Prendre la pleine mesure de la situation que nous vivons aujourd'hui nécessiterait de faire un retour sur les 40 dernières années. Cette longue période a vu le capital mener une offensive constante et méthodique pour asseoir sa domination hégémonique à l'échelle de la planète à coup de dérégulations, de privatisations, d'accaparement. Dans le champ économique bien sûr, mais plus largement sur tous les aspects de notre vie au mépris des conséquences sur les écosystèmes et la cohésion des sociétés.
Au cours de cette période, les luttes ont rarement été victorieuses (mis à part celle contre le CPE en France) et, quand elles l'ont été, elles sont restées partielles et défensives (contre le plan Juppé en 1995). Cette séquence, c'est aussi le temps de la conversion progressive de la social-démocratie européenne au néo-libéralisme.
Une conversion dont le mandat Hollande a été le point d'orgue en France et qui pèse encore sur la crédibilité d'un discours de gauche (et), la capacité à changer les rapports de force et à proposer une alternative et un imaginaire post-capitaliste. Pour autant, nous sommes peut-être déjà entrées dans un nouveau cycle historique.
La période passée a aussi vu l'émergence de l'altermondialisme qui a profondément renouvelé la conception de l'internationalisme, le contenu et les formes de mobilisation. Il a nourri de puissants mouvements populaires comme les printemps arabes, le mouvement des places...
Ces dernières années, ces mobilisations n'ont pas cessé comme en témoigne le Hirak algérien, la révolte à Hong Kong ou l'émergence d'une nouvelle gauche aux USA. En France, depuis la Loi travail on assiste à une succession continue de mouvements sociaux et de mobilisations citoyennes (Gilets Jaunes, mobilisation contre la casse des retraites, mouvements écologistes radicaux...) plus offensifs, d'un type nouveau (Gilets Jaunes...) et où se pose, même si c'est de manière implicite, la question de la rupture.
Il y a enfin, et c'est pour nous fondamental, un renouveau des pratiques coopératives et autogestionnaires, une révolution féministe et une conscience écologique grandissante à l'échelle mondiale, ces deux dernières ayant un impact profond dans la jeunesse. Et, plus récemment, l'irruption de mobilisations antiracistes qui ont un impact de masse dans de nombreux pays.
L'expansion continue du capitalisme dans un monde fini n'est pas soutenable et apparaît comme tel à un nombre croissant d'hommes et de femmes. Il y a une prise de conscience des méfaits du système à une échelle de plus en plus large et que la crise sanitaire actuelle a renforcée. Il n'y a plus de "compromis fordiste" possible car le capitalisme ne le veut (ne le peut) plus. C'est aussi ce qui explique la montée de l'autoritarisme d'Etat, la répression des mouvements sociaux, la violence croissante de l'exploitation du travail et au final, la radicalisation de la lutte des classes et des mouvements d'émancipation.
Dans un tel contexte, la recherche d'une alternative globale se fait attendre.
Nous considérons pour notre part que les mouvements sociaux et les mobilisations citoyennes (le meilleur exemple actuel étant le Gilets jaunes) aussi sont producteurs et productrices de "politique". L'appel "plus jamais ça" porté par une coalition d'organisations syndicales, associatives, altermondialistes et écologistes marque une avancée réelle sur ce plan.
Force est de constater que, dans son immense majorité, la gauche politique, y compris la gauche « radicale », n'est pas à la hauteur des enjeux. Elle subit à la fois une crise du projet (c'est quoi la transformation de la société aujourd’hui ?) et une crise de stratégie trop souvent réduite à une tactique électorale considérant que les élections sont le débouché unique et naturel des mobilisations sociales.
Il y a actuellement un série d’initiatives visant à un renouveau de la gauche alternative mais il nous semble qu’il manque une organisation politique de type généraliste refusant tout type d’avant-gardisme, un « parti-mouvement » capable de remettre à l’ordre du jour à une échelle de masse les questions de la socialisation des entreprises, de la relocalisation et de la finalité des productions (qu’est ce qu’on produit, pour qui et comment on produit) mais aussi la réduction massive du temps de travail, notamment pour lutter contre le chômage de masse qui se profile. Mais aussi tout autant à visée intersectionnelle prenant en charge les réponses à donner à la crise écologique et à celle de toutes les discriminations de « race », de sexe et d’orientations sexuelle. Une organisation ayant l’autogestion pour but, moyens d’action et culture !
On nous invite à répondre en quelques mots une interrogation portant sur l'inadéquation entre la conjoncture sociale actuelle et l'absence de réponses « à gauche ». Encore faut-il d’entendre sur cette inadéquation et, surtout, sur cette absence de réponse de gauche.
Si on en reste à un temps assez court, deux ans, le contexte politico-social en France est tout de même marqué par deux mouvements de masse particulièrement importants : celui des Gilets jaunes en 2018/2019, celui sur les retraites en 2019/2020. Deux mouvements de masse et je n’ai pas dit d’emblée de classe, parce que celui des Gilets jaunes est plus complexe ; mais je fais partie de celles et ceux qui considèrent que la dimension de classe y est très présente, avec des contradictions bien entendu. Et puis, il y aussi les mouvements féministes, les mouvements antiracistes et contre les violences policières d‘Etat.
Quand de tels mouvements sociaux, et donc politiques, imprègnent le pays durant des mois peut-on parler d’absence de réponses à gauche ? Je ne le pense pas ; sauf à vouloir restreindre « la gauche » à une représentation électorale dans le cadre des institutions du système en place. Ce qui serait pour le moins contradictoire avec la reconnaissance du mouvement des Gilets jaunes en tant qu’évènement social majeur. Ce qui passerait sous silence qu’un mouvement de grève nationale reconductible – essentiellement dans les transports – et des manifestations successives ont eu raison d’un projet de contre-réforme des retraites ; en partie par forfait, compte tenu des circonstances (crise liée à la pandémie de COVID-19), c’est vrai. Ce qui ignorerait la dimension politique des mouvements féministes, antiracistes et contre les violences policières et d’Etat.
Même si aujourd’hui force est de constater que la riposte aux multiples licenciements est difficile à mettre en œuvre, on ne peut pas dire qu’il n’y a pas de « réponses à gauche ». Y compris dans la période la plus récente, celle du confinement et de l’urgence sanitaire : l’esquisse d’auto-organisation du personnel de la santé ou encore les brigades de solidarité populaires par exemple, pour limités que soient ces exemples, ne sont-elles pas des « réponses à gauche », du moins « en bas et à gauche » comme diraient les zapatistes ?
La question est peut-être : que veut-on fédérer et développer : des organisations politiques qui considèrent qu’elles sont l’incarnation de ces mouvements de masse (et souvent en considérant qu’elles le sont chacune d’elle en propre, pas les autres) ? une dynamique reposant sur ces mouvements, se construisant à partir d’eux, les dépassant pour en bâtir d’autres, tout en menant des débats sur des orientations politiques parfois différentes ?
Dernier point : on ne peut ignorer la dimension internationale de tout ça. Elle est claire pour ce qui est du capitalisme ; de même pour la pandémie ; elle doit l’être pour les utopies que nous construisons.
Depuis 2016, des manifestations massives, des solidarités nouvelles entre les exploité.e.s et les opprimé.e.s expriment, en France comme ailleurs, le refus de la délégation et de la personnalisation du pouvoir et la soif de justice sociale, de dignité, et de démocratie réelle. Pourtant, les organisations politiques de gauche, même radicales et anticapitalistes, sont en crise car pour l’essentiel elles ne comprennent pas l’importance des nouvelles formes de lutte, notamment écologistes, féministes et antiracistes. Elles sont complètement déconnectées des quartiers populaires, reproduisent des pratiques électoralistes et peu démocratiques et sont incapables d’articuler la réponse urgente aux besoins concrets, ici et maintenant, et un projet alternatif global.
La dernière séquence politique (en lien notamment avec la situation inédite causée par la pandémie et avec une séquence historique de mobilisation antiraciste) a encore témoigné des impasses des organisations existantes et de la nécessité de créer une nouvelle organisation révolutionnaire, pluraliste et démocratique.
Les organisations politiques existantes demeurent des lieux de politisation et de rencontres entre militantes et militants, et parfois de soutien effectif à des luttes concrètes, mais ne parviennent pas à organiser la transversalité entre enjeux et secteurs militants (anticapitalistes, féministes, antiracistes, écologistes) et moins encore les individus et groupes les plus exploités et opprimés.
Malgré la pente du capitalisme du XXIe siècle vers l’éco-fascisme, la pandémie qui accroît encore le sentiment d’urgence politique, il faut avoir le courage, je pense, de construire patiemment des relations de confiance, des expériences communes et des liens entre savoir-faires militants. Il s’agit de partir des initiatives populaires et des mouvements sociaux existants mais avec la perspective affichée de la construction d’une nouvelle organisation politique, dans laquelle les militant.e.s et sympathisant.e.s se rencontrent, s’autodéfendent et s’entraident, débattent et prennent des décisions, participent à des actions collective hors, contre et dans les institutions.
C’est pourquoi, avec des militant.e.s issu.e.s notamment d’Ensemble, du NPA, d’Attac et de l’antiracisme politique, nous avons commencé ces derniers mois à discuter d’un tel « nouveau projet politique », qui pourrait contribuer au nécessaire renouvellement des initiatives de formation militante, d’autodéfense populaire et de conquête d’hégémonie, et participer, avec d’autres, à des « évolutions révolutionnaires » pour défendre la nature et abolir le capitalisme, le racisme et le patriarcat.
Oui, la construction d’une force de gauche alternative est pertinente aujourd’hui. Nous devons prendre la mesure de tout un cycle qui a produit la situation actuelle, sans annuler les possibilités d’une autre politique et d’une autre société. (Point 1-/). Mais une véritable critique et dépassement de plusieurs politiques est nécessaire pour définir un projet comportant et un bloc social émancipateur (Point 2 - /).et une forme de débat et d’organisation politique (Point 3 - /).
Quelques éléments descriptifs pour une analyse commune.
1 - / La désorganisation mondiale des échanges économiques telle que la crise sanitaire l’a provoquée ne peut se réduire à critiquer les gouvernements en place. Il faut comprendre.
Nous vivons après plusieurs phases (1) :
Les bourgeoisies, au niveau mondial, se sont entendues pour ne pas concéder les droits apportés directement par la révolution technique et scientifique (dès 1950-60) : réduire le temps contraint par le travail, maîtriser les objectifs de la production, agir contre les inégalités, développer l’autonomie individuelle.
De 1971- 1973 à 1989, les politiques néolibérales, antidémocratiques, impérialistes ont construit « la globalisation », des règles nouvelles pour le laisser faire spéculatif et la réduction des droits sociaux mis en concurrence. L’effondrement du « bloc de l’Est » leur a donné un nouvel espace d’expansion et démoralisé une grande partie du « mouvement ouvrier ».
Cet ordre mondial a poursuivi, pour l’essentiel, les politiques productivistes et écologiquement nuisibles pourtant dénoncées dès les années soixante. Même les concessions institutionnelles de l’ONU, depuis 1990, qui ont alimenté un courant écologiste ont très peu ou pas pris des décisions utiles et efficaces.
L’absence de préparation (services publics de santé, recherches scientifiques…) face aux risques d’épidémie, traduit le refus de soumettre les dirigeants de ce monde au « principe de précaution ». Malgré les alertes depuis 2003 : à titre d’exemples le SRAS en Asie en2002-2003, la fièvre Ebola dans certains pays d’Afrique en 2014-2015 ou encore le MERS au Moyen-Orient en 2012…
Le principe de précaution (démocratique, sociale, humaine…) mettrait trop de règles démocratiques qui imposent de réfléchir collectivement avant de décider.
Un bon résumé est donné par Denis Kessler… (Un document annexe).
2 - / La constitution d'un nouveau bloc social pour l’émancipation.
Répondre à cette crise actuelle, qui murit depuis les années soixante, nécessite l'élaboration d'un projet alternatif global mais aussi une refondation des organisations de la gauche de transformation.
La situation pose en effet des défis nouveaux à celles et ceux qui se réclament d’une gauche de transformation sociale, démocratique et écologique radicale de la société. Il faut faire face à la défiance, voire au rejet croissant à l’égard des organisations politiques traditionnelles.
- Pouvoir d’État, développement des alternatives de terrain et des expérimentations…
Beaucoup de textes et de sources de documents existent : lire, discuter pratiquement !
Les sites https://changerdecap.net/ et http://ensemble-tout-est-possible.org/
Dans ce dernier, tout un débat est repris sur les nationalisations, la socialisation et les alternatives portées par des initiatives et des mouvements …
- Pour surmonter la défiance, aborder les urgences de façon pragmatique !
Nous faisons de la politique dans « l’entre-soi » de couches sociales très réduites…
Pour les plus désavantagé.e.s, disons : « personne au-dessous de 1200€/mois », droit au salaire, à la formation, à l’égalité femmes-hommes, etc. http://ensemble-tout-est-possible.org/category/espace-debats/salaires-revenus-inegalite-urgences
- Pour donner un axe à un bloc social, quatre choses indissociables :
1/ Une forte ponction sur les 5% les plus riches s’impose (ils/elles possèdent 30% du patrimoine national, et leur fortune a doublé en 20 ans… pendant que 50% de la population possède 7% du patrimoine…)
2/ Les salarié.e.s doivent avoir le droit partout de dire leur avis sur l’organisation du travail : parce qu’ils/elles en sont capables ; de même, toutes les alternatives locales doivent être aidées ; et les organismes officiels (Services publics, Banque publique d’investissement, Caisse des dépôts …), doivent être gérées démocratiquement. Des syndicats et des comités hygiène sécurité doivent exister partout…
3/ Pour éradiquer le racisme, la reconnaissance de tous les droits politiques et civiques pour les résidents (après 2 ou 3 ans de présence ?) doit s’accompagner de mesures de « réparation » des injustices : équipements sociaux, politiques du logement, avec des moyens matériels, sous le contrôle des intéressé.e.s.
4/ La lutte contre les discriminations sexistes et racistes doit s’appuyer sur des comités et collectifs locaux, avec des droits politiques, organisés par les personnes et associations, reconnus administrativement et aidés politiquement.
3 - /Mouvements sociaux et citoyens, forme d’organisation démocratique.
Un processus constituant devrait commencer avant la présidentielle de 2022 : la campagne électorale se construirait (débats locaux et Assemblées thématiques) comportant un projet d’accord de législature (voir 2- / ci-dessus) dans lequel les rôles et tâches du candidat à la présidentielle seraient en rupture avec la monarchie présidentielle de la 5e République.
Un courant politique, une organisation qui rendrait cela possible, défendant un projet de révolution démocratique et d’autogestion généralisée, pourrait construire un pont des craintes et des besoins de la masse des « gens de la moyenne » jusqu’à la conscience politique.
[1] - Plusieurs chapitres du livre, que j’ai publié en
décembre 2019, les étudient : A la prochaine. De mai 68 aux Gilets
jaunes (éd. Syllepse)
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