mardi 30 janvier 2018

2018 : Penser la conjoncture néo-souverainiste, notes d'Eugène Bégoc

Peinture de Jules Granjouan, musée de Nantes
  1. 1 - Depuis 2008, la conjoncture européo-atlantiste n’a été stabilisée qu’au prix de lourdes hypothèques.
2007-2008 a mis au grand jour les failles invraisemblables du monde de la globalisation financière, spécialement sa forte dimension de spéculation immobilière. Depuis la conjoncture mondiale n’a pas retraversé de ruptures d’ampleur comparables et l’économie paraît même stabilisée en Amérique du Nord, au Japon et en Europe.

Ce résultat n’a toutefois été atteint qu’au prix de lourdes hypothèques :

• Une évolution de la hiérarchie financière et politique au sein du système mondial des Etats : le rachat par les finances publiques des dettes bancaires pèse davantage sur certains Etats que d’autres, ce qui près de nous a affecté brutalement les habitant.e.s du Portugal, de la Grèce et de l’Irlande, mais aussi et d’une autre manière les populations britanniques ;


• Un abaissement du coût des matières premières : il accentue la concurrence entre pays producteurs, ruinant les tentatives de réduire l’exploitation des ressources fossiles et le dérèglement climatique d’une part, générant de graves crises sociales d’autre part, dans le continent africain et dans l’hémisphère sud des Amériques, le Venezuela et le Brésil spécialement

• L’intensification des guerres dans les zones productrices de pétrole au Proche et au Moyen Orient : les interventions brutales des Etats de l’OTAN ont certes réduit l’Etat islamique, mais les infrastructures et les équipements de base ont été massivement détruits, rendant aléatoire les souhaitables solutions politiques entre les différentes communautés

• Un durcissement des profondes déchirures du tissu social : aux USA, la spéculation immobilière et urbaine reste très élevée et les centaines de milliers de ménages qui ont perdu leur logement dans la crise des subprimes restent grevés dans leurs moyens de survie, exception faite du timide Obamacare ; le Portugal, l’Espagne, la Grèce sont durement touchés, mais aussi l’Europe centrale et une grande partie de la Grande Bretagne ainsi que le nord de la France.

Ces évolutions de la décennie s’opèrent sur fonds de tensions structurelles anciennes.
Le monde connait la plus grave crise migratoire depuis le second conflit mondial. En fait, le système inter-étatique connaît des collapses récurrents, dans le secours aux populations des secteurs en guerre ou exposés à d’incessantes catastrophes comme Haïti. Plus globalement, le vaste mouvement d’urbanisation en cours s’effectue dans de très dures conditions au sud, faute de transfert de savoir-faire, et devient un nouveau terrain de conflits d’influence entre les grands Etats.

Le commerce intercontinental est tributaire d’industries condamnées comme l’automobile. Seule la croissance des marchés intérieurs asiatiques préserve le capitalisme de ce que sa praxéologie désigne désormais comme la menace mortelle d’une « stagnation séculaire ». Le rythme et les orientations de cette croissance délimitent l’affrontement entre les vieilles multinationales occidentales et les nouveaux géants capitalistes issus de l’entrée dans « l’atelier du monde » des pays émergents.

Une des dimensions déterminantes des échanges continentaux et de circulation des personnes, les réseaux urbains, est gravement affectée par des coûts démesurés de l’immobilier et le secteur qui en extrait la rente a acquis dans certaines économies - nord-américaine, britannique, espagnole, française… - un poids démesuré au détriment des secteurs capitalistes moins parasitaires.

En Europe et en France, les conflits politiques se durcissent et leurs enjeux se radicalisent.

Les principaux courants politiques formatés par les exécutifs occidentaux depuis 1945 (démocratie chrétienne, libéraux, le « gaullisme » pour la France) sont irréversiblement délités, ce dont les échéances électorales donnent de plus en plus la mesure : le vote du Brexit, l’élection de Trump et de Macron ainsi que la contestation de la CDU-CSU par l’AFD sont autant de signes que les tensions sociales et politiques tendent vers une nouvelle étape de confrontation. L’étatisme des partis socialistes européens, sur lequel les PC du sud de l’Europe se sont souvent alignés, n’a pas constitué la digue, le bouclier social, qu’espéraient leurs électorats. Les cultures communistes et socialistes qui étaient ancrées dans la vie politique de l’ouest européen achèvent de s’effondrer.

Vers 2014 ou 2015, l’accumulation de divers phénomènes a vraisemblablement ouvert un nouveau moment politique.

Dans l’économie et les sociétés de l’est et du sud de l’Europe, l’acmé des effets structurels du carcan monétariste a été atteinte : le carcan monétariste maintenu par la Troïka France-Allemagne-Grande Bretagne a sauvé les grandes banques européennes mais au prix d’un saut dans l’inconnu et les trois puissances ne s’accordent plus guère sur aucune direction commune.

Le confinement du printemps arabe par l’Union européenne s’approfondit alors dans une très dangereuse militarisation des frontières. La « crise des migrants », i.e. la faillite des coopérations étatiques dans l’accueil des réfugié.e.s, l’exprime nettement : la confrontation engagée évolue vers un moment où elle sera plus ou moins généralisée et surtout frontale.

Les États du G7, en déficit de légitimité dans les opinions politiques nationales, ne sont par ailleurs plus non plus sur des orientations cohérentes. Les oppositions d’intérêts entre grandes puissances occidentales ont longtemps poussé chacune à sortir du libéralisme dirigé - qu’avait installé le plan Marshall et la reconstruction du Japon - pour maximiser sa croissance intérieure et booster ses exportations. Ce sont ces mêmes oppositions d’intérêt qui produisent aujourd’hui le Brexit et les «America first » et « France is back » de part et d’autre de l’Atlantique.

L’Etat-néolibéral n’est en rien le moins d’État qu’avançaient ses idéologues, ni a fortiori la généralisation de la démocratie et du libéralisme politique qu’ils prétendaient construire. Les exécutifs américain, britannique et français avancent désormais des ensembles de mesures proprement néo-conservatrices, dans un projet systémique avoué. Que Trump y ajoute une vergogne très inspirée des succès d’un Berlusconi ne doit pas masquer l’essentiel : la constitution de part et d’autre de l’Atlantique d’orientations néo-conservatrices gouvernementales très affirmées.

2. En 2017, la France a résolument rejoint la coterie des gouvernements livrés à eux-mêmes.

Depuis de longs mois, l’Italie et l’Espagne sont entrées dans une phase baroque de gouvernements radicalisant les recettes de l’Etat-néolibéral sans la sacralisation du suffrage universel. Les élections de 2017 viennent d’aligner la situation intérieure française sur cette pathologie des institutions régulées par le suffrage universel en Europe.

Porte-voix du très conservateur corps diplomatique français, Macron n’est que très partiellement sensible à l’incrédulité que suscite Trump dans le continent. L’aventurisme criminel de la reconnaissance de Jérusalem comme capitale de l’Etat reconnu par l’ONU en 1948 ne rencontre pas d’obstacles du côté des droites européennes : pourtant, la radicalisation qu’elle précipite, y compris du côté d’Erdogan, a des répercussions immédiates sur le continent. Et les dérives inéluctables de la globalisation financière sont relancées par le plan d’abattements fiscaux de l’exécutif américain, sans que la zone euro ne prenne seulement acte de l’enjeu et que ses gouvernements cessent leurs surenchères de moindre disant fiscal auprès des multinationales.

Engagé dans son second semestre d’exercice, le binôme Macron – Philippe n’est confronté à aucune opposition intérieure sur la conduite à tenir dans cette conjoncture européenne et mondiale. Au plan intérieur, il s’inscrit avec précision dans la droite poursuite des politiques des trente dernières années, donc sans que les promoteurs des étapes antérieures, UDF, RPR et PS de Mitterrand et Rocard ne puissent exprimer une nuance ici ou là. Surtout, il bénéficie du crantage des contre-réformes massives menées ces dernières années sur la militarisation des frontières et l’état d’urgence, sur la liberté de licencier et de n’embaucher qu’en « juste à temps » et à bas prix, sur la gestion en logiques assurantielles des organes de mutualisation de la prévoyance vieillesse et maladie, sur le niveau insuffisant des « prélèvements obligatoires »…

3. Le défi politique posé au mouvement social de 2016 perdure

La confrontation à un gouvernement central à ce point à l’abri de toute pression politico-sociale n’est pas inédite pour le mouvement social. C’est la situation qu’a installée Valls-Hollande dès qu’est passée la vague de droite des dernières élections municipales. La contestation massive de la fin de l’hiver et de tout le printemps 2016 a été une première phase d’apprentissage des moyens de faire face dans une telle configuration.

L’intervention des routiers sur le chemin des ordonnances vient de montrer que de part et d’autre il y a conscience que l’exécutif n’agit jamais hors de portée de tout contre-pouvoir. Les manifestations de septembre et octobre 2017 ont eu pour fonction de garder mobilisés les délégué.e.s et les équipes syndicales qui vont se trouver en première ligne dans la dénonciation des conventions collectives et dans le bouleversement programmé de l’UNEDIC, de l’apprentissage et de la formation.

Il est totalement prématuré de passer du constat que les manifestations ont été limitées à la conclusion que le salariat et le fonctionnariat sont entrés dans une phase de résignation. Le recours massif aux CDD est de longue date installé dans les usines et les services et obèrent les réactions collectives - qu’elles portent sur le quotidien dans l’entreprise, ou bien, à échéances rapprochées depuis une décennie, sur l’agenda des « partenaires sociaux ». La SNCF, l’hôpital, l’Université… font depuis deux décennies l’objet de gestions régressives qui pèsent également et lourdement sur le quotidien des salarié.e.s. et sur les postures individuelles et collectives.
Les critiques de la culture étatiste des gauches françaises, spécialement les autogestionnaires, ne peuvent ignorer le besoin de repenser la redéfinition en cours des formes et des enjeux des luttes de classes. Les contradictions qui traversent toutes les composantes du Front de gauche comme d’ailleurs le mouvement altermondialiste et le courant libertaire y incitent.

Formation politique, Ensemble! est en première ligne dans cette nécessité de clarification : elle s’est fondée comme rassemblement des membres du cartel électoral qui ont voulu au lendemain des élections municipales de 2014 sortir le Front de gauche du face-à- face mortifère entre le Parti de gauche et le Parti communiste. Les impasses dans lesquelles sont placées aujourd’hui ces deux partis pèsent en conséquence fortement dans leurs débats et sur leurs capacités d’initiative. Sauf à choisir de se disperser, elles et ils auront - comme les libertaires et les anticapitalistes - à débattre publiquement pour faire émerger des axes d’intervention et d’animation en débat avec les animatrices et animateurs de syndicats et d’associations de défense des droits politiques et sociaux qui sont amené.e.s à assumer une dimension de lutte politique.

4. Les nouvelles lignes de clivage politiques se cristallisent : à rebours de la mystification qui vante le « modèle social français », la main d’œuvre dans l’hexagone est plus que jamais exposée à la dérégulation « attractive » pour l’employeur de référence, la multinationale.

Il importe dans un plan de travail de remettre sur le chantier la question des extrêmes droites et des droites françaises. Quinze ans après la fusion du RPR et de l’UDF, le parti de la droite provinciale et des beaux quartiers dénommé LR a perdu toute prééminence dans l’échiquier politique conservateur français et européen. Macron et Philippe sont en voie d’asseoir une nouvelle droite en France : la mise à bas du code de travail et l’incorporation au droit ordinaire de l’état d’urgence aggravé, le discours de Calais et la mise en œuvre de la sélection à l’entrée de l’université démontrent qu’il s’agit d’une nouvelle droite à fortes tonalités néo-conservatrices que l’exécutif, ses cabinets et ses préfets sont en train d’accoucher. La carte électorale des élections européennes et plus encore celle des élections municipales s’y prêtent. Mais encore une fois, la conjoncture française est enchâssée dans une évolution politico-sociale improbable du capitalisme et la concurrence entre la nouvelle droite française et LR est davantage suspendue aux chaos de cette mutation qu’à l’aptitude à déployer des réseaux de notables dans les départements et les communes.

Le rôle actif que le PS français a tenu dans l’évolution de l’encadrement étatique des marchés dans le continent depuis la nomination de Jacques Delors ; l’hécatombe de municipalités de gauche, de conseillères et de conseillers départementaux et régionaux de gauche en 2014 et 2015 : ces deux héritages ne seront que très mal reconduits en 2019 et en 2020 par ce que le PS et ses ex-alliés de la gauche plurielle conservent en appareils d’élu.e.s dans telle ou telle région.

Cumulant avec Le Pen et la vieille droite 54,8% des inscrit.e.s à l’élection présidentielle, l’élection à l’aulne de laquelle se pilotent les institutions étatiques françaises (56 ,7% en 1965 et 53% en 1969), la nouvelle droite de Macron mène une révolution conservatrice d’une ampleur comparable aux privatisations massives de Thatcher : sauf à être contrée dans la mise en œuvre (voir l’action des délégué.e.s des salarié.e.s de Pimkie) et circonscrite dans l’étape de dénonciation des conventions collectives, la dérégulation de l’embauche, du licenciement, de l’apprentissage, de la formation et des revenus de substitution fera de la France d’ici 5 ans le marché du travail le plus « attractif » pour les multinationales dans l’ouest du continent.

Au stade de l’installation des nouveaux cadres juridiques pour les employeurs, la facilité d’action qu’a obtenue l’exécutif résulte des 55% de suffrages comptabilisés à droite et à l’extrême droite au soir du 23 avril. Elle résulte aussi de l’usure du « paritarisme » à la française. Les mobilisations de 1995, 2003, 2010 et 2016 ont vu la CFDT et ses alliés servir des exécutifs allant toujours plus loin dans l’abaissement de la sécurité sociale, des retraites et de l’assurance-chômage. L’aménagement des règles de représentativité organisé par les mêmes exécutifs en 2009 les favorise et entretient la concurrence que FO tente de leur opposer, le tout dans la plus grande opacité pour les salarié.e.s. Une grande part de la sphère syndicale française est aujourd’hui organiquement intégrée aux stratégies patronales et étatiques et contrebalance activement l’intervention auprès des salarié.e.s du pole CGT, Solidaires, FSU.

Pour les autogestionnaires, la clé de la résistance et du redéploiement est, dans la situation française et européenne, la dynamisation du pôle syndical « luttes de classes » et du mouvement social pris dans sa globalité et ses complémentarités. Le mouvement social, ce sont ces structures sociales, sociétales et syndicales à forte dimension politique, qui initient des résistances, expérimentent des avancées. Ce sont ces structures qui fondent l’assise des gauches sociales et politiques européennes : elles mémorisent l’expérience, une condition essentielle de la capacité à se déterminer entre les orientations à gauche possibles.

5. Populismes ou changement de société ?

Pour les autogestionnaires, et pour tous les critiques du fétichisme de la politique et de l’étatique, ce moment est avant tout un moment de mûrissement des nouvelles conditions de luttes de classes. Ici aussi, l’usure des référentiels soulève de redoutables difficultés, particulièrement en France : l’usure n’épargne en effet pas des actrices et acteurs politiques du champ situé à la gauche de ce que fut le PS, deuxième parti de gouvernement de la 5ème République, et elle est un des obstacles aux redéploiements qu’appelle la situation.

La gauche sociale et politique ne peut pas orienter sa mutation vers la redécouverte du keynésianisme, y compris dans sa version « socialisme d’Etat » des années 60 à 1983-84. Durant la phase de décolonisation, le libéralisme administré sous tutorat nord-américain a reconstruit un appareil de production et de distribution européen transnational dans l’ouest du continent, avec pour bornes les régimes dictatoriaux de l’arc méditerranéen. Depuis quatre décennies, la co-extension des capitalismes nord-américain, japonais et européen a déplacé l’échelle d’administration du libéralisme du plan national au plan intercontinental, et le tutorat américain s’est accommodé des concertations du G7 en complément du pivot de l’OTAN. Cette administration étatique du libéralisme n’est jamais exogène des rapports productifs essentiels, contrairement à ce qu’avance la vulgate anti-libérale. Les versions de gauche de l’encadrement étatique de « l’économie politique » courent depuis les années 50 derrière une impossible « économie mixte » selon l’improbable formule chère à Mitterrand. A des degrés divers, par Sanders, Iglesias, Corbyn et Mélenchon reprennent cette course là où l’ont quittée les Clinton, Gonzalès, Blair et Jospin : l’urgence écologique, les inégalités de genre et de classe, la confiscation par l’élite de pouvoirs toujours plus étendus et ramifiés… servent l’argumentaire de ce retour a-critique à leurs candidatures aux gestions étatiques.

Mais, l’activisme juvénile qui caractérise leurs campagnes très personnifiées masque mal le revivalisme du keynésianisme que ces leaders opposent à la faillite de la social-démocratie européenne. Quelques slogans de campagne électorale ne suffisent pas à affronter l’emprise des multinationales mais ils peuvent accroitre la confusion « populiste ».

En France, logique de caporalisation des scrutins présidentiels oblige, cette orientation se déploie d’une façon plus dramatique encore que dans tous les autres pays occidentaux. Dramatique car un pouvoir très centralisé mais peu représentatif du point de vue du suffrage universel trouve de vraies marges de manœuvre dans le très faible score des quatre candidat.e.s de gauche : 21% des inscrit.e.s le 23 avril contre 24% en 1969, quand la gauche non communiste et le PC avaient été désavoué.e.s dans les urnes pour être passé.e.s à côté de mai et juin 68.

En France toujours, le PC a choisi de préparer activement l’échéance municipale dans une configuration voisine de celle qu’ils ont assumée en 1965 et en 1971 : leur congrès de novembre y sera consacré. Visant une 3ème candidature de Mélenchon en 2022, le PG est en quête d’une improbable maîtrise de ses « groupes d’appui », dont il craint qu’ils ne soient la porte d’entrée de solides appétits de recyclage. Pour l’un et pour l’autre, l’élection européenne éludera difficilement le jeu des fractions qui veulent en faire une affaire de conflits d’organisation et une affaire franco-française.

Dans un environnement politique outrageusement formaté par les pratiques  électoralistes et le manque de représentativité sociale, les courants autogestionnaires ont pour levier d’œuvrer au développement d’espaces de rencontres et d’initiatives ouverts, combinant expressément « le local et le global », les enjeux immédiats et les échéances qu’imposeront soit la nouvelle droite de Macron-Philippe, soit les confrontations européennes et mondiales.

La tenue de forums reprenant l’expérience et les enseignements de Nuits debout peut renouveler les formes de dialogue entre les différentes composantes du mouvement social dans ces échéances de confrontation. Une des conditions dans cette voie est que les formations politiques doivent expressément renoncer à toute prétention de « direction » de ce dialogue. Car les déterminations des comportements économico-sociaux ont profondément été transformées ces dernières décennies et, d’une certaine manière, l’étonnant est que la recomposition des comportements politiques ne vienne dans toutes ses implications au premier plan que ces dernières années. Cette recomposition n’est que très partiellement encore explicite, et la portée de Nuits debout reste largement peu débattue, ce qui laisse le champ libre aux mystifications des politicien.ne. s et des politologues.

La création, à distance des institutions étatiques, d’espaces politiques ouverts est l’étape à laquelle devrait œuvrer les autogestionnaires et tous les critiques du « socialisme d’Etat ». C’est l’orientation que développe Pierre Zarka depuis plusieurs années, l’initiation de forums multiformes, à l’initiative d’une large palette de formations, sociétales, syndicales et politico-sociales.

Dans les mois à venir, cette démarche sera la condition pour que puissent intervenir les animatrices et animateurs du mouvement social conduit.e.s à assumer une posture politique dans la confrontation qui s’engage ; elle concrétise d’ailleurs l’ambition de l’appel des cent de 2016.

Elle est également, dans un deuxième temps, la condition pour inverser les logiques en place au PC et au PG et ouvrir en leur sein l’alternative entre d’une part un choix assumé de constructions des pluralités sociales et politiques et, d’autre part, le choix de sélection de « compagnons de route » auquel se réduit encore et toujours la ligne politique de larges fractions de ces deux partis. Et le dialogue à nouer avec un courant comme Alternative libertaire est dans cette visée également essentiel.

Il faut aujourd’hui prendre la mesure de la fin d’un de ces cycles d’intégration des courants contestataires qui rythment l’ajustement des rapports sociaux capitalistes et de leur pérennisation. La radicalisation des droites occidentales, que la gestion des populismes européo-atlantistes a habilement pilotée, arrive à une bifurcation. Le politique et l’étatique ont ceci de commun avec le militaire qu’ils privilégient la cooptation et la répétition. Il s’ensuit aujourd’hui, à la base autant qu’au « sommet », la reconduction à gauche de grilles de lectures inadaptées aux enjeux identifiables ; c’est qu’elles sont conditionnées et tributaires des données de programmation des échéances électorales et de leur mise en scène médiatique, sur uTube comme sur TF1 ou la BBC. Ces différents éléments conduisent à occulter les transformations majeures en cours dans les dynamiques émancipatrices.

Ces dernières décennies, le mouvement des femmes puis le mouvement altermondialiste ont prodigieusement transformé le mouvement anticapitaliste, il est vrai encore bien insuffisamment. En revanche, les mouvements issus de l’exigence de citoyenneté des communautés immigré.e.s ont été tenu en lisière, objet des cibles des partis de gouvernement, le PS épuisant toutes les ressources de « l’assimilation républicaine » à leur encontre (la politique paternaliste des « grands frères »). Dans la dénégation des politiques étatiques d’intégration, les vieilles forces politiques se réclamant du mouvement ouvrier sont le plus souvent en Europe aveugles à ces transformations et contradictions des pratiques et des aspirations.

Un tel fossé ne peut être comblé qu’en travaillant à ce que les initiatives se calent, par-delà le nécessaire refus de l’existant, sur un projet de société « au-delà du capitalisme », sur un projet misant sur les dynamiques d’appropriation de leurs conditions d’existence par les différents groupes sociaux et sur l’aspiration transversale aux mouvements de contestation d’une démocratie effective. L’ensemble des liaisons politico-sociales est aujourd’hui en question : « société civile » (au sens du 19ème siècle) / Etat ; Etat / « société politique ». Ce qui « marche » facebookement ou « pujadastement » ne doit pas nous faire oublier l’essentiel : le retour en vogue des vieilles identités nationales occidentales n’annonce que l’imminence d’un choc politique frontal.

En conclusion :

C’est une phase de maturation des conflits politiques qui se poursuit dans des conditions éminemment défavorables. Il importe particulièrement que se poursuivent les croisements de réseaux sociaux et sociétaux qui initieront les « nous valons mieux que ça » en gestation, comme il importe qu’à leur échelle les autogestionnaires soient porteurs de mises en perspective et de réponses collectives s’opposant à la pérennisation des rapports sociaux constitutifs du capitalisme et de la forme Etat.

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