L’actuel mouvement des Gilets Jaunes a surgi en surprenant
tous les observateurs et les militant-e-s. Il est bien sur bien trop tôt pour
en tirer des conclusions, mais il nous a semblé utile de publier quelques
textes insistant en particulier sur la crise institutionnelle et la nécessité de la
démocratie jusqu’au bout élément constitutif majeur et incontournable de toute
perspective d’émancipation.
Henri Mermé
"Au-delà de multiples revendications politiques plus ou moins claires et
cohérentes, les Gilets Jaunes expriment surtout une critique radicale du régime
de représentation politique. Dans leur modus operandi, ils chamboulent deux
siècles d’action politique ; ils en piétinent les règles et la bienséance.
Heureux sont les commentateurs et
dirigeants politiques qui ont pu discerner très tôt quelle était la nature et
les objectifs du mouvement des Gilets Jaunes ! Pour ma part, je peine encore
aujourd’hui à interpréter un mouvement traversé de courants contradictoires et
paradoxaux. Dire que le mouvement des Gilets Jaunes ne correspond à aucun autre
mouvement majeur dans l’histoire de France contemporaine est un euphémisme.
Ce
qui caractérisait les mouvements sociaux depuis mai 68, c’était leur grande
lisibilité politique. Soit ils étaient déclenchés par les syndicats, rejoints
ensuite par les partis politiques, soit ils étaient le fait d’actions catégorielles
spontanées (lycéens, infirmières, cheminots) mais, très vite, ils étaient
encadrés par les syndicats et les partis politiques.
Dans tous les cas de figure, ils
s’inscrivaient dans le jeu de la démocratie représentative, née avec
l’établissement, puis l’extension progressive du suffrage universel. La
division du travail de représentation était claire et nette : aux syndicats la
défense des intérêts catégoriels des travailleurs et aux partis politiques la
tâche d’articuler ces revendications catégorielles en propositions politiques
par le canal des institutions politiques (parlement, gouvernement).
La démocratie représentative est un
régime dans lequel les citoyens sont gouvernés par l’intermédiaire de leurs
représentants élus à qui ils délèguent leur pouvoir. Il faut noter que les
fondateurs de ce mode de gouvernement l’opposèrent à la notion même de
démocratie. Emmanuel-Joseph Siéyès reconnaissait l’opposition entre, d’une
part, le gouvernement représentif républicain et la démocratie.[1] Dans
un discours prononcé après la début de la révolution, Siéyès, pour qui le
Tiers-État (le peuple) était « tout », articulait sans détour la distinction
entre les deux régimes : « Les citoyens peuvent donner leur confiance à
quelques-uns d’entre eux. Sans aliéner leurs droits, ils en commentent
l’exercice. C’est pour l’utilité commune qu’ils se nomment des représentations
bien plus capables qu’eux-mêmes de connaitre l’intérêt général, et
d’interpréter à cet égard leur propre volonté. L’autre manière d’exercer son
droit à la formation de la loi est de concourir soi-même immédiatement à la
faire. Ce concours immédiat est ce qui caractérise la véritable démocratie.
Le concours médiat désigne le gouvernement représentatif. La différence
entre ces deux systèmes politiques est énorme.»[2]
Les dirigeants révolutionnaires en 1789,
qui étaient en tout point comparables à nos dirigeants actuels de droite et de
gauche (des hommes blancs d’âge mûr d’extraction bourgeoise), choisirent la «
démocratie républicaine » contre la « véritable démocratie ». Les motifs
principaux qui furent évoqués pour justifier une telle décision sont connus :
complexité d’organiser une démocratie directe dans un pays à la population
importante, mais aussi incompétence politique supposée d’un peuple infantilisé
et dépossédé de son pouvoir politique. En cela, conservateurs, libéraux et
socialistes se sont toujours accordés pour considérer que le peuple devait
rester le plus possible à l’écart des processus de décision politique.
Aujourd’hui, ils déplorent à l’unisson l’abstention croissante lors des
élections ou la soi-disante apathie politique des électeurs. En effet, si les
citoyens désertent les urnes en masse, quel crédit peut-on accorder à ce régime
représentatif dans lequel les représentants finissent par ne plus représenter
qu’eux-mêmes ?
Si les critiques les plus acerbes ciblent le président
de la république, c’est l’ensemble du personnel politique qui fait l’objet des
commentaires dépréciatifs moqueurs et parfois haineux.
Les Gilets Jaunes portent de multiples
revendications politiques plus ou moins claires et cohérentes (fiscalité plus
juste, salaires, état des services publics, davantage de démocratie et d’ordre,
etc.), mais ils expriment surtout une critique radicale du régime de
représentation politique. Dans les mots d’ordre et les slogans d’abord : « le
peuple est souverain ! », « Macron, on n’est pas tes moutons », « J’accuse ce
système qui engraisse les riches et affame les pauvres », « Élus, vous rendrez
des comptes ! ». Si les critiques les plus acerbes ciblent le président de la
république, c’est bien l’ensemble du personnel politique qui fait l’objet des
commentaires dépréciatifs moqueurs et parfois haineux.
En ce sens, parler de récupération du
mouvement, à droite ou à gauche, me semble hors-sujet. Ponctuellement et
localement des militants politiques tentent d’organiser les Gilets Jaunes et
d’influer sur leur mode d’action. Mais ces actions, dont il ne faut certes pas
sous-estimer l’importance, ne sauraient cacher une tendance plus lourde et plus
originale du mouvement : la défiance radicale à l’écart de la représentation et
des institutions politiques. Pour commencer, la représentation du mouvement
lui-même ne va pas de soi. Des représentants régionaux nommés après un vote sur
internet ont aussitôt été récusés par d’autres Gilets jaunes qui ont refusé que
ces élus parlent en leur nom. Une réception à Matignon de représentants Gilets
Jaunes a avorté tant les pressions sur ces personnes étaient vives (certains
ont reçu des menaces de mort).
Plus d’un siècle de représentation
ouvrière s’effondre ici. Le mouvement socialiste avait accepté le principe
bourgeois de la représentation politique. Les cadres de parti, de syndicats et
leurs élus sont effectivement des personnes mandatées par leurs camarades pour
prendre à leur place les décisions. Roberto Michels, travaillant au début du
20e siècle sur le SPD allemand (un parti socialiste qu’il présentait comme « le
plus démocratique au monde »), concluait son étude sur un constat terriblement
pessimiste : la représentation partisane provoque l’émergence d’une catégorie
de professionnels de la politique qui, très tôt, aura à coeur de défendre sa
vision des choses et ses propres intérêts matériels contre ceux des
représentés. Cette tendance est tellement lourde dans chaque organisation
politique que Michels la nomme « loi d’airain de l’oligarchie » :
« Qui
dit organisation dit tendance à l’oligarchie. Dans chaque organisation, qu’il
s’agisse d’un parti, d’une union de métier, etc., le penchant aristocratique se
manifeste d’une façon très prononcée. Le mécanisme de l’organisation, en même
temps qu’il donne à celle-ci une structure solide, provoque dans la masse
organisée de graves changements. Il intervertit complètement les positions
respectives des chefs et de la masse. L
L’organisation a pour effet de diviser
tout parti ou tout syndicat professionnel en une minorité dirigeante et une
majorité dirigée3.»
Étant donnée la défiance, voire le rejet
instinctif du principe de représentation par le « peuple de Gilets Jaunes », on
peut émettre l’hypothèse que ce mouvement ne profitera, en principe, à aucune
force politique : ni les partis (vieux, nouveaux, « mouvements gazeux », de
droite, de gauche, populistes ou pas, etc.), ni les syndicats. Dans leur modus
operandi, les Gilets Jaunes chamboulent deux siècles d’action politique ;
ils en piétinent les règles et la bienséance. Plus que toute autre chose, la grande
nouveauté du mouvement pourrait se trouver là.
La gauche pourrait profiter des Gilets Jaunes pour se
reconnecter avec le peuple des débuts du mouvement ouvrier.
Je ne prédirai pas pour autant
l’effondrement imminent du système de représentation politique classique.
Celui-ci, en crise, pourra survivre, mais de la manière faible et erratique que
nous connaissons déjà depuis plusieurs années : des taux d’abstention records
lors des élections et une très faible capacité des élus – à quelque niveau que
ce soit – à entraîner l’adhésion populaire autour de leur action politique.
Les Gilets Jaunes sont-ils des
extra-terrestres de la politique ? Non, au contraire, ce sont des citoyens
ordinaires qui votent à gauche, à droite et, probablement, qui s’abstiennent encore
plus. Ils ont tout simplement cessé de croire au jeu de la démocratie
représentative. Pour certains, c’est, au mieux, un pis-aller, pour d’autres,
c’est une perversion insoutenable de la « démocratie véritable » dans laquelle
ils se reconnaissent.
À moyen terme, tout est possible : la
chute du monarque Macron (mais qui n’est pas du tout assurée) ou un rebond
post-mouvement qui serait conservateur ; un backlash comparable
à celui de mai 68. Une population effrayée par un mouvement trop radicalisé
pourrait tenter de plébisciter un agenda proposant le « retour à l’ordre ». Si,
en outre, l’agenda social actuel s’efface au profit de revendications plus
identitaires (notamment la question de l’immigration), le Rassemblement
national serait le mieux placé pour empocher la plus-valeur électorale du
mouvement.
Mais la gauche pourrait profiter des
Gilets Jaunes pour se reconnecter avec le peuple des débuts du mouvement
ouvrier. Il faudrait pour cela qu’elle exerce une révolution copernicienne de
son mode de fonctionnement et de son rapport à l’exercice de l’action
politique. La gauche devrait enfin apprendre à fonctionner de manière
démocratique : parité absolue à tous les niveaux, fin de la
professionnalisation des mandats politiques (limités en nombre et dans le
temps), droit de révocation des dirigeants, collégialité des directions. Aucun
parti de gauche ne pratique réellement une telle démocratie. À défaut d’être
radicalement de gauche, cette dernière pourrait essayer d’être radicalement
démocratique, donc populaire".
Philippe Marlière
[1] Emmanuel-Joseph
Siéyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ?, première publication en
janvier 1789.
[2] Emmanuel-Joseph Siéyès, “Démocratie et système représentatif”,
discours du 7 septembre 1789.
[3] Roberto Michels, Les Partis politiques.
Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, première publication
en 1914.
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