Tous les observateurs ont souligné le caractère socialement composite du mouvement des gilets
jaunes. Pour le dire en termes plus simples, il s’agit d’un mouvement populaire, ce qui signifie qu’il est
produit par la coalition de plusieurs classes.
Quelles sont ces classes ? On trouve parmi les gilets jaunes des ouvriers, actifs ou retraités ; des
membres de la petite bourgeoisie salariée, employés du secteur public ou du secteur privé, actifs ou
retraités ; et enfin des membres de la petite bourgeoisie indépendante, artisans, commerçants, petits
patrons.
Dans tout ensemble de ce genre, un élément est dominant et les autres sont dominés. En d’autres
termes, un élément exerce l’hégémonie, intellectuelle et politique ; il impose aux autres sa vision du
monde, ses objectifs, ses moyens d’action et ses conceptions en matière d’organisation.
En l’occurrence, au sein du mouvement des gilets jaunes, c’est manifestement la petite bourgeoisie
indépendante qui joue ce rôle dominant, et qui donne son caractère à l’ensemble de la mobilisation.
Comme son nom l’indique, la petite bourgeoisie indépendante n’a pas d’employeurs ; elle est formée
de gens qui travaillent « à leur compte ». En conséquence, en cas de crise, les petits bourgeois
indépendants se tournent tout naturellement vers l’Etat, unique supérieur donc unique interlocuteur
disponible.
C’est bien ce qui s’est produit lors du mouvement des gilets jaunes. L’entreprise est dans la société
capitaliste le lieu par excellence de l’exploitation, puisque c’est dans le procès de travail que
s’accomplit l’extorsion de la plus-value. Or l’entreprise n’a jamais été mis en cause au cours du
mouvement ; tout s’est passé comme si elle constituait un domaine sanctuarisé que chacun
s’interdisait d’évoquer.
De même, dans une société capitaliste, ce sont en dernier ressort les
employeurs qui fixent et reversent les salaires. Lorsque ces salaires sont jugés insuffisants, c’est donc
aux employeurs que devraient être présentées les revendications.
Or rien de tel ici : que l’amélioration
de la rémunération passe par la baisse de telle ou telle taxe ou par l’attribution d’une prime, c’est
toujours l’Etat qui est sollicité, jamais l’employeur.
Sur cette « mise à l’abri » des employeurs, il y a une
sorte d’accord tacite entre les gilets jaunes et le Président de la République : accordant aux smicards
une augmentation de leur rémunération de cent euros par mois, M. Macron a bien précisé que cette
augmentation ne coûterait rien aux employeurs.
De la même manière, il est clair que la détérioration du pouvoir d’achat tient largement au fait que les
dépenses dites contraintes, et en particulier celles qui sont consacrées au logement, croissent plus vite
que les rémunérations, en sorte que les sommes vraiment disponibles diminuent d’autant. Or les
bailleurs – qui bénéficient d’une augmentation constante et substantielle des loyers – n’ont eux non
plus jamais été mis en cause, et personne à ma connaissance n’a évoqué la possibilité d’un
encadrement des loyers.
Ainsi pour les gilets jaunes, la seule cible, le seul interlocuteur, c’est l’Etat, ou plutôt c’est son chef, le
Président de la République : il est rendu comptable de tout et responsable de tout.
Ici encore, on
observe un curieux accord de fait entre les gilets jaunes et M. Maron ; dédaignant les corps
intermédiaires, celui-ci a plusieurs fois défendu une conception monarchique du pouvoir ; en ne
s’adressant qu’à lui, en faisant mine de croire que tout dépend de lui, les gilets jaunes lui donnent
d’une certaine façon raison, et le confirment dans son statut de roi.
L’hégémonie de la petite bourgeoisie indépendante se manifeste également dans les formes d’action
privilégiées par le mouvement. Barrages filtrants, blocage des entrepôts, péages gratuits : on reconnaît
là les méthodes utilisées depuis bien longtemps par les syndicats agricoles, eux aussi recrutés parmi
les petits producteurs indépendants.
A la différence de la grève, ces méthodes n’impliquent aucun
sacrifice de la part de ceux qui les utilisent, réserve faite du temps passé et du risque d’un affrontement
avec les forces de l’ordre.
Enfin, la petite bourgeoisie indépendante a imposé ses vues en matière d’organisation. Deux aspects
peuvent être ici relevés.
(1) Le refus de toute représentation, de toute délégation de pouvoir. Tous les
gilets jaunes se considèrent comme égaux ; en conséquence, chacun ne peut parler que pour soi ; aux
médias de désigner des porte-parole qui suscitent aussitôt la méfiance et le désaveu. L’individualisme
égalitaire qui forme le fond de l’idéologie petite-bourgeoise aboutit ici à un refus de s’organiser qui
limite grandement l’efficacité du mouvement et constitue en fait sa contradiction majeure.
(2) La
défiance vis-à-vis de tous les corps constitués, confondus dans la même réprobation. La suspicion vise
non seulement les partis politiques, mais aussi les associations, et surtout les syndicats, dont le rôle
social est pourtant tout différent.
Apparaît ici un troisième accord tacite entre les gilets jaunes et M.
Macron : leur commune allergie au mouvement ouvrier organisé.
Que le mouvement des gilets jaunes soit dominé par la petite bourgeoisie indépendante, c’est une
constatation de fait, non un jugement de valeur. Celui-ci ne peut être que balancé. D’un côté, les plus
nombreux au sein du mouvement sont les abstentionnistes et les électeurs du Rassemblement
National.
Du point de vue de l’histoire, les gilets jaunes s’inscrivent incontestablement dans la postérité
du mouvement Poujade et du Cid-Unati de Gérard Nicoud, même s’ils ne s’y réduisent pas. Enfin, un
certain nombre de propos xénophobes et racistes ont été entendus sur divers ronds-points, en même
temps qu’on proliféré les élucubrations complotistes.
Tout cela nous interdit de partager
l’enthousiasme béat qui semble s’être emparé d’Olivier Besancenot ou de François Rufin : le
mouvement des gilets jaunes tel qu’il est ne sera pas l’aube d’un nouvel âge révolutionnaire.
D’un autre côté, on ne peut qu’être ému par le récit de certains gilets jaunes : n’ayant jamais manifesté,
habitués à vivre dans la solitude, ils ont fait sur les ronds-points la découverte de la fraternité.
Mais
surtout la petite bourgeoisie indépendante est porteuse d’un potentiel de révolte dont il faut savoir
tirer parti. Pour décrire son idéologie j’ai parlé d’individualisme égalitaire ; de fait, elle est
particulièrement réfractaire aux inégalités, particulièrement hostile à l’injustice fiscale,
particulièrement exaspérée par les privilèges. C’est cette sensibilité égalitaire qui l’a conduite dans le
passé à prendre part à de nombreux soulèvements démocratiques ; dans le mouvement actuel, elle se
traduit notamment par l’exigence d’un rétablissement de l’ISF. Sur tout cela, les points de convergence
sont évidents.
Du point de vue du mouvement ouvrier organisé, il serait donc aussi erroné de courir derrière le
mouvement que de le rejeter sans autre forme de procès. Ce qui importe, c’est de travailler à sa
décantation, c’est d’entrer en contact avec ceux des gilets jaunes qui se montrent les plus résolus à
combattre les inégalités, qui comprennent qu’une révolte qui refuse de s’organiser et de se trouver
des alliés se condamne inéluctablement à l’impuissance et à l’échec.
Emmanuel Terray, 21 décembre 2018
"Quelles sont ces classes ? On trouve parmi les gilets jaunes des ouvriers, actifs ou retraités ; des membres de la petite bourgeoisie salariée, employés du secteur public ou du secteur privé, actifs ou retraités ; et enfin des membres de la petite bourgeoisie indépendante, artisans, commerçants, petits patrons."
RépondreSupprimerMais où sont les SDF, les chômeurs, et autres qui triment pour s'en sortir n'ont apparemment pas le droit de manifester car ils manquent d'argent ou n'ont rien du tout, c'est bien de penser aux emplois, aux retraites, à gagner plus d'argent mais n'oubliez pas les laisser pour compte car eux ils ont besoin de s'exprimer aussi ...