Avec l'aimable autorisation des Editions Syllpese, nous publions ci-dessous l'introduction de Samuel Farber à son ouvrage "Che Guevara, Ombres et Lumières", qui vient d'être publié aux Editions Syllepse. Avec l'espoir que cette lecture vous incitera à lire l'intégralité de cet ouvrage. Merci à Didier Epsztanj, d'avoir mis en ligne ce texte sur son blog "Entre les lignes et entre les mots".
* Dans les bonnes librairies ou, en ligne, directement aux Editions Syllepse
Actualité de Che Guevara
–,
un puissant symbole pour des milliers de jeunes rebelles et de révolutionnaires
du monde entier. Ironiquement, la référence politique au Che est aujourd’hui
moins pertinente à Cuba qu’à l’étranger. En effet, s’il continue à exercer une
influence, discrète mais réelle, sur la culture politique cubaine, ce n’est ni
sur le plan programmatique ni sur le plan économique, mais comme un modèle
culturel fait de sacrifice et d’idéalisme.
Dans ce sens, le slogan officiel
« et c’est là quelque chose de plus important – Aujourd’hui, la figure
d’Ernesto Che Guevara est devenue une icône commerciale qui orne des t-shirts,
mais elle est également Seremos
como el Che » (Nous serons comme le Che), régulièrement
psalmodié par les écoliers cubains, a probablement une influence diffuse mais
significative sur l’imagination populaire ; et ce, bien que la majorité des
Cubains considèrent le Che comme une figure romantique qui a échoué.
de mettre en œuvre une version insulaire du
modèle sino-vietnamien : une forme de capitalisme d’État faisant appel au
développement des entreprises privées, cubaines et surtout étrangères, et dans
lequel l’État, sous le contrôle exclusif du Parti communiste, conserve les
principaux leviers de commande de l’économie. Un modèle très éloigné de celui
que préconisait le Che : le contrôle de toute l’économie par l’État. – malgré
les déboires et les contradictions – Sous la conduite de Raúl Castro, le
gouvernement cubain tente
Le Che n’a absolument aucune influence parmi
les différents courants de l’opposition cubaine. Ainsi, par exemple, les
démocrates (liberals),
qui collaborent avec les réformistes catholiques dans ce qu’ils voudraient être
une « opposition loyale », défendent des idées totalement opposées à
l’héritage du Che : ils se déclarent en effet partisans d’un gouvernement
qui combinerait le développement du secteur privé à la mise en place de
réformes politiques démocratiques. Réformes que l’État à parti unique n’est cependant
guère enclin à entreprendre étant donné les risques que cela ferait courir à sa
domination1. Quant à la gauche critique naissante, qui s’exprime sur
des sites Internet comme Havanatimes.org etObservatorioCritico.info,formes institutionnelles
explicitement rejetées par Che Guevara – influencée à la fois par les
idées anarchistes et social-démocrates, elle se focalise sur l’autogestion
ouvrière et les coopératives comme voie pour parvenir à la démocratie économique 2.
C’est à l’extérieur de Cuba que les idées de
Che Guevara ont séduit le plus. Il est vrai que les petits groupes politiques
qui ont suivi complètement les orientations politiques et idéologiques de
Guevara n’ont que très rarement atteint une taille ou exercé une influence
significatives. Toutefois, des groupes et des mouvements importants, qui ne
sont pas pour autant guévaristes, revendiquent l’influence du Che au-delà de sa
simple image de révolutionnaire romantique et idéaliste. C’est par exemple le
cas du sous-commandant Marcos (désormais connu sous le nom de sous-commandant
Galeano), le fondateur de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) au
Chiapas, conquis par l’appel du Che à prendre les armes pour s’opposer aux
gouvernements corrompus et oppresseurs. Il n’en reste pas moins que Marcos
rejette l’idée de la prise du pouvoir politique, laquelle est une idée centrale
dans la pensée et la stratégie du Che. On retrouve ce même état d’esprit
insurrectionnel chez les étudiants mexicains de 1968 qui ont occupé
l’amphithéâtre Justo Sierra de l’Université autonome du Mexique en le
rebaptisant amphithéâtre Che Guevara.
Une des plus importantes révolutions du 20ème siècle
– De
manière plus générale, pour nombre de jeunes rebelles de par le monde, le Che
est perçu comme une des figures clé de la révolution cubaine et le seul qui ait
mis en pratique de manière cohérente ce qu’il préconisait.
Encore plus attrayantes pour nombre de ces jeunes rebelles sont les valeurs
personnelles du Che : l’intégrité politique, l’égalitarisme, le
radicalisme et la propension à sacrifier sa vie pour une cause, notamment en
abandonnant le pouvoir à Cuba.
Pour beaucoup de révoltés actifs dans les
mouvements anticapitalistes, le Che est à la fois un ennemi radical et
intransigeant du capitalisme, et, du fait de son opposition aux partis
communistes prosoviétiques, un révolutionnaire qui partage leur propre idéal
d’une orientation politique révolutionnaire et antibureaucratique. Voilà
pourquoi les idées et la pratique politique du Che sont importantes et leur
examen pertinent à l’heure actuelle.
un modèle qui a été ultérieurement mis en
œuvre avec des variantes nationales dans des pays comme la Chine, le Vietnam et
Cuba. Au cœur de ma perspective se trouve une conception de la démocratie
socialiste dans laquelle les institutions sont conçues pour assurer le contrôle
de la majorité sur les sources principales du pouvoir économique, social et
politique, tant au plan local que national.
Pour être complètement participatif
et démocratique, le socialisme doit être basé sur la mobilisation de la
population auto-organisée et la loi de la majorité doit être complétée par des
droits et des libertés civiques pour les minorités.
– Partageant ces opinions
anticapitalistes et antibureaucratiques, c’est de ce point de vue que j’examine
dans ce livre les idées et la pratique politique de Che Guevara.
Je le fais en
étant convaincu que le socialisme et la démocratie sont des conditions nécessaires
à la concrétisation de ces aspirations révolutionnaires. Je suis né à Cuba où
j’ai participé dans les années 1950 au mouvement lycéen contre la dictature de
Batista et cela fait plus d’un demi-siècle que je suis impliqué dans l’activité
socialiste révolutionnaire. Mes racines politiques plongent dans la tradition
marxiste classique qui a précédé le stalinisme en Union soviétique. Le
stalinisme russe a établi le paradigme structurel de l’État à parti unique
dirigeant la totalité de l’économie, de la politique et de la société
Les trois livres et les nombreux articles que
j’ai écrits sur Cuba sont fondés sur cette perspective. Si Ernesto Che Guevara
occupe une place centrale dans l’histoire de la Révolution cubaine, sa vie et
les orientations politiques qu’il défendait ont des répercussions théoriques
internationales qui vont bien au-delà de la seule histoire cubaine. En ce sens,
ce livre est intimement lié à un autre des mes livres, Before Stalinism : The Rise and Fall of
Soviet Democracy[« Avant le stalinisme : Ascension et chute de
la démocratie des soviets »], publié en 1990. J’y discutais du déclin de
la Révolution russe et de la dégénérescence des soviets démocratiques qui
avaient accédé au pouvoir avec la victoire de la révolution d’octobre 1917.
Tout en distinguant clairement le léninisme au pouvoir du stalinisme, je
défendais cependant l’idée que, sous l’énorme pression de la guerre civile et
de la très profonde crise économique, le bolchevisme dominant avait changé de
nature politique, et avait affaibli la résistance à la montée du stalinisme en
transformant en vertu les nécessités de la répression dans les conditions de la
guerre civile.
Alors que la question de la démocratie et de la révolution était
au cœur de ce livre, c’est également le cas de celui-ci qui étudie la politique
de Che Guevara. Il va de soit que si le contexte politique et historique dans
lequel Che Guevara combattit pour ses idées est profondément différent de celui
de la Révolution russe, l’un comme l’autre doivent nous conduire à nous
interroger sur les relations entre révolution et démocratie.
Comme nous le constaterons au cours de cette
étude, si Ernesto Che Guevara était un révolutionnaire honnête et dévoué, il ne
partageait cependant pas la formation marxiste classique de Lénine, laquelle
endossait l’héritage démocratique de l’aile radicale des Lumières. Le Che avait
au contraire grandi dans la tradition politique du marxisme stalinisé. Ses
perspectives révolutionnaires étaient donc irrémédiablement non-démocratiques,
reposant sur une conception du socialisme par en haut plutôt que par le bas, ce
qui soulève inévitablement de sérieuses questions sur l’ordre social et
politique qu’il aurait mis en place s’il avait réussi à déclencher des
révolutions victorieuses au Congo et en Bolivie.
Che Guevara a une vingtaine d’années quand il
devient communiste. Pour lui, c’est l’État qui est le pivot de la
transformation sociale et le but de la révolution socialiste doit donc être de
s’en emparer. Son communisme est néanmoins bien particulier : il n’adhère
pas au Parti communiste et va devenir très critique des différents aspects du
système politique et social soviétique. D’un volontarisme extrême, son approche
politique est plus proche de celle du communisme chinois de Mao Tsé-toung que
de celle de l’Union soviétique.
Cependant, tout en devenant bien plus critique
vis-à-vis du système soviétique après son départ du gouvernement cubain, il
partagera jusqu’à la fin de sa vie la conception monolithique du socialisme
soviétique de l’État à parti unique.
Le Che ne fut ni libertaire ni
démocratique, que ce soit sur le plan théorique ou le plan pratique. Son
socialisme/communisme excluait toute idée de pouvoir des travailleurs et de
pouvoir populaire autonomes, de même que des conditions politiques nécessaires
à l’existence et à la vie des institutions de contrôle populaire, telles que le
libre droit d’organisation pour des groupes comme les travailleurs, les Noirs et
les femmes, ou encore la liberté d’association et de parole que l’on ne doit pas confondre avec
l’individualisme comme idéologie et pratique de l’ordre capitaliste. Sa
conception de l’égalité économique et l’accent qu’il mettait sur le dévouement
exclusif de chacun aux objectifs de la société le conduisaient à admettre
implicitement la vieille dichotomie tocquevillienne opposant l’égalité à
l’individualité.
– Pour le Che, l’essence du socialisme consistait en
l’élimination de la concurrence et du profit capitalistes et en un État dirigé
par un parti d’avant-garde, le Parti communiste, contrôlant la totalité de la
vie économique du pays. Pour lui, la direction de la vie économique par le seul
État devait donner la priorité à l’élimination des privilèges et à
l’établissement de l’égalité économique. Sa conception monolithique du
socialisme d’État rejetait non seulement les notions de contrôle ouvrier et
d’autogestion, mais également celles d’individualité et d’autodétermination
Le chemin du pouvoir
Les conceptions et les pratiques de Che
Guevara sont une nouvelle illustration de la permanence de la question des
relations entre les moyens utilisés et le but révolutionnaires. Si le Che se
considérait comme un marxiste et avait étudié sérieusement les classiques du
marxisme, il avait cependant opéré une sélection soigneuse dans les choix des
aspects du marxisme qu’il avait fait sien.
Marx et Engels affirment dans les
statuts de l’Association internationale des travailleurs que
« l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs
eux-mêmes qui renverserait la dictature de Batista et mènerait à bien la
révolution sociale à Cuba. Il se trouve que sur le plan pratique de la prise du
pouvoir le Che eut raison, bien qu’il ait largement sous-estimé le rôle majeur
joué par la lutte bien plus périlleuse des révolutionnaires urbains dans le
succès de la révolution de 1959 – et non la classe travailleuse ou ici en
l’occurrence la paysannerie, sauf comme force d’appui – » et partaient du
principe que la classe travailleuse formant la majorité de la société, elle
réaliserait sa propre émancipation au travers d’une révolution qui embrasserait
les intérêts de cette majorité. Mais, ainsi que nous le verrons, c’est très
tôt, dès 1958, alors qu’il est dans la Sierra Maestra, que le Che se fit au
contraire le principal avocat de la thèse affirmant que c’était la guérilla
elle-même 4.
Bien qu’efficaces pour renverser le vieux
système politique et social, les conceptions de Guevara s’éloignaient des
thèses marxistes classiques de l’auto-émancipation et de la démocratie
socialiste. Mais elles étaient absolument cohérentes avec l’établissement d’un
socialisme par en haut, lequel a dans un premier temps bénéficié d’un soutien
considérable. Si les conceptions guévaristes insistent sur la participation
populaire, elles excluent en même temps toute forme de contrôle populaire
démocratique.
C’est ainsi que les principes sur lesquels Che Guevara et les
autres dirigeants cubains ont bâti leur système ne laissaient de place ni aux
institutions de la démocratie socialiste, ni aux libertés politiques, ni aux
droits nécessaires à leur exercice.
où il dirigea des soldats cubains et
congolais, il persista ainsi avec un volontarisme extrême à affirmer que la
solution à ces obstacles objectifs se trouvait dans la création d’un – même
s’il reconnaîtra plus tard que les conditions d’une révolution sociale ou
simplement anti-impérialiste dans l’est du pays n’étaient pas réunies – Si ces
méthodes politiques et militaires ont fonctionné dans les conditions sociales
et politiques du Cuba des années 1950, rien ne permettait de penser qu’il en
irait de même ailleurs.
Pourtant, le Che a fondamentalement utilisé la même
approche au Congo et en Bolivie sans jamais réévaluer ses hypothèses relatives
aux conditions économiques, sociales et politiques nécessaires au succès de la
guerre de guérilla. Au Congo parti d’avant-garde. En Bolivie, il conseilla aux
mineurs d’abandonner la lutte de masse sur leur lieu de travail et de vie pour
rejoindre sa lointaine armée de guérilla, laquelle, contrairement à leurs
traditions révolutionnaires démocratiques, était organisée sur des bases
militaires hiérarchiques strictes et dirigée pour l’essentiel par des militants
étrangers à leur classe et originaires d’autres pays. Tant au Congo qu’en
Bolivie, non seulement les choix non-démocratiques d’Ernesto Che Guevara furent
inefficaces mais ils ne permirent pas l’auto-émancipation.
Révolution, socialisme et
démocratie
qui est la seule voie réaliste et pratique
pour combattre pour la liberté et la démocratie. – et non la révolution – Le
cadre critique que j’utilise pour la discussion des orientations politiques et
pratiques de Che Guevara est celui de la révolution.
Celle-ci n’est pas, selon
moi, une explosion inéluctable mais une volonté de changement politique dans
les conditions concrètes d’une société. Dans ce contexte, la violence
révolutionnaire est malheureuse mais nécessaire et inévitable compte tenu de ce
que feront les oppresseurs pour conserver leur pouvoir. Parmi ceux qui
critiquent le Che, il y a évidemment ceux qui affirment que son positionnement
révolutionnaire et son recours à la violence révolutionnaire sont la cause de
ses « erreurs » et de son « échec ». Ainsi, Jorge G.
Castañeda, un auteur mexicain de premier plan profondément lié à
l’establishment politique de son pays (son père et lui ont été membres de
divers gouvernements), a pu reprocher au Che son « sempiternel refus de
l’ambivalence ». Castañeda regrette la tendance qu’a eu la génération des
années 1960, à laquelle il appartient, au « refus total d’accepter les
contradictions » et à ignorer « l’existence même de sentiments, de désirs
contradictoires, d’objectifs incompatibles », dans une époque qui pensait
« en noir et blanc » (Castañeda, 1998 : 17). Castañeda amalgame
les critiques le plus souvent de la guerre de guérilla en tant que stratégie
révolutionnaire et de sa mise en œuvre dans des situations spécifiques, comme
celles du Congo et de la Bolivie, avec celles du marxisme révolutionnaire comme
stratégie en tant que tel. Pour lui, c’est la réforme
Cette approche n’est guère réservée à Jorge G.
Castañeda. C’est un lieu commun largement partagé, au moins depuis la
Révolution russe, d’affirmer que la révolution et la violence qui l’accompagne
sont incompatibles avec la démocratie et la liberté et que seules les réformes
sociales mises en ouvre par la voie parlementaire peuvent coexister avec un
système politique démocratique. Au mitan du 20e siècle, ce point de vue
était défendu non seulement par d’éminents critiques du marxisme, tel le
philosophe Karl Popper, mais également, au moins de manière implicite, par
d’authentiques dirigeants socialistes, tel Salvador Allende. C’est ainsi que le
président du Chili, démocratiquement élu et renversé par un coup d’État militaire
appuyé par la CIA, a sacrifié sa vie pour rester fidèle à cette conception. Il
avait de ce fait refusé de tenir compte des mises en garde prodiguées par ses
partisans les plus révolutionnaires qui lui préconisaient d’armer le peuple
pour affronter l’armée qui détenait le monopole de la violence et soutenait
le statu quo capitaliste.
–, même si on est amené à réprimer des
individus ou des groupes particuliers qui ont pris les armes contre le gouvernement
révolutionnaire. Ainsi, aux lendemains de la révolution de 1917, le suffrage
universel, qui a constitué une avancée considérable des luttes démocratiques
qui sont nées dans le sillage de mouvements historiques comme la Révolution
française ou le mouvement chartiste en Grande-Bretagne, fut restreint par les
articles 5 et 13 de la Constitution soviétique promulguée en juillet 1918. Ces
articles stipulaient respectivement l’obligation faite à chaque citoyen de
travailler et restreignaient le droit de vote à ceux qui gagnaient leur vie en
fournissant un travail productif ou socialement utile, comme les soldats, à
l’exception des handicapés, tout en excluant ceux qui employaient de la
main-d’œuvre, les rentiers, les négociants, les moines et les prêtres, ainsi
que les fonctionnaires de l’ancienne police.
Dans la célèbre brochure qu’elle a
consacrée à la Révolution russe, Rosa Luxemburg critique ces exclusions en
expliquant que la situation économique de la Russie ne permettait pas d’offrir
des emplois rémunérés à tous ceux qui le demandaient, ce qui avait pour
conséquence la privation du droit de vote de ceux qui pourraient être
involontairement sans emploi (Luxemburg, 1971 : 77-85). Bien que cette
critique soit légitime, Luxemburg échoue à percevoir ce qui était central dans
cette loi. Le gouvernement bolchevique n’avait pas pour objectif de priver du
droit de vote les oisifs ou les chômeurs en général mais voulait réprimer
chacun des membres de la bourgeoisie et de couches qui lui étaient liées, telle
que l’Église, même si certains d’entre eux sollicitaient des emplois d’État
après avoir perdu leur entreprise, leur affaire ou leur église. sur la base de
la race, la classe, la religion ou l’ethnicité – dépend dans une large mesure
des conceptions politiques de la direction révolutionnaire. Les restrictions
des libertés et de la démocratie doivent-elles être permanentes, au point que
ce qui n’était qu’une nécessité devienne une vertu ?
Deuxièmement, une
révolution sociale ne conduit pas nécessairement à la répression collective de
groupes sociaux ou de catégories d’individus – bien qu’une crise économique
puisse également agir comme une contrainte forte –
Pourtant fondamentaux, les
rapports entre révolution et démocratie sont difficiles à démêler. J’affirme
cependant que les deux points suivants sont cruciaux. Premièrement, la
révolution ne débouche pas automatiquement sur la dictature, le totalitarisme
ou la démocratie. Il est vrai que les conflits armés, qu’ils soient
révolutionnaires ou non, sont des situations qui entraînent immanquablement la
restriction du processus démocratique et des libertés civiles. Mais, ce qu’il
advient, une fois le conflit terminée et le pouvoir révolutionnaire stabilisé
La notion de « punition collective »
progressait au moment même où Lénine indiquait clairement qu’il considérait ces
exclusions non comme des principes généraux de la dictature du prolétariat mais
comme la conséquence des conditions spécifiques de la Russie, à savoir la
résistance extrême de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie à la
révolution d’octobre et aux changement démocratiques radicaux qu’elle avait
commencé à mettre en œuvre (Lénine, 1972).
Cependant, la pratique du châtiment
collectif appliqué à la bourgeoisie et à ses alliés eut de terribles
conséquences légales et politiques pour l’ensemble des classes et des groupes
sociaux de la Russie soviétique. Ce fut ainsi cette même idée qui fut mise en
œuvre pour réprimer et tuer les paysans de la région de Tambov, qu’ils aient ou
non personnellement soutenu ou participé à la rébellion paysanne
« verte » de 1920-1921 (Farber, 1990 : 122-124).
Bien que cette remarque ne constitue pas un élément central de son
argumentation, Rosa Luxemburg note à ce sujet que la privation de droits
contenue dans la loi électorale russe « n’est pas une mesure concrète pour
atteindre un but concret mais une règle générale durable » (Luxemburg,
1971 : 81).
La question de la privation du droit de vote
est également liée à l’importance relative accordée à une démocratie socialiste
dont la représentation devrait être centrée sur les lieux de travail. C’est là
où la tradition marxiste classique se montre peu claire, sa critique
indispensable des vices de la démocratie parlementaire libérale n’indique en
rien si une représentation basée sur les lieux de travail serait en elle-même
suffisante pour représenter tous les secteurs de la population 5.
En tout état de cause, une démocratie socialiste basée sur le lieu de travail
et sur la classe des travailleurs ne devrait pas impliquer la déchéance des
droits civiques et la privation de droits pour diverses catégories de
travailleurs, comme les artisans, et les membres des classes défaites qui
souhaitent travailler et vivre paisiblement dans le nouveau système. La nature
de classe du nouveau système socialiste est avant tout établie par la direction
politique effective de la classe travailleuse et de ses alliés et par un
système politique structuré de façon à favoriser le lieu de travail collectif à
la place des citoyens individuels isolés. Cela ne doit pas conduire au rejet du
principe du suffrage universel et des droits démocratiques pour lesquels le
sang des opprimés a tant été versé.
La politique révolutionnaire
Une des caractéristiques importantes de la
pensée et de l’activité politiques de Che Guevara était l’absence de prise en
compte des contextes politiques spécifiques comme des éléments déterminants
dans l’action politique. Le fait de se concentrer exclusivement sur le fait de
faire la révolution et sur les tactiques de lutte armée le conduisit au milieu
des années 1960 à la conclusion que pratiquement tous les pays d’Amérique
latine étaient prêts à prendre les armes dans leurs arrière-pays ruraux,
ignorant par là-même les très grandes disparités politiques et sociales
prévalant dans le continent.
Cet aveuglement stratégique et tactique découlait
en partie de sa réaction aux tendances électoralistes et politiciennes qui
prévalaient alors au sein des vieux partis communistes prosoviétiques. Ainsi,
lorsque le Che rencontra Mario Monje, le dirigeant du Parti communiste
bolivien, le 31 décembre 1966, pour lui demander de rejoindre le foyer de
guérilla qu’il venait d’installer dans l’arrière-pays, Monje lui répondit :
« Toi, tu as une mitraillette en tête, dans la mienne, il y a de la
politique6. » Pour Monje et son parti, comme pour tous les partis
communistes, si le chemin du pouvoir pouvait en théorie prendre la forme d’un
soulèvement général, de mobilisations de rue et de l’activité des mineurs et de
leur syndicats, leur pratique était opportuniste et faite de compromis avec des
partis et des dirigeants corrompus. C’était également ce que pratiquait le
vieux Parti communiste cubain prosoviétique dans la lutte contre la dictature
de Batista (Peredo, 2005 : 142).
Il y a cependant une autre voie possible entre
le volontarisme de Che Guevara et l’électoralisme et l’opportunisme des partis
communistes latino-américains. C’est une perspective qui postule que la
politique révolutionnaire nécessite une pensée stratégique et tactique et des
activités qui font avancer le processus révolutionnaire. En ce sens, la
politique qui s’impose aux révolutionnaires est faite de rudes réalités dont
celle qui veut que la classe dominante et ses alliés feront tout ce qui est en
leur pouvoir pour défendre leurs intérêts.
La réalité politique qui s’offre à
eux est faite d’énormes difficultés et d’un grand nombre de possibilités qui
posent toujours la même question, « Que faire ? », ainsi que
celles des objectifs et des stratégies et tactiques à mettre en œuvre. Au fur
et à mesure du développement des mouvements, les révolutionnaires sont
confrontés à la surveillance de l’État, à la répression et aux provocations, et
doivent également faire face aux mensonges et à la propagande des dominants
pour les affaiblir, les diviser et les désorienter. Les meilleures réponses à
apporter à ces défis, souvent peu évidentes, exigent une stratégie et des
tactiques qui contribuent à la mobilisation populaire et qui donnent une pleine
conscience de la nature de l’ennemi et de ses tactiques.
Contrairement à la maxime du gouvernement
révolutionnaire cubain qui affirme que le devoir d’un révolutionnaire est de
faire la révolution, l’essentiel de la vie des révolutionnaires est en réalité
consacré à la lutte politique, souvent dangereuse, pour faire progresser les
buts et les intérêts de la classe travailleuse et des secteurs populaires, et
dans le cours de ce processus de préparer la révolution et les situations
révolutionnaires qui la rendent possible.
Comme le soulignait Lénine :
Pour un marxiste, il est hors de doute que la
révolution est impossible sans une situation révolutionnaire, mais toute
situation révolutionnaire n’aboutit pas à la révolution.
Quels sont, d’une
façon générale, les indices d’une situation révolutionnaire ? Nous sommes
certains de ne pas nous tromper en indiquant les trois principaux indices que
voici :
1) Impossibilité pour les classes dominantes de maintenir
leur domination sous une forme inchangée ; crise du « sommet », crise
de la politique de la classe dominante, et qui crée une fissure par laquelle le
mécontentement et l’indignation des classes opprimées se fraient un chemin.
Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas, habituellement, que « la
base ne veuille plus » vivre comme auparavant, mais il importe encore que
« le sommet ne le puisse plus ».
2) Aggravation, plus qu’à
l’ordinaire, de la misère et de la détresse des classes opprimées.
3) Accentuation marquée, pour les raisons indiquées plus haut, de
l’activité des masses, qui se laissent tranquillement piller dans les périodes
« pacifiques », mais qui, en période orageuse, sont poussées, tant
par la crise dans son ensemble que par le « sommet » lui-même, vers
une action historique indépendante (Lénine, 1953).
S’opposant aux conceptions passives et
mécanistes du dirigeant social-démocrate allemand Karl Kautsky qui pensait que
les partis socialistes ne préparaient pas la révolution puisque les révolutions
se produisent d’elles-mêmes quand les conditions objectives le permettent,
Lénine était un ardent partisan de l’idée qu’un parti révolutionnaire qui
voulait sérieusement se confronter à la question du pouvoir devait se préparer,
politiquement et militairement, pour conduire les mouvements révolutionnaires à
la prise du pouvoir, ce qui demande une attention particulière à la situation
politique spécifique afin de déterminer le moment approprié. Faute de quoi,
note Lénine, les choses ne changeront pas et la réaction aurait les plus
grandes chances de prendre le dessus. C’est précisément ce qui s’est produit à
de nombreuses occasions, par exemple au Chili où le coup d’État du
11 septembre 1973 du général Pinochet contre le gouvernement
constitutionnel de Salvador Allende fut facilité par le parti-pris
parlementaire du président.
De son côté, Guevara négligeait l’ensemble de
la problématique de la « situation révolutionnaire ». C’est ainsi,
que de manière significative, il défendait, y compris dans son traité de 1960
sur la guerre révolutionnaire, où il se montrait pourtant relativement prudent,
qu’« on ne doit pas toujours attendre que soient réunies toutes les
conditions pour faire la révolution » (Guevara, 1971 : 27). Sept
années plus tard, il était si isolé qu’il fut possible à l’armée bolivienne,
avec l’aide de la CIA, de l’assassiner de sang froid dans la jungle. L’échec
complet de cette hasardeuse guérilla n’est guère surprenant étant donné
l’absence de situation révolutionnaire, une stratégie erronée basée sur la
paysannerie dans une région isolée et faiblement peuplée et n’ayant pas su
s’assurer du soutien de la paysannerie ou de la classe ouvrière boliviennes.
L’objet de cette étude
J’ai voulu ici dresser un portrait politique
de Che Guevara qui prenne en considération sa pensée et sa pratique afin de
comprendre son action dans les diverses situations dans lesquelles il s’est
trouvé et ainsi de dissiper les nombreux mythes qui entourent le Che.
J’ai puisé dans de nombreuses sources, et
particulièrement dans mon précédent travail sur Cuba et la Révolution cubaine.
Cependant, deux des sources les plus riches que j’ai utilisées sont des écrits
du Che qui n’étaient pas destinés à être publiés mais qui l’ont été trente ou
quarante années plus tard, alors que les nouvelles conditions politiques,
notamment la disparition de l’Union soviétique, ont convaincu le gouvernement
cubain qu’il n’était désormais plus nécessaire de les garder secrètes.
C’est
ainsi que Pasajes de la
guerra revolucionaria : Congo est paru en espagnol en
1999 et en anglais en 2001 sous le titre The African Dream : The Diaries of the Revolutionary
War in the Congo7sous le titre – soit quarante ans
après leur rédaction – . Quant aux carnets du Che, rédigés en 1965 et 1966, il
ont été publiés par les éditions australiennes Ocean Press et le Centro de
Estudios Che Guevara en 2006Apuntes
críticos a la economía política8.
Ce livre est divisé en quatre chapitres.
Le chapitre 1 traite de l’éducation politique
de Che Guevara en Argentine et de la façon dont certaines valeurs et
convictions de sa jeunesse ont influencé ses conceptions après qu’il soit
devenu un communiste indépendant au Guatemala en 1954.
Le chapitre 2 est essentiellement centré sur
les perspectives révolutionnaires de Che Guevara telles qu’il les a exprimées
et mises en pratique dans la guerre de guérilla à Cuba, au Congo et en Bolivie.
Le chapitre 3 étudie l’action de Che Guevara
comme dirigeant politique et comme homme d’État après la victoire de la
révolution à Cuba, en accordant une attention particulière à la question de la
démocratie dans une société socialiste ; ce chapitre comporte une critique
détaillée de son œuvre théorique principale, Le Socialisme et l’homme à Cuba 9.
Le chapitre 4 discute en détail des idées
de Che Guevara sur l’économie politique et sur le débat qui a traversé les
différents groupes du gouvernement cubain (ainsi qu’au sein de nombreux groupes
à l’étranger) à propos des méthodes de planification économique, des stimulants
matériels et de la pertinence de la loi de la valeur dans une société
socialiste.
Enfin, dans la conclusion, je rassemblerai
quelques-uns des thèmes majeurs de mon analyse de la politique d’Ernesto Che
Guevara pour réaffirmer la nécessité d’un processus politique qui rassemble et
articule les questions de la révolution, du socialisme et de la démocratie.
Samuel Farber : Che
Guevara. Ombres et lumières d’un révolutionnaire
Editions Syllepse et M éditeur
Paris et Montréal 2017, 180 pages, 18 euros
1. Jusqu’à récemment, cette idée
a été exprimé le plus clairement par Espacio Laical, la
publication du Centre culturel Félix Varela, financée par l’Église catholique.
En juin 2014, la hiérarchie catholique a engagé de nouveaux rédacteurs en chef
qui ont substantiellement réduit la fréquence de parution de la revue et ses
prises de position politiques. Au même moment, les deux anciens rédacteurs en
chef, Roberto Veiga et Leinier González Mederos ont créé un nouveau forum de
discussion, « Cuba Posible », qui a poursuivi la ligne éditoriale et
l’orientation politique qui était la leur dans l’ancienne formule d’Espacio
Laical.
2. Pour un panorama des différentes tendances existantes à Cuba
aujourd’hui, voir Farber (2014).
3. Pour plus de clarté et de simplicité, j’utilise ici les termes
de communisme et de communiste. Cependant, comme il apparaîtra à la lecture de
ce livre, je ne confond pas le « communisme » réellement existant
avec le communisme « classique » de Marx, Engels et de nombreux
autres révolutionnaires qui ont précédé l’émergence du stalinisme. En outre,
j’utilise également le terme communisme de manière générique pour décrire un
système socio-économique, même si chaque État communiste a ses particularités
propres et son histoire spécifique. De la même façon que les marxistes
utilisent indifféremment le terme capitalisme pour évoquer des États
capitalistes aussi différents que les États-Unis, la Suède ou le Japon.
4. Pour un récit analytique complet du rôle joué par les
révolutionnaires urbains dans la lutte contre la dictature de Batista, voir
Sweig (2002).
5. Pour une discussion fructueuse sur ces questions, voir Machover
(2013).
6. « En tu cabeza hay una ametralladora, en mi cabeza hay
política », entretien avec Mario Monje, www.taringa.net/posts/noticias/15509402/En-tu-Cabeza-hay-una-Ametralladora.html.
7. NdT : Paru en français pour
la première fois en 2009 aux éditions Mille et une nuits sous le titre Journal
du Congo : Souvenirs de la guerre révolutionnaire.
8. NdT : Paru en français en 2012
aux éditions Mille et une nuits sous le titre Notes critiques
d’économie politique.
9. NdT : Paru en français aux éditions François Maspero en 1967 et
réédité en 2006 à Bruxelles par les éditions Aden.
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