2…
Mais c'est une révolution longue
Dans
la mémoire collective, révolution est le plus souvent synonyme de
fulgurance et de violence. En réalité, et la Révolution française
amorcée en 1789 et d'une durée d'une dizaine d'années nous le
rappelle, l'idée de fulgurance est fausse.
Quant
à la violence, très clairement repoussée par les luttes et les
révolutions depuis 2010/2011, elle pose d'autres problèmes majeurs
qu'on ne peut développer ici, et cela correspond en effet à la
réalité des révolutions du passé (et donc moins nettement celles
du présent).
De
manière classique et en particulier dans la tradition communiste ou
d'extrême-gauche, on se représente Octobre 1917 comme une
fulgurance : ce n'est pas l'objet ici mais cette représentation
est largement discutable.
Car
de manière générale, l'histoire du passé comme celle qui se fait
sous nos yeux nous montre que les révolutions sont bien des
processus, étirés sur plusieurs années et parfois bien davantage.
C'est
le cas des révolutions qui ont suivi celle de 1789, bourgeoises et
populaires, puis anticapitalistes, c'est aussi le cas des révolutions
anti-coloniales -et donc anti-impérialistes- du XX° siècle dont le
processus ouvert en 2010 constitue la troisième phase.
C'est
ce qui fonde pour nous, autogestionnaires, -et en cela nous distingue
des courants d'extrême-gauche, trotskystes compris- la notion de
révolution longue, comprise comme processus.
Précisons
immédiatement que ce processus ne signifie nullement une sorte de
long fleuve tranquille et l'illusion d'un possible contournement -de
type réformiste- des affrontements de classe et des ruptures
anticapitalistes ou
encore d'une accumulation de mesures législatives censées déboucher
d'elle-même sur un changement global (cette illusion du
contournement ou de la simple accumulation est présente dans la
thématique de la révolution citoyenne).
On
peut ici reprendre l'hypothèse, déjà formulée et travaillée du
temps des Alternatifs, que cette révolution longue sera une suite de
phases complexes, un processus cumulatif de ruptures partielles,
non-linéaire, combinant des dimensions diverses et en particulier
démocratiques et sociales.
Et
parmi ces ruptures, on peut imaginer que l'une d'entre-elles sera un
basculement vers la transition de la société autogérée :
celle de la rupture avec la domination de la propriété capitaliste.
Un
processus non-linéaire, cela signifie des avancées brusques, des
moments de stagnation ou de glaciation, ce qui n'exclut pas des
reculs y compris profonds et annulant une partie des avancées
antérieures.
Revenons
aux deux cas sur lesquels nous réfléchissons aujourd'hui : la
révolution indo-afro-latino-américaine comme les révolutions
arabes illustrent notre propos et stimulent notre réflexion, car
elles relèvent d'une dynamique émancipatrice globale, à la fois
démocratique et sociale.
A
quelques décennies d'intervalle, ces deux processus combinent donc
plusieurs dimensions, sont faits d'avancées, de stagnation et de
reculs.
Les
moments de stagnation et même de reculs ne signifient en rien que
ces processus sont achevés. La preuve en est, dans le cas arabe,
malgré la phase actuelle de stagnation, l'extraordinaire vitalité
des mouvements sociaux et le nombre toujours élevé des grèves, en
Tunisie -nous le savons- mais aussi en Egypte, nous le savons moins
mais Gilbert Achcar nous le montre (1), avec une conflictualité
sociale presque aussi élevée en 2015 qu'en 2013 (pic des grèves
ouvrières depuis le début du processus révolutionnaire en 2011),
et ce malgré le très inquiétant recul de la nouvelle phase ouverte
par le coup d'état de Sissi.
3
Révolution longue et stratégie autogestionnaire
Rappelons
que si l'autogestion est présente dans tous les processus
révolutionnaires du XX° siècle, il s'agit toujours d'une option
pratique dans les entreprises ou les territoires, au cœur de ces
processus, pour répondre aux problèmes posés par la vacance du
pouvoir à différentes échelles et toutes les difficultés que
cette vacance entraîne. Ce n'est donc pas une option ou une sorte
d'a-priori idéologique.
A
ce jour, et c'est un paradoxe, alors qu'on retrouve l'autogestion
dans tous les processus révolutionnaires, aucune révolution n’a
été délibérément placée a-priori sous le signe de
l’autogestion.
Et
l'autogestion est, par ailleurs, liée à l'existence d'organes de
pouvoir populaire, les conseils sous leurs diverses formes.
Si
l'autogestion a reculé dans les références politiques de la fin du
XX° siècle, nous savons qu'elle est de retour depuis les années
2000 dans des formes très diverses et en différents endroits dans
le monde.
L'articulation
entre autogestion et révolution est aussi une réponse essentielle à
l'expérience tragique des échecs des révolutions anticapitalistes
du XX° siècle : en s'appuyant sur l'autogestion, la construction
d'un pouvoir populaire exercé directement par les citoyennes et
citoyens, et la vigilance pour que la révolution ne soit confisquée
par aucune force politique ou autre prétendant représenter le
peuple, sont indissociables et indispensables.
Dans
les processus qui nous intéressent aujourd'hui, l'articulation entre
autogestion et révolution se vérifie aussi, même si c'est
largement passé sous silence en France et en Europe.
Au
Venezuela comme au Brésil avec les expériences de budget
participatif ou en Argentine avec la dynamique des entreprises
récupérées.
En
Tunisie, avec l'autogestion communale de Sidi Bouzid en 2013 et les
exemples de la palmeraie de Jemna (depuis 2011), des salariés de
l'entreprise de telemarketing Optimum group evolution engagés dans
la mobilisation pour se mettre en coopérative (2013) ou encore des
ouvrières de l'entreprise textile Mamotex (2016).
En
Egypte, où plusieurs expériences d'autogestion ouvrière sont
mentionnées dès les années 2000 -avant le déclenchement de la
révolution en 2011-, d'autres mobilisations prennent le relais à
partir de 2011, comme le montre la lutte autogérée des salariés
des cinq usines de la papeterie Simo (2013), ou de Tanta Flax and
oils dans la chimie (2014).
Ces
expériences ne sont probablement pas les seules.
Leur
existence valide l'hypothèse d'un lien étroit entre autogestion et
révolution longue et cette articulation n'est pas une question
secondaire ou tactique : c'est une question stratégique.
La
stratégie autogestionnaire s'appuie d'abord sur le déploiement des
pratiques et des expériences d'autogestion sur les lieux de travail
et d'études comme dans les territoires avec la démocratie active.
Cette
stratégie va au-delà de la nécessité de recenser et populariser
de telles expériences.
Il
faut aller plus loin : viser à leur transcroissance en
contre-pouvoir, à la prise en compte même partielle des aspirations
autogestionnaires dans les politiques publiques, à l'intégration de
l'autogestion au cœur des programmes des forces politiques de la
gauche à reconstruire.
Nous
faisons le pari que cette stratégie est à la fois celle des
processus révolutionnaires de notre temps et qu'elle intègre ainsi
pleinement la nouvelle culture horizontale et démocratique de
l'altermondialisme et du « mouvement des places ».
En conclusion
Bien
des questions sont alors posées par une telle stratégie, absolument
distincte de la vision faite de substitutisme et de fulgurance qui a
marqué la gauche radicale du XX° siècle.
Deux
d'entre-elles viennent à l'esprit : la question de la force
politique et celle du pouvoir populaire.
Ce
n'est pas le parti-guide ou le parti-Etat dont nous avons besoin dans
le cadre d'une telle stratégie, mais bien d'une force politique d'un
type nouveau, plus souple, au service des pratiques autogestionnaires
et alternatives, et donnant à voir l'autogestion dans son
fonctionnement et sa pratique, une force ayant définitivement
renoncé aux comportements hégémoniques et au sectarisme, aux
pratiques de manipulation ou de
confiscation du pouvoir, respectant l'existence des autres
organisations et l’indépendance des mouvements sociaux en toute
circonstance, rejetant dans sa vie interne toute notion de
verticalité, de discipline et de hiérarchie.
C'est
ce qui fonde la notion de parti-mouvement.
Car
une force politique autogestionnaire et révolutionnaire demeure
nécessaire. Non pas pour déclencher des luttes et ouvrir des
processus révolutionnaires -qui n'en n'ont pas besoin-, mais pour en
être partie prenante, jouer le rôle de synthèse politique
généraliste, pour servir de mémoire et de lieu de socialisation
populaire, pour défendre publiquement dans la société, les lieux
de pouvoir populaire, les luttes,les mobilisations et les
institutions une orientation clairement autogestionnaire et
révolutionnaire.
Mais
aussi pour pouvoir, le cas échéant, mettre en échec les coups de
force réactionnaires, en liaison avec les mouvements populaires. Ce
parti-mouvement, loin de suivre une ligne autoritaire, aura pour
tâche essentielle de construire l’hégémonie autogestionnaire,
sans laquelle les mouvements populaires resteront subordonnés à
l’idéologie dominante, à la division capitaliste du travail.
L'absence
de ce type de force dans les processus révolutionnaires n'est pas un
élément anodin : Gilbert Achcar nous dit combien cela a manqué
cruellement en Egypte, en désarmant les masses face aux hésitations
de la gauche prise en tenailles entre l'armée et les Frères
musulmans et face aux tendances contre-révolutionnaires qui ont
confisqué la révolution égyptienne entrée dans une phase de
reflux profond.
Dans
les révolutions du XX° siècle, la question du pouvoir populaire
s'incarnait dans les conseils ouvriers. Aujourd'hui, elle se pose en
termes nouveaux, plus proches de l'idée de conseils ou de forums
citoyens.
Cette
question n'a été résolue dans aucun des processus révolutionnaires
qui nous intéresse aujourd'hui : les organes de pouvoir
populaire n'ont pas émergé ou pas suffisamment, sauf exceptions,
dans les révolutions américaines et arabes.
L'expérience
négative de la Grèce, avec l'échec de Syriza de janvier à juillet
2015, nous rappelle pourtant qu'il s'agit d'une question essentielle.
Face
aux dangers et aux menaces qui guettent tout processus
révolutionnaire ou même, comme on l'a donc vu en Grèce, toute
victoire électorale de la gauche pouvant déclencher l'ouverture
d'une tel processus, nous devons donc s'interroger.
Au-delà
de la nécessité impérieuse de fortes mobilisations citoyennes et
de grands mouvements
sociaux,
comment
ancrer et développer ces processus révolutionnaires sans une
mobilisation citoyenne prolongée et donc sans inventer des lieux de
pouvoir populaire ?
Bruno
Della Sudda
(1)
Symptômes morbides (la rechute du soulèvement arabe), Sindbad/Actes
sud (2017)
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