Il y a urgence à ne pas bâcler les
conclusions à tirer de la séquence 2015-2017. Le fait est massif : 37 % des
voix toutes candidatures à gauche additionnées le 6 décembre 2015 ; 27 %
le 23 avril ; 20 % le 11 juin. Reste à mesurer la portée du recul (point 1)
et surtout à engager les dialogues pour sortir par le haut et sur la gauche de
la défiance massive envers le politique(point 2). L’échec de JLM2017 vient après
l’échec du NPA et l’évanouissement du Front de Gauche au lendemain de
2012 : il n’est donc pas concevable de ne pas remettre sur le métier la
stratégie et la question du cadre d’action (point 3).
Point 1 : vivons-nous une
défaite majeure à gauche ?
L’étiage des gauches européennes
est en dessous de 30% en Grande Bretagne, en Italie, en France mais pas en
Grèce ni au Portugal ;la situation est incertaine en Espagne comme en
Allemagne, où le total die Linke, Grünen et SPD dame le pion à l’alliance
CSU-CDU.Le cas des deux plus vieux Etats nation,le britannique et le français,devient
très préoccupant :l’identité nationale y est redevenue un prurit majeur, le
raidissement dans l’entreprise et dans la cité s’avance sans complexe, les
institutions étatiques et les bourgeoisies financières systématisent des
répliques locales au néo-conservatisme nord-américain.
Replacer dans ce contexte les
derniers jugements électoraux français fait toucher du doigt « le
basculement démocratique », cette caractérisation par Rosanvallon de la
montée en première ligne du FN et des deux sans-parti, Macron et JLM2017, à la
faveur du retrait des deux partis de gouvernement de la 5ème
république.Schématiquement, 1958 a
parachevé une logique ordo-étatiste où les assemblées élues, du conseil
municipal à l’assemblée nationale, sont à la main d’une pyramide de titulaires
des fonctions exécutives - maires, présidents des conseils départementaux et
régionaux, avec au sommet l’occupant de l’Élysée et son premier ministre. Pompidou
puisMitterrandont successivement structuré deux partis gouvernementaux aptes à accoler
à cette pyramide d’exécutifs une clientèle cooptée dans les grands corps
d’État. Ce mode d’existence politiquesait intégrer des Nicole Notat à tous les
étages mais sa vocation première est d’être réceptif aux « conseils »
des grandes entreprises privées et publiques, à capitaux strictement nationaux
ou non.
L’usure du bipartisme à la
française est ancienne mais l’effondrement quasi-intégral du parti
gouvernemental de gauche et la fracturation irrémédiable du parti gouvernemental
de droiten’en ouvrent pas moins aujourd’hui sur de véritables inconnues.Le
tête-à-queue électoral du 23 avril emporte autant de conséquences désastreuses
pour la gauche sociale et féministe en France que le tête-à-queue électoral du
23 juin 2016 en Grande Bretagne.
Pour autant, l’heure est aux
prolégomènes. Le ticket gagnant du 23 avril n’est encore que le haut
fonctionnaire Macron propulsé à la place du politique :c’est un peu comme
si Michel Debré et non de Gaulle avait supplanté le havrais René Coty le 21
décembre 1958.Nous vivons une entrée dans un nouveau moment politique du
continent, pas la victoire du néo-libéralisme autoritaire à laquelle
travaillent de larges secteurs dirigeants. Le recul est certain, le danger
croissant, l’impératif est d’affronter le problème central des gauches.
Point 2 : la défiance à
l’égard du politique
Le quinquennat de Hollande vient de
porter à son apogée l’intégration de la gauche dans l’Etat. Ces cinq dernières
années, les matrices du néo-conservatisme à la française que sont le corps
préfectoral, la hiérarchie des armées, le corps diplomatique, l’inspection des
finances… ont continué à exercer leurs prérogatives comme si Sarkozy n’avait pas
été battu en 2012 :
- -
militarisation des frontières aériennes,
maritimes, ferroviaires et, partiellement, routières ;
- -
humiliations et harcèlements récurrents des
citoyen.ne.s des grands ensembles ;
- -
pouvoirs préfectoraux sans contrôle des
procureurs depuis la proclamation de l’état d’urgence ;
- -
nouvelle vague de lois liberticides ;
- -
mise en place des bases de l’anéantissement d’un
droit du travail péniblement bâti par des décennies de syndicalisme et de
recours en justice ;
- -
mise en surveillance informatique des
allocataires des minimas sociaux et des Assedic ;
- -
fusion autoritaire des assemblées régionales en
couronnement de la subordination budgétaire de toutes les assemblées élues ;
- -
continuité polymorphe entre opérations
militaires extérieures et mise sous contrôle d’espaces intérieurs « sensibles »
;
- -
affichage d’une politique de déchéance de
nationalité en couronnement d’une politique massive d’interdiction de séjour ;
- -
refoulement actif des réfugié.e.s…
Il n’y a pas un domaine où depuis
le 22 avril 2002 aient été freinées les mises en ordre conçues dans les profondeurs
de l’appareil d’État, il n’y a pas une question où Hollande-Valls ne leur ont
pas permisde tester jusqu’où repousserles limites.Et il n’y a pas un enjeu sur
lequel Valls-Hollande n’aient pas eu à contourner voire à criminaliser des
oppositions très significatives : PSAAulnay, quartier nord d’Amiens,
salarié.e.s de Gad, soutiens aux Rroms, bonnets rouges de Carhaix, Notre Dame
des Landes, Sievens, Ferme des mille vaches, Air France, Goodyear, chauffeurs
uber, soutiens à Calais et à Vintimille aux réfugié.e.s, LDH vent debout contre
l’état d’urgence, intermittents et précaires, organisations de jeunesse et
intersyndicale massivement suivies dans le rejet de la loi Valls-Macron-El
Khomri.
Martine Aubry le 6 décembre 2015 eut
un diagnostic essentiel : « ils ont tué la politique ». Toutes
gauches confondues, nous sommes perçus – et nous nous percevons – en déficit de
capacité collective à porter des choix de société. Nos incapacités renforcent
la défiance à l’égard du politique qu’ont fait grossir deux décennies de refus
du parti gouvernemental de gauche de mener des réformes tangibles dans la
quotidienneté et le travail. Le scepticisme est au moins aussi grand dans les
couches moyennes que dans les classes populaires : le sentiment qu’il n’y a de
solution que dans des démarches à petits pas, qu’il faut se limiter au
semi-collectif et de l’individuel a encore progressé depuis la confrontation de
2002. Ce sentiment est fortement encouragé par la droite et par l’extrême
droite ainsi que par tous les acteurs qui partent de la gauche pour rallier
plus ou moins ouvertement les solutions autoritaires et pour prôner la
reconnaissance « réaliste » du primat de l’économique sur la société.
Il n’y a là aucune tendance
irrépressible : ce sentiment reflue périodiquement et de façon très
explicite comme dans les moments de contestation globale de 2005-2006,de 2010 et
2016. A l’encontre des lassé.e.s du clivage droite-gauche, on est en droit
d’affirmer que le renoncement du PS comme ligne de conduite a été le fait majeur
depuis le référendum de septembre 2000. Il n’y a pas une droitisation de
couches de la société qui aurait contraint ce parti à se modérer : c’est
au contraire la droitisation des esprits et des pratiques des femmes et hommes du
PS et au-delà qui tire différentes sphères sociales vers le bas et dans le
conservatisme.Les macronades sont le point d’aboutissement provisoire de
cette régression du politico-étatique et elles n’ont rien d’irrésistibles.
L’important est de clarifier
pourquoi dans les gauches sociales, féministes et politiques, modérées comme
radicales, les réponses concertées restent aussi fragiles – appel à la primaire
pour un bilan et un repositionnement en contre-point de la déchéance de
nationalité ; pétition « on vaut mieux que ça » ; réunion de Solidaires et de
la CGT dans un front syndical ; Nuits debout !Crise de l’agroalimentaire
breton et veto sur l’écotaxe, Grèce, accueil des réfugié.e.s, fusion
autoritaire des assemblées régionales… : les prises de position des partis
ayant pignon sur medias se sont bornées à des généralités confuses et n’ont
jamais passé le cap des prises d’initiatives. La rupture dans cette impuissance
auto-entretenue aura attendu la riposte cégétiste aux provocationsde Valls et
la défense interprofessionnelle des poursuivi.e.s d’Air France et de Goodyear.
On peut soutenir qu’il s’en est
fallu de peu que le régime ne soit mis en crise en mai et juin 2016, leconflit entre
l’Élysée et Matignon alors aiguisé par les mouvements politiques de plusieurs
grands secteurs d’activité. L’atonie du Front de gauche a alors été un facteur
d’encouragement à aller jusqu’au bout à Matignon et à l’Elysée. L’enfermement
du PG et du PC dans leur conflit nous coûte cher : il était en fait contenu
dans leur refus commun de 2012 que les assemblées citoyennes du FdG prennent
essor et perpectives communes. Se repose aujourd’hui plus que jamais cette
question du renouvellement des formes politiques et de leur ouverture
large.
Point 3 la stratégie, les pratiques
La question du cadre de travail va
de pair avec une préoccupation centrale à Ensemble ! et dans l’appel des
cent, la question de la stratégie. Il est en effet essentiel de ne pas se
satisfaire de quelques considérations sur l’oligarchie mais d’analyser très
précisément les fractures dans le camp des tenants de la reproduction du
système. Le conflit est chez eux déclaré voire avancé. Il y a les repus, celles
et ceux que le passé et le présent ont doté de patrimoine, de sur-revenus et de
rentes et que « l’uberisation » guette. Ce sont les acteurs du
Brexit, de la victoire du America first, de l’ancrage du berlusconisme, du
sarko-lepénisme… Commerçants, professions libérales, gros artisans, élite
enseignante ou culturelle, ils sont au contact des déclassé.e.s du tissu économique
et industriel et se sentent aptes à capter les reclassements politiques sur
l’axe de la France puissance, maîtresse de la mer et de l’espace comme de ses
frontières.Ces repus sont d’autant plus dangereux que le réel les déborde :
ce ne sont pas seulement les nouvelles générations qui n’adhèrent pas
spontanément aux passions franco-françaises, c’est tout le tissu économique qui
est intégré à l’échelle du continent, dans ses approvisionnements, ses modes de
transformation et de commercialisation, et dont la trame est orchestréepar un
petit nombred’états-majors aptes à calculer l’optimisation des compétences et
des capacités de coopération.
Le Brexit et America first sont de
véritables tentatives de prélever une partie de surplus du réel économique pour
contenter l’avidité des repus et leur donner un destin politique à défaut
d’assurance vie. Bien malin qui peut dire pour la France, où le volet policier
et liberticide est en pointe, quels femmeset hommes politiques porterontle
« France d’abord » : à peu d’exceptions près, les candidat.e.s
au 23 avril ont rempli des salles et fait les plateaux médiatiques sur cet
horizon-là, y compris le candidat élu.
Dit encore autrement, la
préoccupation est de rester attentif à Habermas et la défense de l’Etat de
droit contre Mouffe qui renoue avec le politique comme absolu sous couvert
d’éloge du dissensus. Sa référence explicite au juriste Carl Schmitt réhabilite
l’anti-libéralisme des années 20 et la détestation de la République de Weimar.
Chez Carl Schmitt, c’est la négation des distinctions société civile, société
politique, Etat lentement nées de la Renaissance qui est le prolégomène, c’est
la raison et le dialogue qui sont condamnés. L’Etat a été la condition du
marché ; c’est aujourd’hui le système d’Etat qui est la condition des
marchés, ce qui n’exclut pas de brutales fracturations comme les préparent le
Brexit et l’America First. Les questions européennes et les questions des
droits démocratiques ne souffrent pas d’approximations à l’étape actuelle.
Elles doivent occuper avec la question
du travail et des coopérations au travail le premier plan dans la construction
du cadre de travail car c’est des contenus et des préoccupations qu’il s’agit
de partir.Le schéma a souvent été avancé, il s’agit d’impulser des forums sur
les questions majeures, et notamment ces trois questions déterminantes que sont
le travail, la démocratie, l’Europe.
Les cheminements du type mouvements
d’opinions dans lesquels le PS et les Verts d’avant-hier ont excellé sont
maîtrisés par les institutions vient de l’illustrer le pilotage par sondages de
la séquence 2015-2017. Dans cet univers communicant, un score retentissant ne
fait pas une existence politique, encore moins un mouvement de société.
En revanche, le volontarisme dans
le renouvellement des formes politiques peut permettre de croiser des
expériences – professionnelles, sociétales – et de développer un pluralisme
d’orientations et d’idées desquels faire surgir des initiatives citoyennes en
prise sur les besoins sociaux que marginalisent l’Etat et le marché. Ce n’est
pas ex nihilo que les formations politiques qui sauront ne pas laisser liquider
patrimoine d’expériences et d’idées peuvent aller se présenter à nouveau sur le
terrain du suffrage universel. Il faut donner vie à un espace public à distance
du formatage étatique, un espace de rencontres des classes populaires et des
couches moyennes. Pour faire en même temps que projeter. Développer une
nouvelle aptitude à poser la question des pouvoirs dans la ville, l’école,
l’entreprise, la justice…Et assumer la confrontation en marche.
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